Le génie de
Sigismund Krzyzanowski.
L´éditeur russe Vadim Perelmouter a raconté un jour comment, en fouillant
dans les archives littéraires centrales de Moscou, du temps de l´Union
Soviétique, vers 1976, il a découvert par hasard les écrits –plus de trois
mille pages-de Sigismund Krzyzanowski, un écrivain tombé dans l´oubli, à telle
enseigne que, mort le 28 décembre 1950 des suites d´un infarctus-et enterré le
jour de l´An –, sa tombe reste jusqu´à ce jour introuvable. C´est toujours
Vadim Perelmouter qui a avancé une raison pour ce mystère : «Ce jour-là,
il faisait un froid d´enfer. Peut-être est-ce pour cela que les rares
survivants de ce cortège ne se souviennent plus de la route menant au
cimetière». Les derniers mois de sa vie ont d´ailleurs été fort pénibles
puisqu´en mai il fut victime d´une attaque de tétanie qui a atteint la partie
du cerveau qui régit le système des signes. Aussi a-t-il perdu l´usage de
l´alphabet. Qui était au fait cet écrivain sui generis– considéré par le poète
Gueorgui Chengueli comme «un génie négligé par son temps» -qui a acquis une
somme de connaissances dans les domaines les plus divers- astronomie, mathématiques, littérature européenne,
philosophie, linguistique-et qui a néanmoins toujours vécu –un peu à l´aune de
son œuvre, d´ailleurs -sous un équilibre fort instable ?
Sigismund Dominikovitch
Krzyzanovski (Сигизмунд Доминикович Кржижановский en russe) a vu le
jour le 30 janvier 1887 (le 11 février, selon le calendrier grégorien) à Kiev,
au sein d´une famille polonaise. Sa langue maternelle était donc le polonais,
mais ceci ne l´a pas empêché de s´attacher profondément à la langue russe dans
laquelle il écrirait plus tard tous ses livres. Il fut un enfant tardif tant et
si bien qu´il avait des nièces plus âgées que lui. La plus jeune de ses sœurs
était son aînée de dix-huit ans. Les rapports avec son père-un comptable- ont
été plutôt distants -quoiqu´il eût ironiquement hérité de son géniteur le goût
pour les boissons alcoolisées-alors qu´il vouait à sa mère une énorme
admiration. Cette différence de rapports entre son père et sa mère allait en
quelque sorte influencer plus tard ses écrits puisque ses héros se souviennent
toujours de leur mère et très peu ou jamais de leur père. Dans sa ville natale,
il a effectué des études de droit, mais, sa curiosité, on l´a vu, l´a poussé à
développer son savoir en d´autres domaines, notamment la philologie et la
philosophie qu´il a également étudiées. En 1912, à l âge de vingt-cinq ans, il
a fait un périple intellectuel –lui, un homme cosmopolite, maîtrisant plusieurs
langues étrangères, mais qui n´a pourtant jamais caché, comme je l´ai écrit
plus haut, son amour pour la langue russe- par des villes et de grandes
universités européennes (Paris, Milan, Heidelberg…) où il s´est frotté au
bouillonnement des idées qui y germaient et qui sous-tendaient les différents
courants de pensée qui s´y affrontaient : kantien,
néo-kantien, nietzschéen, socialo-utopiste, anthroposophiste entre autres.
Dès son retour, il a commencé à
travailler, vers 1914, en tant qu´assistant dans un cabinet d´avocat et dans un
tribunal (il s´occupait d´expertises graphologiques). C´est l´année où la
Grande Guerre a éclaté, une guerre qui a vraiment sonné le glas de toute
conception du monde et de tout appareil philosophique et idéologique venant du
dix-neuvième siècle. C´est ce conflit, qui a élevé le nationalisme à son
paroxysme, qui a effectivement marqué le réel début du vingtième siècle. En
Russie, il a également représenté la fin d´un monde : la chute du tsarisme
et l´avènement de la révolution bolchevique. Aurait-il été mobilisé ?
Aurait-il combattu ? Nul ne le sait vraiment. Ses carnets ne portent
aucune trace de cette période. Sur la nouvelle phase de la vie politique de son
pays, il a quand même affirmé ce qui suit : « La révolution ?
Une accélération de faits que l’esprit ne parvient pas à suivre ». Au
sortir de la guerre, il a fréquenté les milieux intellectuels et surtout
universitaires grâce aux conférences qu´il a données et aux discussions qu´il a
animées au Conservatoire dramatique et à l´Institut musical, suivies par un
public enthousiaste.
C´était l´époque où –malgré la
guerre civile entre les Rouges et les Blancs- le pays, surtout à Moscou, vivait
en plein essor culturel et où la terreur bolchevique n´avait pas encore muselé
la parole des intellectuels et des artistes. Comme nous le rappellent les
historiens Mathilde Aycard et Pierre Vallaud dans leur ouvrage Russie,
révolutions et stalinisme (1) : «Dans la littérature et l´art prolifèrent
de nombreuses initiatives expérimentales dans lesquelles s´affirme l´utopisme
des années 1920. Une fièvre créatrice s´empare des artistes et autorise les
projets les plus fous(…) À Moscou, qui commence à ravir à Petrograd son titre
de capitale culturelle, des querelles littéraires se livrent dans les tavernes,
les cafés littéraires, les amphithéâtres, au club universitaire…L´alcool coule
à flots. Toute une génération brûle joyeusement sa vie dans la bohème». Des
mouvements d´avant –garde font irruption sur scène qui se donnent comme but de
créer un art prolétarien tout en clamant leur indépendance vis-à-vis du Parti.
C´était le cas de mouvements comme Proletkoult (contraction de «culture
prolétaire»). Cet idéal prolétarien, on le retrouvait naturellement dans les
paroles de Lénine qui écrivait en octobre 1920 dans De la culture prolétarienne :
«Dans la République soviétique des ouvriers et des paysans, tout
l´enseignement, tant dans le domaine de l´éducation politique en général que,
plus spécialement, dans celui de l´art, doit être pénétré de l´esprit de la
lutte de classes du prolétariat pour la réalisation victorieuse des objectifs
de sa dictature, c´est-à-dire pour le renversement de la bourgeoisie, pour
l´abolition des classes, pour la suppression de toute exploitation de l´homme
par l´homme». Le prolétaire était le héros du régime, mais la conception qu´en
avaient les artistes et les intellectuels n´épousait pas celle de l´homme
politique…
C´est donc à l´époque de toute
cette effervescence culturelle et politique que Sigismund Krzyzanowski a
déménagé à Moscou, ville où il a vécu jusqu´à sa mort dans une chambre
minuscule (d’une superficie de huit mètres carrés à peine) dans le quartier de
l’Arbat. Il a connu dès ses premiers écrits le crayon rouge des décideurs qui a
rendu impubliables la plupart de ses textes. Il n´a donc pratiquement pas
publié de livre de son vivant, son œuvre étant connue grâce à la parution de
quelques textes dans des revues littéraires. Il a survécu en donnant des
conférences, en écrivant des articles et en enseignant quelques années au
Studio Dramatique du metteur en scène Taïrov. Malgré les efforts de ses proches
et l´enthousiasme de quelques écrivains et intellectuels qui l´évoquaient en
des cercles restreints, il sombrait dans l´anonymat. Comme on peut lire sur le
site de Verdier, son éditeur français : «Ce qui rend le destin littéraire
de Krzyzanowski à ce point bouleversant (outre ce que cela représente de voir
ainsi surgir du néant une œuvre complète), c’est peut-être précisément son
invisibilité absolue, son inassimilation organique par son époque. Car cette
époque fut, comme rarement, comme jamais peut-être, celle du maître Mot. La
révolution d´Octobre et ses prolongements furent, avant toute chose, une prise
de pouvoir sémantique. Sur le Mot, donc sur le Temps».
« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas
l’arithmétique, c’est l’algèbre de la vie » a-t-il écrit un jour. Aussi,
sa prose, pleine de métaphores, allégories, paraboles, relevant du domaine de
l´Utopie, de l´Uchronie, du fantastique ou de la science-fiction, est-elle
inclassable. Son œuvre ne pouvait être comprise pas la révolution puisque elle
n´était même pas une œuvre de dissidence politique, elle plongeait dans un
univers souvent féerique qui n´était pas concevable par l´appareil totalitaire
soviétique qui décortiquait les œuvres, d´abord à la lumière de la dichotomie
littérature prolétarienne ou réalisme socialiste contre littérature bourgeoise
ou dégénérée, puis en muselant et punissant toute dissidence avec, en dernière
instance, la relégation dans le goulag. Or, Krzyzanovski faisait lui aussi, à
sa guise, œuvre de dissidence, mais d´une dissidence en marge de tous les
canons imaginés et mis en place par le système communiste soviétique.
L´incompréhension que son œuvre aura suscitée et l´anonymat dans lequel il a
sombré l´a peut-être sauvé de connaître le destin funeste d´autres dissidents
comme Ossip Mandelstam, Isaac Babel ou Boris Pilniak.
Cette perspective ne rejoint
cependant pas celle de Vadim Perelmouter, son éditeur russe, pour qui Sigismund
Krzyzanowski est le seul écrivain que l´on puisse classer comme écrivain de la
catastrophe ou post-catastrophe :«Il ne proteste pas contre le monde. Il
analyse de façon intellectuelle l´essence même de ce qui se passe. Il
décortique toutes les contradictions logiques, éthiques de l´ensemble des
représentations. Un écrivain de cette veine était donc beaucoup plus dangereux
pour le système que des opposants puisqu´il montrait que ce système était
contre nature. Krzyzanowski était quelqu´un qui avait compris très tôt et de
façon très sûre qu´il serait écrivain. Il s´y est préparé de façon réfléchie et
fort minutieuse. Il avait une approche raide, professionnelle, philosophique et
logique tout en conservant un regard artistique sur le monde». Une analyse on
ne peut plus intéressante, celle de Vadim Perelmouter, mais est-ce que les
fonctionnaires soviétiques étaient-ils à même de déchiffrer la dangerosité
du modèle d´écrivain que Krzyzanowski représentait ?
Curieusement, un épisode
concernant un livre de l´auteur est récemment survenu et il ne nous aide pas à
dissiper le mystère. En 2012, on a retrouvé un texte intitulé Rue Involontaire
oublié au fond d´une réserve. Ce texte avait été restitué en 1995 aux archives
à Moscou par le FSB (ex-KGB). Selon sa traductrice Catherine Perrel (le texte
fut publié chez Verdier en 2014), si ce texte n´a pas valu à son auteur d´être
arrêté, c´est peut-être parce que celui-ci portait par hasard le même nom qu´un
grand révolutionnaire, ou parce qu´il était un écrivain tellement invisible que
l´absence de reconnaissance dont il a tant souffert lui aura, à la fin, fini
par sauver la vie. Pourtant, le plus probable –comme Catherine Perrel le
raconte d´ailleurs en guise de préambule- c´est qu´une dactylo travaillant à la
fois pour Krzyzanowski et pour Nikolaï Kliouev - poète paysan, lui aussi
ukrainien, arrêté en 1934, sans doute en raison de son homosexualité, pour
«rédaction et diffusion de littérature contre-révolutionnaire» et exécuté en
1937 – eût été arrêtée et tous ses papiers saisis.
Rue Involontaire est un des huit
livres de Sigismund Krzyzanowski publiés jusqu´à présent par les éditions
Verdier qui font depuis des années un remarquable travail de divulgation de l´œuvre
de cet immense écrivain de langue russe. En se penchant sur n´importe quel
ouvrage de Krzyzanowski, on est pris de
vertige par la fascination des mots et l´imagination prodigieuse de l´auteur.
Souvenirs du futur, par exemple, est un récit de science –fiction dans la
grande tradition de la Machine à explorer le temps. Souvenirs du futur est
d´ailleurs le titre du livre que le héros du récit Maximilien Sterrer est censé
écrire suite à son voyage expérimental à bord d´un «coupe-temps» qui l´a amené
jusqu´en 1957 mais qui, au retour, l´a déposé en 1928. Il fallait avoir recours
au fantastique, au féerique, au grotesque pour traduire la folie du monde
soviétique. Ce récit peut être vu aussi comme un voyage initiatique où
Maximilien Sterrer cherche à vaincre le temps, mais c´est un combat solitaire
et sans gloire : nul ne croit à ses visions hormis ceux qui sont
impuissants à changer l´avenir.
Dans un autre livre, Le retour de
Münchhausen, Krzyzanowski s´inspire d´une figure du dix-huitième siècle, le
Baron de Münchhausen, qui a combattu les Turcs dans l´armée russe, et le met en
scène en 1921, aussitôt après l´écrasement de la révolte de Cronstadt par les
bolcheviks. Désemparées, les
puissances occidentales cherchent en effet quelqu´un pour expliquer les
extravagances d´un pays que la révolution bolchevique a bouleversé. C´est le
Baron qui s´en occupe, mais avec le langage du dix-huitième siècle, empreint de
tournures et de mots devenus archaïques, et la mentalité et les habitudes
désuètes du vieux personnage. Ce qu´il dit de la Russie laisse le monde entier
ébahi, mais le baron fait quand même un tabac à tel point que le roi
d´Angleterre veut le décorer, mais au moment de la cérémonie il disparaît. Seul
un poète, ami de récente date qui avait mis en doute l’existence du Baron,
réussit à comprendre : Münchhausen a définitivement regagné les pages de
son livre, vaincu sur son propre terrain par la fiction du réel soviétique.
Enfin, dans Le club des tueurs de lettres- le seul titre disponible en
collection de poche -,il est question des dresseurs de mots, c´est-à-dire, les
écrivains professionnels. Un groupe d´entre eux ont formé un club, une étrange
petite société qui se réunit chaque samedi dans une chambre, une bibliothèque
ascétique aux rayons vides. Chacun des tueurs de lettres va dérouler son récit
dont aucune trace ne doit subsister…
Un jour, le grand linguiste et philosophe Vladimir Toporov a déclaré qu´en lisant Sigismund Krzyzanowski il avait découvert que celui-ci avait anticipé et exposé les grandes théories à venir de la philosophie du langage de Heidegger. Selon Toporov, bien avant Heidegger, il eut la perception de la catastrophe survenant à la langue et de son devoir de préserver ce qu´il considère comme essentiel dans le langage.
Un jour, le grand linguiste et philosophe Vladimir Toporov a déclaré qu´en lisant Sigismund Krzyzanowski il avait découvert que celui-ci avait anticipé et exposé les grandes théories à venir de la philosophie du langage de Heidegger. Selon Toporov, bien avant Heidegger, il eut la perception de la catastrophe survenant à la langue et de son devoir de préserver ce qu´il considère comme essentiel dans le langage.
La clé pour comprendre l´œuvre de Sigismund Krzyzanowski se trouve, d´après
Vadim Perelmouter, dans l´essence de son réalisme expérimental. Cette
philosophie de création n´a rien à voir avec le réalisme fantastique de
Dostoïevski. D´ailleurs, Sigismund Krzyzanowski n´aimait pas le mot
«fantastique». Il lui préférait le mot «fantasme», conçu comme l´envers de la
réalité. La réalité est seulement ce que nous voyons et le fantasme en vérifie
la solidité.
Un slaviste américain a interrogé un jour Vadim Perelmouter sur les raisons
qui le poussaient à évoquer la théorie du réalisme expérimental de Sigismund Krzyzanowski
étant donné qu´il n´en trouvait aucune trace dans l´œuvre de l´auteur. Vadim
Perelmouter lui a répondu que c´aurait été un risque énorme pour l´auteur de
coucher sa méthode sur le papier alors qu´il vivait sous un régime comme celui
de l´Union Soviétique qui n´eût jamais toléré qu´il ne suive pas les méthodes
officiellement préconisées. Krzyzanowski a donc préféré l´expliquer en citant
d´autres écrivains, William Shakespeare et surtout Jonathan Swift, comme nous
le rappelle Vadim Perelmouter : «Krzyzanowski a écrit que Swift ne faisait
qu´une seule hypothèse fantastique. D´abord, il fait une expérience. Il
présuppose que son héros se retrouve dans un pays où il est beaucoup plus grand
que tous ceux qui l´entourent. Ensuite, il continue comme un réaliste
rigoureux, logique et implacable. Son héros se conduit exactement comme il se
conduirait dans la réalité. C´est la même chose plus tard quand le héros se
retrouve plus petit que tous ce qui l´entoure. À nouveau, il se conduit
exactement comme il se serait conduit dans la réalité. C´est une soi-disant
réalité. C´est la même chose pour les héros de Shakespeare (…), il ne
prétendait donc pas avoir fondé cette méthode. Il disait qu´il en était
l´héritier. Il ne s´appuyait pas seulement sur des écrivains, mais aussi sur
des philosophes comme Francis Bacon qui disait que nous ne faisons que
consjoindre ou disjoindre les corps. Le reste, c´est la nature qui le fait. En
citant la méthode de Swift et la phrase de Bacon, il a donné la clé qui permet
de comprendre tous ses récits et nouvelles». Vadim Perelmouter en ajoute des exemples
dans l´œuvre de Krzyzanowski : «Si l´on prend «La Superficine», il y a une
hypothèse : on peut agrandir un espace minuscule, l´agrandir sans fin.
Ensuite, le héros se conduit exactement comme si cela se passait en réalité. Et
si l´on prend des textes plus grotesques, comme «La métaphysique articulaire»
ou «La Houille jaune», c´est exactement la même chose. Il y a une hypothèse de
départ, un homme qui veut accomplir quelque chose d´impossible. Et, ensuite, et
lui et les autres autour se conduisent comme
si cela se passait en réalité».
Visionnaire, Sigismund Krzyzanowski fut un des écrivains les plus originaux
que la littérature russe ait enfantés au vingtième siècle.
(1)Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, Russie, révolutions et stalinisme
1905-1953, collection Tempus (poche), éditions Perrin, Paris, mars 2015.
(2) Les huit titres de Sigismund
Krzyzanowski, traduits du russe, disponibles dans les éditions Verdier
sont : Estampillé Moscou, Fantôme, Le club des tueurs de lettres, Le
Marque-Page, Le Retour de Münchhausen, Le Thème étranger, Rue Involontaire et
Souvenirs du futur. Les traducteurs de ces livres sont, dans le désordre,
Catherine Perrel, Elena Rolland-Maïski, Luba Jurgenson, Claude Secharel, Anne
Coldefy-Faucard, Anne Marie Tatsis-Botton, Zoé Andreyev. Quelques titres ont
des préfaces de Catherine Perrel, Hélène Châtelain ou Vadim Perelmouter.