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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 26 juin 2008

Chronique de juillet 2008



Cinq ans sans Roberto Bolaño.


Le 15 juillet 2003, mourait à Barcelone, à l´âge de cinquante ans, des suites d´une crise hépatique, celui qui en quelques années était très vraisemblablement devenu l´écrivain latino-américain le plus important de sa génération. Aujourd´hui, cinq ans après sa disparition prématurée, ses livres ne cessent d´être réédités, des inédits ont vu le jour et les traductions se multiplient y compris aux Etats-Unis, un pays où, on le sait, on traduit à la portion congrue et où, en l´espace de deux ans, des articles sur son oeuvre ont paru dans des magazines prestigieux les plus divers comme The New Yorker, The Nation ou The New York Review of Books.
D´aucuns affirment que sa mort, survenue quand il était au sommet de son art, aura énormément contribué à immortaliser l´œuvre de Roberto Bolaño. Toujours est-il qu´en quelques années Bolaño est devenu une référence pour tous les jeunes écrivains latino-américains et ceux de sa génération- dont certains l´ont même fréquenté- le vénèrent comme leur maître et se réclament en quelque sorte de son héritage.
Moi, je l´ai découvert un peu avant sa mort, quoique j´eusse déjà, suivant régulièrement l´actualité littéraire de langue espagnole, entendu parler de ce nouveau météore qui était en train de renouveler les lettres hispaniques.
Roberto Bolaño est né au Chili en 1953, mais a passé une partie de son adolescence au Mexique. Aussi l´action de nombre de ses récits, contes et romans se déroule-t-elle dans la patrie de Zapata. Après un bref retour au Chili- où il fut incarcéré pendant une semaine dans les tout premiers temps de la dictature de Augusto Pinochet (1)-, il est parti en Europe, ne pouvant supporter, bien entendu, la nouvelle réalité du pays. Il a vécu un peu en France et surtout en Espagne, à Blanes, près de Barcelone. Ce furent des années où il a vivoté grâce à de petits boulots comme garçon de café ou gardien de nuit. La consécration n´a surgi, comme je l´avais écrit plus haut, que quelques années avant sa mort. La critique littéraire l´a vraiment découvert en 1996 avec La literatura nazi en América (La littérature nazie en Amérique), une parodie écrite sous forme de dictionnaire. Selon Bolaño, il s´agissait d´une«anthologie vaguement encyclopédique de la littérature philo –nazie produite en Amérique depuis 1930 jusqu´en 2010, un contexte culturel qui, contrairement à l´Europe, n´a aucune conscience de ce qu´elle est et où l´on tombe d´ordinaire dans la démesure.» On y trouve de petites biographies d´auteurs comme Ignacio Zubieta, Jesús Fernandez-Gomez ou Argentino Schiaffino qui, vous l´avez déjà sûrement deviné, sont des figures inexistantes d´une littérature inexistante, inventée par Bolaño en guise de parodie de l´histoire réelle de la littérature ibéro- américaine. La même année-1996- il a publié Estrella Distante (Etoile distante) où, à travers la fiction et la figure du photographe, poète et aviateur Carlos Wieder, homme à plusieurs visages, un imposteur en somme(créateur, qui plus est, d´une esthétique de l´horreur, en photographiant des scènes de torture et des corps mutilés), Bolaño met à l´ordre du jour un problème rarement évoqué dans les romans sur les dictatures d´Amérique latine. En effet, ceux-ci trop concentrés sur la figure du caudillo, oublient souvent le rôle joué dans ces régimes tyranniques par les figures qui collaborent dans l´ombre, l´intellectuel qui rédige les discours, les courtisans, le secrétaire ou, comme on dit en espagnol et en portugais, l´«amanuense», que l´on pourrait traduire en français, selon les circonstances, par commis de bureau ou copiste (2).
Ce sujet est repris dans un autre roman Nocturno de Chile (Nocturne du Chili), publié en 2000, où la maison de María Canales est, en fait, la maison du Chili, la maison de l´establishment littéraire avec ses cocktails et ses réceptions tandis que dans les greniers on torture les opposants du régime en place. Bolaño fait sienne une sinistre anecdote de la dictature : les séances de torture au grenier de Robert Townley, agent de la Dina(la police politique de Pinochet) pendant que, dans les salons de la maison, la femme du tortionnaire promouvait ses veillées littéraires. Cette situation renvoie à une autre question, celle de la culture du dictateur. Or, contrairement à d´autres caudillos, Pinochet, par exemple, était un homme cultivé dont la maison était dotée d´une richissime bibliothèque avec des choix parfois discutables, certes, mais d´autres plutôt intéressants et l´on ne pourrait pas oublier que Pinochet a même écrit des livres, ce que n´auront pas fait ses deux prédécesseurs Eduardo Frei et Salvador Allende (3).
Mais reprenant l´évolution de l´œuvre de Bolaño, c´est en 1998 et le coup d´éclat avec le roman Los detectives salvajes(Les détectives sauvages) qu´il est passé d´un succès d´estime à la consécration. Ce roman a décroché plusieurs prix dont les prestigieux Rómulo Gallegos et Herralde et il a été présenté comme le grand roman mexicain de sa génération quoiqu´il eût été écrit par un Chilien (on n´ignore pourtant pas que l´initiation littéraire de Bolaño s´est produite au Mexique). C´était, dans un livre de plus de six -cents pages, une espèce de manifeste, le déracinement viscéral de deux intellectuels de la génération soixante – huitarde mexicaine- Artur Belano et Ulises Lima – qui partent à la recherche des vestiges d´une écrivaine disparue, Cesárea Tinajero. Artur Belano peut être considéré comme l´alter ego de l´auteur et l´action du roman se déroule pendant une période de vingt ans (de 1976 à 1996). Il y a aussi des éléments autobiographiques dans le livre en ce sens que les deux poètes, fondateurs du courant littéraire réel –viscéraliste, auraient puisé leur inspiration dans le mouvement infra -réaliste mexicain qui, en effet, a été fondé dans les années soixante-dix justement par Roberto Bolaño et Mario Santiago (dont Ulises Lima serait l´alter ego), autour des conversations littéraires (les «tertulias») du café La Habana, situé dans la calle Bucarelli à Mexico. C´était un mouvement esthétique d´avant-garde qui a accouché d´une poésie quotidienne, dissonante et aux contours un brin dadaïstes et qui préconisait la rupture d´avec l´establishment littéraire mexicain représenté par la figure tutélaire du grand poète Octavio Paz.
Après ce chef d´œuvre, les livres de Bolaño se sont succédé au fur et à mesure que sa maladie malheureusement le rongeait : Amuleto et Monsieur Pain en 1999, Putas Asesinas (Des putains meurtrières) en 2001 ou El gaucho insufrible(Le gaucho insupportable) en 2003, comptent parmi ses livres les plus importants. Dans ce dernier, un recueil de contes d´une haute teneur littéraire, on côtoie une foule de personnages interlopes, solitaires, marginaux, bref le genre de personnages qui peuplent l´univers de Bolaño. On y trouve aussi, inévitablement, l´histoire d´un écrivain («El viaje d´Alvaro Rousselot»), en l´occurrence un Argentin des années cinquante, auteur d´un roman où tous les personnages sauf un seul sont morts et où toute l´action est filmée par un cinéaste français. Ce conte, comme beaucoup d´autres contes, nouvelles ou romans, ont assis la réputation de Bolaño, en digne héritier de Jorge Luis Borges, comme un écrivain d´écrivains. Pour certains c´était une qualité, pour d´autres un défaut, mais le moins que l´on puisse dire c´est que Bolaño n´aura jamais suscité de l´indifférence. Son tempérament irascible était devenu insupportable pour nombre d´auteurs que Bolaño n´a pas ménagés. Toujours dans El Gaucho Insufrible, Bolaño s´attaquait dans le dernier chapitre du livre («Los mitos de Ctchulhu»), avec une ironie tantôt subtile tantôt sanguinaire à des écrivains qu´il abhorrait. Des auteurs non seulement chiliens, mais hispaniques en général, morts ou vivants. Ce chapitre n´a fait que reproduire, en partie, des philippiques qu´il avait déjà adressées en d´autres occasions à ceux qu´il ne tenait pas en haute estime. Parmi les Chiliens, Luis Sepúlveda et Isabel Allende étaient les têtes de turc de Bolaño, mais même devant un écrivain majeur comme feu José Donoso, il rechignait à reconnaître la qualité de tous ses écrits. En outre, côté poésie, il préférait Nicanor Parra à Pablo Neruda et, parmi les plus réputés, Jorge Edwards fut un des rares romanciers qu´il eût ménagés. Quant aux confrères latino-américains de sa génération, plus jeunes, voire plus âgés, il n´a pas tari d´éloges concernant une foule de noms qu´il appréciait particulièrement comme les Argentins Ricardo Piglia, César Aira, Alan Pauls ou Rodrigo Fresán, les Mexicains Juan Villoro,Jorge Volpi, Ignacio Padilla, Carmen Boullosa,Daniel Sada ou Sergio Pitol, le Colombien Fernando Vallejo, le Guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa ou le Salvadorien Horacio Castellanos-Moya. Concernant l´oeuvre des grands noms du boom latino-américain comme Mario Vargas Llosa, Gabriel Garcia Marquez ou Carlos Fuentes, il entretenait un rapport un tant soit peu ambigu, alors qu´il vouait une admiration sans bornes à l´égard de feu Julio Cortázar. Pour ce qui est des écrivains espagnols, Enrique Vila-Matas, Javier Cercas(4), Javier Marias, Álvaro Pombo ou Juan Goytisolo comptaient parmi ses préférences. Par contre, il n´a pu s´ empêcher de tirer à boulets rouges sur Arturo Perez –Reverte.
Il y a quelques semaines est paru en Espagne, aux éditions Candaya, un livre, Bolaño Salvaje (Bolaño sauvage), sous la coordination de l´écrivain bolivien Edmundo Paz Soldán et du professeur universitaire péruvien Gustavo Faverón Patriau, où l´on peut lire plusieurs essais sur l´œuvre de Bolaño, écrits par des auteurs qui, pour la plupart, ont fréquenté le génie chilien comme Juan Villoro, Enrique Vila-Matas, Rodrigo Fresán ou Carmen Boullosa. Dans un très beau texte d´introduction intitulé «Littérature et apocalypse», Edmundo Paz Soldán nous livre des idées intéressantes sur 2666, l´œuvre posthume de Roberto Bolaño, parue en 2004. Ce livre, Bolaño était en train de l´écrire avant de mourir et, de son propre aveu, il voudrait qu´il soit publié en cinq volets. Or, ses héritiers et son éditeur (Anagrama), d´un commun accord, en ont décidé autrement.
Ce 2666(plus de mille pages) est l´histoire de la disparition d´un écrivain allemand Benno Von Archimboldi qui suscite l´intérêt de quatre professeurs de littéraire de nationalités différentes : Jean-Claude Pelletier (Français), Piero Morini(Italien),Manuel Espinoza(Espagnol) et Liz Norton(Anglaise). La complicité entre ces quatre admirateurs de Benno von Archimboldi va les amener à se déplacer en pèlerinage dans la ville fictive de Santa Teresa, au Mexique, près de la frontière avec les Etats-Unis, où Archimboldi aurait été aperçu. En y arrivant, ils se rendent compte que la ville est depuis des années le théâtre d´une série de crimes hideux perpétrés contre des femmes (parfois très jeunes) souvent victimes d´une violence inouïe. Elles sont, en fait, violées et torturées avant d´être assassinées, ce qui ne va pas sans rappeler ce qui se produit réellement depuis longtemps dans la ville mexicaine de Ciudad Juárez. Ce roman posthume qui a reçu plusieurs prix littéraires tient – comme on nous l´annonce par ailleurs dans la quatrième de couverture de la version originale espagnole- du récit policier, du poème épique, du roman philosophique et du reportage journalistique.
Dans «Littérature et apocalypse», Edmundo Paz Soldán parle de ce livre comme celui du crime sans solution, d´une allégorie de l´homme et le mal au vingtième siècle, évoquant le narcotrafic, les sectes sataniques et les mauvaises conditions économiques (à mon avis, il traduit aussi le désarroi de la fin du vingtième siècle). Dans l´action du roman, les femmes sont comme les lois, on les a faites pour être violées. Les rues obscures, les culs-de-sac symbolisent la défaite de la loi et de la civilisation.
Toujours selon Edmundo Paz Soldán, Bolaño, à l´instar de Borges, conçoit la littérature comme une forme de connaissance. L´art est ainsi d´ordinaire allié à la violence et à la mort, l´écrivain devant donc se jeter dans l´abîme parce qu´il détient un pouvoir, ne serait-ce que celui de dénoncer, de railler, de transfigurer la réalité. Même s´il est conscient que son attitude ne serait pas à même de changer un certain état de choses, la mission de l´écrivain est celle de se colleter tout le temps («seguir peleando», en espagnol»). La littérature serait donc pour Bolaño- comme l´a si bien écrit la critique littéraire et écrivaine chilienne Lina Meruane - une machine textuelle de guerre.
En 2004, les éditions Anagrama ont publié un recueil d´articles et interviews de Bolaño intitulé Entre paréntesis(Entre parenthèses) et en 2007, deux autres inédits, El secreto del mal(Le secret du mal), et La universidad desconocida (L´université inconnue) des titres qui n´ont pas encore été traduits en français. El secreto del mal est un livre de contes et La universidad desconocida rassemble la poésie de Bolaño, des poèmes anciens, des inédits et de la prose poétique.
Roberto Bolaño est donc un nom incontournable de la littérature de langue espagnole. En 2004, dans un article publié dans le journal américain San Francisco Bay Guardian, Marcelo Ballvé décrivait Bolaño comme le chroniqueur des utopies brisées d´Amérique latine et, la même année, Susan Sontag avait déclaré peu avant de mourir (en décembre) que Bolaño était probablement un des meilleurs écrivains qui se soient affirmés ces dernières années au monde, toutes langues confondues. En langue française, la plupart de ses livres sont traduits et disponibles surtout chez Christian Bourgois, mais aussi chez l´éditeur québécois Les Allusifs.
Le Portugal est curieusement un des rares pays où l´œuvre de Bolaño ait du mal à s´imposer. On ne compte à ce jour que deux livres traduits (si je ne m´abuse, Estrella distante chez Teorema et Nocturno de Chile chez Gótica) et les éditeurs portugais semblent renâcler devant ce véritable foudre de guerre de la littérature moderne. C´est bien dommage pour les lecteurs portugais. Ce qui vaut pour Bolaño vaut aussi pour d´autres noms de la littérature latino-américaine moderne cités plus haut comme Ricardo Piglia, Alan Pauls, Rodrigo Fresán, César Aira, Horacio Castellanos-Moya, Juan Villoro ou encore Rodolfo Enrique Fogwill ou Jorge Eduardo Benavides, entre autres, dont les traductions au Portugal (je dis bien au Portugal et non pas en portugais, puisqu´au Brésil, on les connaît mieux, naturellement) sont peu nombreuses ou inexistantes. Est-ce que la plupart des éditeurs portugais ne connaissent que des best-sellers comme Luis Sepúlveda ou Isabel Allende ?



(1)Bolaño aurait été libéré grâce à l´intervention d´un ancien camarade d´études, officiant dans la prison. D´après certains critiques, ce fait lui aurait inspiré le conte «Detectives» du livre de 1997 Llamadas telefónicas(Appels téléphoniques).


(2)Quand, au début des années quatre-vingt-dix, j´ai dû faire le service militaire obligatoire, j´ai constaté que l´armée est un des rares milieux où subsiste, au Portugal, ce terme«amanuense», tombé en désuétude.


(3)Pour les lecteurs qui maîtrisent bien l´espagnol, je propose la lecture de l´article «Viaje al fondo de la biblioteca de Pinochet» signé Cristobal Peña que l´on pourra trouver dans les archives de décembre 2007 du blog collectif argentin Nación Apache(nacionapache.com.ar).


(4)Javier Cercas a même fait de Bolaño un personnage de son roman Soldados de Salamina (Les Soldats de Salamine).


P.S(le 4 juillet)-Je viens d´apprendre, en lisant le magazine portugais Ler,que la traduction au Portugal du roman Los detectives salvajes paraîtra le 10 juillet chez Teorema. Une traduction que je salue, bien entendu, mais qui n´est pas de nature à changer mon avis sur l´attitude du milieu éditorial portugais vis-à-vis de l´oeuvre de Bolaño. Ce retard prouve aussi que, de nos jours, les éditeurs portugais ne découvrent d´ordinaire l´oeuvre d´un grand écrivain qu´après qu´il eut obtenu un grand succès en Angleterre ou aux États-Unis(autrefois c´était en France).