L´ardente solitude de Sandro Penna.
«Sapho au masculin : je ne saurais mieux le présenter que par cette
première définition approximative (…).Sapho, il l´est par ses rythmes brefs,
ses ellipses, ses silences, ses pudeurs syntaxiques. Par la concision strophique
de ses délires contrôlés. Par l´intensité retenue de son cri, par sa manière de
se perdre, de se reprendre et de s´égarer encore, de tomber foudroyé au détour
d´une rue, par son besoin d´animaliser la joie et de purifier la luxure(…).Nul
détail érotique : mais le frémissement ininterrompu de l´excitation
amoureuse». Nul mieux que Dominique Fernandez- dans son admirable Dictionnaire
amoureux de l´Italie (éditions Plon, 2008), ouvrage de référence que j´ai cité, à
maintes reprises, dans ces colonnes- ne
saurait choisir les mots justes pour traduire l´originalité de l´œuvre du poète
italien Sandro Penna. Rarement un auteur, malgré la liberté de ton et
paradoxalement l´ambiguïté que suscite toute œuvre poétique, aura affiché d´une
manière aussi claire et dépouillée son homosexualité et à fortiori le goût pour
les adolescents. Néanmoins, la beauté de ses vers est si éclatante que même les
hétérosexuels-comme vous ou moi- ne sauraient être insensibles à la pureté de
cette poésie. Il fut tout à fois très
italien, pour la peur obscure et fangeuse qui plonge ses racines dans le néant
et le vide social, comme l´a souligné un jour Cesare Garboli, et le plus grec
des poètes italiens, pour l´innocence, la candeur, la pureté de son amour des
jeunes garçons. Parfois, au détour d´une rue, un regard furtif était suffisant
pour plonger ce poète dans le délire et l´extase. Ses personnages sont le plus
souvent des jeunes indigents, des voleurs, des recrues en permission, des
ouvriers en salopette, des rôdeurs de gare. Il était le poète de la
civilisation du train et de la bicyclette, que l´automobile rebutait.
Au demeurant, en évoquant Penna, on ne peut pas faire l´impasse sur
l´ardente solitude du poète, une expression que j´emprunte à la fois à un poème
de l´auteur et au titre de l´anthologie que Bernard Simeone lui a consacrée en
1989 pour les éditions de la Différence, malheureusement disparues il y a
quelques mois. Cette solitude est également une des clés de l´œuvre de l´auteur
que Bernard Simeone a brillamment analysée dans la préface de l´anthologie
citée, une préface intitulée «Sandro Penna, le rapt immobile». Pour ce
traducteur des œuvres de Penna, l´incapacité majeure était de ne point pouvoir
participer au cours de monde : «Le temps que scandent les rapports
sociaux, celui des repères collectifs, lui est en somme interdit. De cette
marginalité plus radicale que la différence sexuelle naît un conflit
permanent : le poète est simultanément au cœur des choses de par une
faculté peu commune d´empathie et s´en trouve exclu par son impuissance à
partager le faire et le dire des groupes humains. Dès lors, le temps n´est pas
une menace métaphysique porteuse de la mort inéluctable, mais une dimension
peuplée de signes, de gestes, que Penna ne peut rejoindre. Ce n´est que dans
l´instant, dans l´effraction subite de la sensibilité et la rencontre de deux
sensualités sans illusions que le poète atteint l´autre et, par son truchement,
le temps extérieur. Les garçons, plus encore que l´objet lancinant de son
désir, sont pour Penna le lien inlassablement rompu et renoué avec le monde,
l´élément support du dialogue». Le narcissisme du poète le pousse à retrouver
l´enfance à travers celle de son jeune amant, mais aussi à s´enfoncer dans la
volupté et l´éblouissement d´une perpétuelle renaissance de l´amour. Bernard
Simeone ajoute : «À l´inconnu de chaque nouveau jour, Penna oppose le
cérémonial parfois désenchanté de l´obsession. On comprend alors que le refus
de tous les emblèmes de la modernité manifesté par cette poésie réponde au
désir de figer le monde dans une éternelle enfance, dans un mépris superbe de
l´âge adulte et de ses hypocrisies. Pour Penna, le jeune garçon et la création
entière sont saisis par un même regard : le poème les maintient l´un et
l´autre dans une immobilité qui nie tout devenir(…) Son errance féline et
rêveuse le maintient dans cette solitude en partie sereine au milieu d´un monde
dont il refuse de transcrire les spasmes et qui s´ouvre pour lui comme un
immense espace offert à sa déambulation, à sa perpétuelle fugue adolescente,
fût-elle imaginaire. A aucun moment n´émerge la moindre conscience historique,
puisque aussi bien l´idéologie est le produit le plu direct d´une prise en
compte du temps collectif (et de la mort)».
De l´enfance de Sandro Penna, que Pasolini tenait pour le plus grand poète
lyrique italien du vingtième siècle, on connaît très peu, lui qui avait gardé
tout le long de sa vie une sensibilité enfantine. On sait qu´il est né le 12
juin 1906 à Pérouse, la capitale de l´ Ombrie, où son père était le
propriétaire d´un bazar et qu´il a exercé divers métiers de ville en ville,
avant de s´installer à Rome, à l´âge de vingt-trois ans, pour y tenir une
boutique d´antiquaire. Il a certes obtenu un diplôme de comptabilité, mais cela
ne l´a pourtant pas empêché de mener une vie des plus précaires, frôlant la
misère.
Ses premiers poèmes ont été publiés en 1939, à l´initiative d´Umberto Saba,
mais ce n´est qu´au crépuscule de sa vie que son œuvre a été véritablement
reconnue, malgré l´estime de plusieurs intellectuels comme le prix Nobel
Eugenio Montale ou Elsa Morante. De son amitié avec Umberto Saba, il nous reste
un épistolaire illustrant l´admiration que le poète triestin lui vouait, comme
en témoignent ces lignes d´une lettre datée du 23 novembre 1932: « J´ai copié
neuf de tes poèmes sur un fascicule qui circule parmi un cercle d´amis. Tous
ceux qui les ont lus, Stuparich, Giotti et d´autres que tu ne connais pas en
ont été éblouis(…) Je te vois toujours avec ta petite valise, tes neuf merveilleux
poèmes et un peu nerveux. Ô mon cher Penna, je vais te dire une chose : tu
ne peux t´imaginer combien je t´ai envié !».
Quand en 1970 les éditions Garzanti ont rassemblé l´ensemble de ses
poèmes sous le titre Tutte le poesie (Toutes les poésies), il n´avait publié
que quatre plaquettes. En 1977, l´année de sa mort (survenue le 21 janvier), on
a publié Il viaggiatore insonne(Le voyageur sans sommeil) et l´année précédente
était paru le recueil Stranezze(Étrangetés).Toutes ces parutions ainsi que les
prix prestigieux que son œuvre avait remportés comme le Bagutta et le Viareggio
n´ont pas arraché l´auteur à l´indigence dans laquelle il sombrait. Un appel
avait d´ailleurs été lancé en 1974, dans le quotidien Paese Sera, pour venir
en aide au poète, déjà très affaibli à l´époque.
En français, on constate que les
livres de Sandro Penna sont épuisés dont l´excellent choix de poèmes déjà cité,
préfacé et traduit par Bernard Simeone et deux bonnes éditions dans la collection
Cahiers Rouges chez Grasset: Un peu de fièvre (1996), traduit et présenté par
René de Ceccatty et Poésies (1999), traduit et préfacé par Dominique Fernandez.
On ne pourrait terminer ces lignes
sans vous laisser ne serait-ce que de petits éclairs du génie immense à travers
quelques poèmes de ce poète ardent et solitaire (extraits de la traduction de
Bernard Simeone) :
«Notte : sogno di sparse/finestre illuminate./Sentir la chiara
voce/dal mare. Da un amato/libro veder parole/sparire...-Oh stella in corsa/l´amore
della vita!(Nuit: rêves de fenêtres/éparses illuminées./Entendre la voix
claire/venue de la mer. D´un
livre/aimé voir des mots/disparaître...-Oh étoiles en fuite/l´amour de la
vie !)» ;
«Io vivere vorrei addormentato/entro il dolce rumore della vita (Vivre je
voudrais endormi dans la douce rumeur de la vie)» ;
«Quando la luce piange sulle strade /vorrei in silenzio un fanciullo
abracciare(Quand la lumière pleure sur les rues/je voudrais en silence
embrasser un enfant)» ;
«Immobile nel sole la campagna/pareva riascoltare il suo segreto./Un
giovane passo ma non so ancora/se vero oppure vivo comme fiamma/che il sole
riassorbiva nel silenzio(Immobile dans le soleil la campagne/semblait écouter à
nouveau son secret./Un jeune homme passa mais, je ne sais encore,/vrai ou bien
vif comme flamme/que le soleil réabsorbait dans le silence)» ;
«Oh non ti dare arie/ di superiorità./ Solo uno sguardo io vidi/degno di
questa.Era/un bambino annoiato in una festa(Oh ne te donne pas des airs/de
superiorité./Digne de celle-ci je n´ai vu/qu´un regard. C´était/ à une fête un enfant plein d´ennui»;
«Como è bello seguirti/o giovine che ondeggi/calmo nella città notturna./Se
ti fermi in un angolo, lontano/io resterò, lontano/dalla tua pace,-o
ardente/solitudine mia(Qu´il est beau de te suivre/ô jeune homme qui
ondoies/sans hâte dans la ville nocturne./ Si tu t´arrêtes au coin d´une rue,/je resterai,
loin /de ta paix-ô mon ardente/ solitude.)» ;
«Come è forte il rumore dell´alba !/Fatto di cose più che di
persone./Lo precede talvolta un fischio breve,/una voce che lieta sfida il
giorno./Ma poi nella città tutto è sommerso./E la mia stella è questa stella
scialba/mai lenta morte senza disperazione.(Comme est fort le bruit de l´aube!/Fait
de choses plus que de personnes./Le précède parfois un sifflement bref,/une
voix qui joyeuse défie le jour./Mais ensuite en ville tout est submergé./Et mon
étoile est cette pâle étoile/ma lente mort sans désespoir)».