Ma patrie est-elle
la nostalgie ?
Alors que l´on vient de commémorer le vingt-cinquième anniversaire de la
chute du mur de Berlin, de la fin du communisme en Europe de l´Est et du début de
l´effritement de l´Urss, la nostalgie, surtout en Russie et en Biélorussie, de
l´ancien empire soviétique-ou du moins d´un régime autoritaire tout court-ne
s´est jamais mieux portée. Vladimir Poutine ne l´a d´ailleurs jamais caché,
pour lui l´effondrement de l´Union Soviétique fut une catastrophe. La fierté
nationale est au zénith en Russie et les incursions des milices séparatistes
pro-russes dans le conflit ukrainien font rêver ceux qui ne se sont jamais
remis de l´écroulement du communisme. Nous sommes en train de vivre des temps
fort saugrenus où les nostalgiques du pouvoir soviétique sont sous la même
longueur d´onde que l´extrême-droite française de Marine Le Pen ou le
nationalisme cocardier et fascisant du premier ministre ultra -conservateur
hongrois Viktor Orban !
En Russie, il manque indiscutablement un travail de mémoire, l´exorcisation
des vieux démons et la réflexion sur des sujets tabous. Ceux qui s´y sont
employés ont toujours été vus non pas à proprement parler comme des traîtres,
mais au moins comme des gens manquant de respect pour le patrimoine historique
du pays. Néanmoins, les plaies sont bien là et elles ne sont pas près de se
refermer. Un des apports les plus décisifs à ce travail d´introspection sur le
passé russe et soviétique fut jusqu´ici mené par la grande écrivaine biélorusse
Svetlana Alexievitch.
Née en 1948 en Ukraine, elle a tôt quitté le pays de sa naissance pour la
Biélorussie où elle a vécu dans la
campagne. Son père y était directeur d´école et sa mère institutrice et
bibliothécaire. Pourtant, pendant les vacances d´été, elle revenait en Ukraine
chez sa grand-mère, un temps dont elle se souvient toujours avec un énorme
plaisir, comme elle l´a rappelé dans une interview toute récente accordée à Michel
Eltchaninoff parue dans le numéro de novembre de Philosophie Magazine :
«La Biélorussie est un pays de marais. Il y fait gris. L´atmosphère est plutôt
maussade. Alors qu´en Ukraine, il y a des fleurs partout. La pauvreté règne,
mais les maisons sont si belles et la nature embaume. Les poêles sont chauffés
à la paille et dégagent un parfum extraordinaire. On cuit son pain soi-même…».
Cette grand-mère, de l´aveu même de l´écrivaine, lui a ouvert tout un monde.
Entre autres choses, elle fut la première à lui parler du Holodomor, la famine
ordonnée par Staline en 1933 qui a décimé des millions de personnes. Un jour,
en passant dans une maison du voisinage d´où elles ont vu sortir une femme, la
grand-mère s´est mise à chuchoter : c´était une femme qui avait mangé ses
enfants durant la famine.
Mais d´autres souvenirs racontés par la grand –mère nourrissaient sa
mémoire d´enfant : la seconde guerre mondiale, l´occupation nazie et le
sort des juifs, nombreux en Biélorussie, et surtout le patriotisme et
l´héroïsme des Soviétiques. Les récits littéraires n´abordaient la guerre que
sous cet angle-là, faisant l´impasse sur la souffrance endurée par les soldats,
les femmes et les citoyens, en général.
Mais le plus dur c´était le portrait idyllique que le régime brossait du
communisme, un portrait relayé et ressassé par la littérature autorisée et les
manuels scolaires. Svetlana Alexievitch n´est pas naturellement née dissidente,
elle a même appartenu aux Jeunesses Communistes, mais petit à petit elle a
commencé à questionner auprès de ses enseignants nombre d´informations
véhiculées par la propagande officielle tant et si bien qu´à un moment donné
elle a même fini par être punie et empêchée de bénéficier d´ un prix qu´on lui avait octroyé et qui lui aurait
permis de visiter tous les «lieux de Lénine» en Europe !
Dès 1972, elle a suivi des études de journalisme qui lui ont donné la
possibilité, malgré le verrou imposé par le régime soviétique, de dessiller les
yeux sur la glorification du communisme, quoique d´une façon fort ténue. Ce n´est
que beaucoup plus tard, en voyageant à l´étranger, qu´elle a pu connaître avec
un considérable retard, bien entendu, la littérature sur les camps staliniens.
C´est néanmoins dans les années quatre-vingt que sa vie a basculé. Alors
qu´elle travaillait pour un petit journal rural, elle est tombée sur les
ouvrages de l´écrivain biélorusse Ales Adamovitch qui enregistrait avec des
amis les propos des survivants des villages brûlés par les nazis pendant la
guerre. S´inspirant de ce travail et s´avisant que les femmes étaient absentes
de ces récits, elle s´est donné une vocation d´écrivain en convoquant des voix
de femmes. C´est ainsi qu´a vu le jour son premier livre : La guerre n´a
pas un visage de femme qui est d´abord paru dans la revue Octobre en 1983. À
l´époque, on en était encore au temps de la censure-et souvent de
l´autocensure- et donc le récit fut amputé de quelques parties importantes. Il
a pourtant connu un énorme retentissement dans tout le territoire soviétique.
Quand on évoque les livres de Svetlana
Alexievitch-ce tout premier et les suivants- on pense d´ordinaire à un genre
hybride entre littérature et journalisme. Néanmoins, ils ne puisent pas à
proprement parler dans la même source du Nouveau Journalisme (New Journalism,
en anglais) comme In cold blod(De sang-froid),de Truman Capote, ni de ceux qui s´en rapprochent comme les livres de
Ryszard Kapuscinski, ni des précurseurs du genre tels Operación
Masacre(Opération Massacre) et Quién mató a Rosendo ?(Qui a tué Rosendo ?)
de Rodolfo Walsh, The Road to Wigan Pier(Quai de Wigan) de George Orwell ou
certains livres d´Albert Londres. Svetlana Alexievitch, quant à elle, donne
libre cours à la parole des gens, de ceux qui ont vécu- et subi-les événements.
Dans La guerre n´a pas un visage de femme, on peut lire les témoignages de
milliers de femmes russes envoyées au front pour combattre l´ennemi nazi,
parfois à peine sorties de l´enfance.
Retenons-en deux qui illustrent on ne peut mieux le vécu de ces femmes à
la guerre :
Maria Silvestrovna Bojok (infirmière) : «Le plus insupportable pour
moi, c´étaient les amputations…Souvent, on amputait si haut que lorsque la
jambe était coupée, j´étais à peine capable de la soulever pour la déposer dans
le bac. Je me souviens combien c´était
lourd. Je prenais la jambe discrètement pour que le blessé n´entende rien, et
je l´emportais dans mes bras comme un bébé…Surtout si c´était une amputation
haute, loin au-dessus du genou. Je n´arrivais pas à m´y habituer. Dans mes
rêves, je trimballais des jambes…Je n´écrivais rien de tout cela à maman. Je
disais que tout allait bien, que j´étais chaudement vêtue et bien chaussée.
Elle avait trois enfants au front, c´était dur pour elle…»
Elena Nikiforovna Ievskaïa(simple soldat, ravitailleuse) : «Le quatre
années qu´a duré la guerre, je les ai passées sur les routes… Je voyageais
selon les panneaux indicateurs(…) Au centre de ravitaillement, on se voyait
remettre du tabac, des cigarettes, des pierres à briquet(…) et puis, en
route ! Tantôt en voiture, tantôt en chariot, mais le plus souvent à pied,
accompagnée d´un ou deux soldats. On se coltinait tout sur l´échine. On ne
pouvait pousser les chevaux jusqu´aux tranchées, les Allemands auraient entendu
les grincements. On trimballait tout sur soi. Sur son dos.»
Malgré la révélation de quelques vérités que l´on eût préféré mettre sous
le boisseau, ce livre n´a pas suscité le tollé d´un livre ultérieur publié en
1990, Les cercueils de zinc. Dans ce livre, Svetlana Alexievitch s´est attaquée
à un des derniers tabous de l´Urss : le mythe de la guerre d´Afghanistan
où les soldats soviétiques étaient présentés par la propagande officielle comme
des guerriers libérateurs alors qu´ils lançaient des grenades dans les maisons
d´argile où les femmes et les enfants étaient venus chercher refuge. Un
lieutenant, entre autres témoins, évoque ces temps durs, ce guêpier où on les
avait fourrés : «La vérité, seul un désespéré vous la racontera tout
entière(…) Qui racontera la drogue qu´on transportait dans les cercueils ?
Les pelisses…À la place des morts…Qui vous montrera les chapelets d´oreilles
humaines séchées ?Des trophées de guerre…On les gardait dans des boîtes
d´allumettes vides…Elles s´enroulaient comme de petites
feuilles…Impossible ? Ça choque d´apprendre ça au sujet de braves gars
soviétiques ? Si, c´est possible puisque c´est vrai(…) Je n´y suis pas
allé pour tuer, j´étais un homme normal. On nous a expliqué qu´il y avait des
bandits et que nous serions des héros, qu´on nous dirait merci(…) Je ne saurais
pas dire ce qui avait changé, mais j´étais un autre homme, même physiquement.»
Ce livre, Les cercueils de zinc, et le spectacle qui en fut tiré ont causé
bien des soucis à l´écrivaine. Des mères de combattants morts en Afghanistan et
des anciens soldats lui ont intenté un procès sous prétexte qu´elle aurait
travesti et dénaturé les propos recueillis. L´affaire s´est par la suite
estompée, mais certains secteurs de la société ne l´ont pas ménagée en la
couvrant de toutes sortes d´injures comme entre autres «agent de la CIA» et
«valet de l´impérialisme capable de dénigrer la patrie et ses héroïques enfants
pour deux Mercedes et une poignée de dollars…». Ce livre est paru en 1990, la
fin de l´Urss était proche…
Svetlana Alexievitch n´était pourtant pas consciente au début d´écrire une
vaste fresque du siècle soviétique, comme elle l´a affirmé en répondant à une
question de Michel Etchaninoff dans l´entretien cité plus haut. C´est la
catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 qui lui a permis de s´aviser que
l´Union Soviétique était en train de montrer des signes -peut-être encore
imperceptibles pour la plupart des gens-d´effritement. Le livre- document
qu´elle a consacré à cette tragédie, La supplication-Tchernobyl, chronique du
monde après l´apocalypse a vu le jour en 1997.
Là, on plonge dans une tragédie
d´un genre nouveau où l´on se rend compte que le progrès technique, tant vanté
par les régimes de tout bord, peut déboucher sur une voie suicidaire qui touche
les êtres humains, mais aussi les plantes et les animaux, bref la vie sur
terre. La catastrophe a eu lieu le 26 avril 1986 à 1h23 à cause de la fusion
d´un réacteur. La ville de Tchernobyl se situe à 96 kilomètres au nord de Kiev,
en Ukraine, mais tout près de la frontière biélorusse. Aussi est-il naturel que
la Biélorussie en ait été particulièrement touchée. Pour donner l´exacte mesure
du désastre que cet événement a provoqué dans ce petit pays de dix millions
d´habitants, il faut rappeler que pendant la seconde guerre mondiale, les nazis
y ont détruit 619 villages et exterminé leur population. À la suite de
Tchernobyl, en 1996, dix ans après la catastrophe, 485 villages étaient
perdues. En plus, la seconde guerre avait tué un Biélorusse sur quatre alors
qu´en 1996, un citoyen sur cinq vivait dans une région contaminée. Cette
année-là, dans une encyclopédie du pays on pouvait lire ce qui suit: «À la
suite de l´influence permanente de petites doses d´irradiation, le nombre de
personnes atteintes, en Biélorussie, de cancers, d´arriération mentale, de
maladies nerveuses et psychiques ainsi que de mutations génétiques s´accroît
chaque année…». Ces informations historiques sont fournies au début du livre
–document de Svetlana Alexievitch où l´on trouve aussi des témoignages
poignants comme celui intitulé «Monologue sur une vie entière écrite sur une
porte» livré par Nikolaï Fomitch Kalouguine, un père : «À l´époque, tout
le monde disait que nous allions tous mourir. Que vers l´an 2000, il n´y aurait
plus de Biélorusses. Ma fille avait six ans. Je la borde et elle me murmure à
l´oreille : «Papa, je veux vivre, je suis encore petite». Et moi qui
pensais qu´elle ne comprenait pas…Pouvez-vous imaginer sept filles totalement
chauves en même temps ? Elles étaient sept dans la chambre(…) Ma femme ne
pouvait plus supporter de la voir à l´hôpital(…) Nous l´avons allongée sur la
porte…Sur la porte qui avait supporté mon père, jadis. Elle est restée là
jusqu´à l´arrivée du petit cercueil…Il était à peine plus grand que la boîte
d´une poupée. Je veux témoigner que ma fille est morte à cause de Tchernobyl.
Et qu´on veut nous faire oublier cela».
En 2013, est paru aux éditions Actes-Sud, le dernier livre de Svetlana
Alexievitch, qui fut couronné des prix Médicis Essai et Meilleur Livre Étranger du magazine Lire : La fin de l´homme
rouge-ou le temps du désenchantement où l´on revisite l´Urss, l´histoire et la
mémoire de cette grande utopie.
Ce livre nous guide à travers les méandres de la nostalgie du communisme,
deux décennies après l´écroulement de l´Union Soviétique. Malgré les purges
staliniennes, le Goulag, la censure, l´immobilisme, la pénurie souvent dans les
étagères des magasins et les denrées de deuxième catégorie, beaucoup de gens
étaient attachées au communisme par son côté utopique, l´espoir dans
l´avènement de l´Homme nouveau, l´héroïsme pendant la guerre, le culte du
sacrifice, l´assurance d´avoir toujours du travail, bref toute une philosophie
qui sous-tendait un projet de société.
Un des nombreux témoignages dans ce sens nous est livré par Margarita
Pogrebitskaïa, médecin de 57 ans : «Mon père, lui, avait participé à la
révolution…il avait été victime des répressions en 1937. Mais il avait été
libéré très vite, parce qu´bolchevik en vue, qui le connaissait
personnellement, était intervenu en sa faveur. Il s´était porté garant pour
lui. Mais papa n´avait pas été réintégré dans le Parti. C´est un coup dont il
ne s´est jamais remis. En prison, on lui avait cassé les dents, on lui avait
fendu le crâne. Mais il n´avait pas changé, il était resté communiste. Vous
pouvez m´expliquer ça ? Vous croyez qu´ils étaient tous des
imbéciles ? Des naïfs ? Non, c´étaient des gens intelligents et
cultivés. Maman lisait Shakespeare et Goethe dans le texte, et papa était
diplômé de l´Académie Timiriazev. Et Blok ? Et Maïakovski ? Et Inès
Armand ? C´étaient mes idoles…Mes modèles…J´ai grandi avec eux».Margarita
Pogrebitskaïa elle-même ne cache pas la nostalgie de sa jeunesse et de ce passé
glorieux…»
En écrivant ces lignes, je ne puis m´empêcher de citer une de mes dernières
lectures, le récit Le météorologue d´Olivier Rolin (éditions du Seuil)*, un des
livres les plus intéressants de cette dernière rentrée, où ce grand écrivain
français nous fait connaître l´histoire d´Alexeï Féodossiévitch Vangengheim(le
météorologue, justement) qui, dénoncé, tombé en disgrâce et déporté aux îles
Solovki aurait cru jusqu´au bout à une erreur, voire une cabale, ignorées des
hautes instances du pouvoir et donc de Staline. Il aurait toujours gardé la foi
en la patrie du socialisme.
«Comment le désir de faire le bien peut-il déboucher sur le mal
absolu ? » s´interroge aujourd´hui Svetlana Alexievitch, pressentie depuis
deux ans pour le prix Nobel de littérature. Elle est de retour à Minsk,
capitale de la Biélorussie (ce pays, tenu d´une main de fer par Loukachenko,
n´a jamais cessé, à vrai dire, d´être communiste) et poursuit son intervention
civique- en mars, elle a pris position dans le conflit entre la Russie et
l´Ukraine, s´étant ainsi attiré les foudres des pro-russes - après des années
en exil, notamment en Allemagne, soutenue par le Pen Club et la fondation
Soros.
Quant aux lecteurs qui admirent son œuvre, ils suivront –sûrement avec
enthousiasme- le travail remarquable qu´elle mène depuis bientôt trois
décennies, un travail qu´elle a su expliquer on ne peut mieux lors de
l´entretien cité plus haut : «Je ne suis pas journaliste. Je ne reste pas
au niveau de l´information, mais j´explore la vie des gens, ce qu´ils ont
compris de l´existence. Je ne fais pas non plus un travail d´historien, car
tout commence pour moi à l´endroit même où se termine la tâche de
l´historien : que se passe-t-il dans la tête des gens après la bataille de
Stalingrad ou après l´explosion de Tchernobyl ? Je n´écris pas l´histoire
des faits mais celle des âmes».
Livres cités de Svetlana Alexievitch (éditions françaises les plus
récentes) :
La guerre n´a pas un visage de femme (éditions J´ai lu, février 2005;traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne)
Les cercueils de zinc (Collection Titres, Christian Bourgois,2006;préface de Dmitri Savitski, traduit du russe par Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest)
La supplication-Tchernobyl, chronique du monde après l´apocalypse (éditions
J´ai lu, juin 2011;traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain)
La fin de l´homme rouge-ou le temps du désenchantement( Actes Sud, septembre 2013; traduit du russe par Sophie Benech).
* J´ai écrit un article sur ce livre pour l´édition Lisbonne du Petit Journal qui fut publié le 27 novembre. L´article s´intitule:Comment expliquer une foi immense?