Ces jours-ci, il paraît chez Gallimard un des derniers livres du grand écrivain turc Orhan Pamuk, un livre déjà traduit en d´autres langues et que j´ai eu le plaisir de lire l´année dernière après en avoir acheté l´édition italienne lors de mon voyage à Rome en avril. Ce livre s´intitule Istanbul. Ce n´est pas un roman, mais c´est assurément un des meilleurs ouvrages du prix Nobel de Littérature 2006.
De Istanbul, on pourrait dire qu´il s´agit d´un livre de mémoires, mais cette épithète ne donnerait pas la juste mesure de toute la richesse que l´on peut humer à chaque page. Je n´ai pas employé le verbe«humer»- que certains trouveront bizarre- par hasard ou par quelque artifice métaphorique. C´est que, effectivement, ce livre ne peut pas être lu à vol d´oiseau, sans que l´on absorbe dans ses moindres recoins tous les trésors qu´il recèle. Car ce livre tient de l´évocation poétique, mais il est aussi un livre de souvenirs, une autobiographie, la biographie sentimentale d´une ville et de ses écrivains, le regard que les étrangers y portent, le tout servi par une langue superbe et la passion encyclopédique d´un collectionneur.
Orhan Pamuk raconte dans les toutes premières lignes que, enfant, il croyait que dans un autre endroit de la ville vivait un autre enfant qui lui serait en tout point identique, une espèce de jumeau. Cette pensée de l´auteur nous renvoie à un jeu de miroirs dans lequel se reflète Istanbul, tiraillée entre un passé glorieux, un présent indéfini et un avenir incertain, mais aussi entre l´Orient et l´Occident, entre le mythe nourri par les voyageurs étrangers et les coups de boutoir de la réalité, enfin entre l´érotisme de la légende et le train-train quotidien. Le bulletin Gallimard numéro 467(mars –avril 2007) reproduit des extraits de l´ouvrage que les lecteurs français pourront bientôt lire et dans lesquels Pamuk évoque la ville de son cœur, celle où il est né :« J´ai vécu l´Istanbul de mon enfance comme un lieu en deux teintes, à moitié obscur, couleur de plomb, dans le style des photographies en noir et blanc(…)Bien que j´aie grandi dans la semi –obscurité d´une maison musée à l´ambiance pesante, je lui dois sans doute une part de mes passions pour les espaces intérieurs.» Et plus loin :« J´aime(…)les ténèbres des froides soirées d´hiver qui descendent à la façon d´un poème, malgré les lampadaires falots, sur les faubourgs déserts, parce que nous sommes loin des regards étrangers, occidentaux et parce qu´elles recouvrent le dénuement de la ville dont nous avons honte et que nous voulons cacher». Cette dualité que l´auteur mentionne entre l´Istanbul vue par les yeux des touristes et celle plus cachée, loin des regards «indiscrets», se trouve d´ailleurs au cœur de l´ouvrage. Avec, puisqu´il s´agit aussi d´un livre- partiellement du moins- autobiographique, les splendeurs et misères de sa propre famille (le livre est, d´ailleurs, dédié à son père Gündüz Pamuk, mort en 2002) dont la plupart des membres ont vécu dans le même immeuble et dont la désagrégation avec, entre autres faits, la séparation de ses parents est assez évoquée dans l´ouvrage. Cependant, le véritable leitmotiv du livre, surtout lors des méditations historiques ou poétiques de la ville et de ses grandes figures politiques, littéraires et artistiques, est la mélancolie. Une mélancolie tantôt douce, tantôt atrabilaire qui teint de couleurs sombres la ville d´Istanbul, ce qui ne la rend pas pour autant moins belle puisque comme l´affirme Ahmet Rasim, en épigraphe de l´ouvrage,« La beauté du panorama se trouve dans sa tristesse».
La mélancolie particulière de Istanbul porte un nom :hüzün. Les racines du mot remontent au Coran : le prophète écrit que l´année où il a perdu son épouse Latice et son oncle Ebu Talip fut pour lui l´année de la mélancolie. Cette mélancolie d´Istanbul, teintée de nostalgie, on pourrait peut-être la rapprocher de l´añoranza espagnole, de l´enyor des Catalans (on se rappelle la chanson«cant de l´enyor», une des plus belles du chanteur Lluis Llach) ou, bien sûr, de la saudade portugaise. Tout ceci malgré, évidemment, les spécificités inhérentes à chacun des termes. En effet, on peut dire par exemple que l´on a de la «saudade» d´un «bacalhau com batatas»(1) alors que, il me semble (du moins ne l´ai –je jamais entendu), un Espagnol ne dirait jamais qu´il éprouve de l´«añoranza» pour une «paella», qu´il n´aurait pas mangée depuis longtemps. Tout au plus pourrait-il employer l´expression «echar de menos» ou le verbe «extrañar». Dans le site de littérature latino-américaine«el boomeran(g)»(2), l´écrivain nicaraguayen Sergio Ramirez, à propos justement de sa lecture du livre de Pamuk(disponible en espagnol depuis novembre 2006 ), a rapproché le mot turc«hüzün» d´un terme que l´on emploie au Nicaragua :«cabonga». Les origines de ce mot ne sont pas bien établies. Pour certains, il tire sa source du mot «kaobanga» de l´idiome africain Shanga. Pour d´autres, de «cauwanka», mot d´une des langues perdues des indigènes du Costa Rica. Quoiqu´il en soit, le terme a un usage assez courant et l´on peut même dire« estar acabangado» donc, mourir de cabanga. On peut éprouver de la «cabanga» pour l´être aimé qui ne revient plus. C´est en quelque sorte aussi la matière dont sont faits les tangos. La «cabanga», donc, comme une manière douloureuse de bonheur. Enfin, dans ce registre, on pourrait évoquer également la liaison entre la «saudade» et le genre musical qui exprime le mieux ce sentiment: le fado.
Dans les descriptions des labyrinthes, à travers les évocations familiales et littéraires ou au détour d´un minaret, perdez-vous, bercés par le «hüzün», dans l´Istanbul…de Orhan Pamuk.
De Istanbul, on pourrait dire qu´il s´agit d´un livre de mémoires, mais cette épithète ne donnerait pas la juste mesure de toute la richesse que l´on peut humer à chaque page. Je n´ai pas employé le verbe«humer»- que certains trouveront bizarre- par hasard ou par quelque artifice métaphorique. C´est que, effectivement, ce livre ne peut pas être lu à vol d´oiseau, sans que l´on absorbe dans ses moindres recoins tous les trésors qu´il recèle. Car ce livre tient de l´évocation poétique, mais il est aussi un livre de souvenirs, une autobiographie, la biographie sentimentale d´une ville et de ses écrivains, le regard que les étrangers y portent, le tout servi par une langue superbe et la passion encyclopédique d´un collectionneur.
Orhan Pamuk raconte dans les toutes premières lignes que, enfant, il croyait que dans un autre endroit de la ville vivait un autre enfant qui lui serait en tout point identique, une espèce de jumeau. Cette pensée de l´auteur nous renvoie à un jeu de miroirs dans lequel se reflète Istanbul, tiraillée entre un passé glorieux, un présent indéfini et un avenir incertain, mais aussi entre l´Orient et l´Occident, entre le mythe nourri par les voyageurs étrangers et les coups de boutoir de la réalité, enfin entre l´érotisme de la légende et le train-train quotidien. Le bulletin Gallimard numéro 467(mars –avril 2007) reproduit des extraits de l´ouvrage que les lecteurs français pourront bientôt lire et dans lesquels Pamuk évoque la ville de son cœur, celle où il est né :« J´ai vécu l´Istanbul de mon enfance comme un lieu en deux teintes, à moitié obscur, couleur de plomb, dans le style des photographies en noir et blanc(…)Bien que j´aie grandi dans la semi –obscurité d´une maison musée à l´ambiance pesante, je lui dois sans doute une part de mes passions pour les espaces intérieurs.» Et plus loin :« J´aime(…)les ténèbres des froides soirées d´hiver qui descendent à la façon d´un poème, malgré les lampadaires falots, sur les faubourgs déserts, parce que nous sommes loin des regards étrangers, occidentaux et parce qu´elles recouvrent le dénuement de la ville dont nous avons honte et que nous voulons cacher». Cette dualité que l´auteur mentionne entre l´Istanbul vue par les yeux des touristes et celle plus cachée, loin des regards «indiscrets», se trouve d´ailleurs au cœur de l´ouvrage. Avec, puisqu´il s´agit aussi d´un livre- partiellement du moins- autobiographique, les splendeurs et misères de sa propre famille (le livre est, d´ailleurs, dédié à son père Gündüz Pamuk, mort en 2002) dont la plupart des membres ont vécu dans le même immeuble et dont la désagrégation avec, entre autres faits, la séparation de ses parents est assez évoquée dans l´ouvrage. Cependant, le véritable leitmotiv du livre, surtout lors des méditations historiques ou poétiques de la ville et de ses grandes figures politiques, littéraires et artistiques, est la mélancolie. Une mélancolie tantôt douce, tantôt atrabilaire qui teint de couleurs sombres la ville d´Istanbul, ce qui ne la rend pas pour autant moins belle puisque comme l´affirme Ahmet Rasim, en épigraphe de l´ouvrage,« La beauté du panorama se trouve dans sa tristesse».
La mélancolie particulière de Istanbul porte un nom :hüzün. Les racines du mot remontent au Coran : le prophète écrit que l´année où il a perdu son épouse Latice et son oncle Ebu Talip fut pour lui l´année de la mélancolie. Cette mélancolie d´Istanbul, teintée de nostalgie, on pourrait peut-être la rapprocher de l´añoranza espagnole, de l´enyor des Catalans (on se rappelle la chanson«cant de l´enyor», une des plus belles du chanteur Lluis Llach) ou, bien sûr, de la saudade portugaise. Tout ceci malgré, évidemment, les spécificités inhérentes à chacun des termes. En effet, on peut dire par exemple que l´on a de la «saudade» d´un «bacalhau com batatas»(1) alors que, il me semble (du moins ne l´ai –je jamais entendu), un Espagnol ne dirait jamais qu´il éprouve de l´«añoranza» pour une «paella», qu´il n´aurait pas mangée depuis longtemps. Tout au plus pourrait-il employer l´expression «echar de menos» ou le verbe «extrañar». Dans le site de littérature latino-américaine«el boomeran(g)»(2), l´écrivain nicaraguayen Sergio Ramirez, à propos justement de sa lecture du livre de Pamuk(disponible en espagnol depuis novembre 2006 ), a rapproché le mot turc«hüzün» d´un terme que l´on emploie au Nicaragua :«cabonga». Les origines de ce mot ne sont pas bien établies. Pour certains, il tire sa source du mot «kaobanga» de l´idiome africain Shanga. Pour d´autres, de «cauwanka», mot d´une des langues perdues des indigènes du Costa Rica. Quoiqu´il en soit, le terme a un usage assez courant et l´on peut même dire« estar acabangado» donc, mourir de cabanga. On peut éprouver de la «cabanga» pour l´être aimé qui ne revient plus. C´est en quelque sorte aussi la matière dont sont faits les tangos. La «cabanga», donc, comme une manière douloureuse de bonheur. Enfin, dans ce registre, on pourrait évoquer également la liaison entre la «saudade» et le genre musical qui exprime le mieux ce sentiment: le fado.
Dans les descriptions des labyrinthes, à travers les évocations familiales et littéraires ou au détour d´un minaret, perdez-vous, bercés par le «hüzün», dans l´Istanbul…de Orhan Pamuk.
(1)De la morue avec des pommes de terre, un plat typique portugais.
(2) el boomeran.com
1 commentaire:
J'ai absolument adoré ce livre fabuleux qui nous mène dans l'intérieur d'Istanbul et au centre de la culture turcque et qui traverse des générations jusqu'à nos jours.
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