Salim Bachi ou la
cartographie de l´exil.
Victimes des humeurs du souverain en place, nombre d´écrivains ont été de
tout temps contraints à l´exil. Certes, d´aucuns pourraient toujours me
contredire en brandissant l´exemple d´écrivains qui ont mis leur plume au
service d´obscurs intérêts, soit en frayant avec des pouvoirs totalitaires,
soit en succombant devant certains privilèges auxquels ils n´auraient pas
résisté. De toute façon, la plupart des écrivains ont peut-être même l´exil
comme patrie, ne serait-ce que l´exil intérieur. On peut même se demander si
exil et écrivain ne sont pas des mots synonymes. Quoi qu´il en soit, le vrai écrivain, de par
le respect de sa propre conscience critique, est en quelque sorte un
exilé : un exilé de la norme et du conformisme.
Né à Alger en 1971, Salim Bachi -dont j´ai déjà en quelque sorte brossé le
portrait dans un autre article, «Salim Bachi ou les enfants de Cyrtha», que
vous pouvez retrouver sur ce blog dans les archives de l´année 2011- - a quitté
l´Algérie pendant la guerre civile pour poursuivre des études de Lettres à
Paris et surtout pour écrire. En quelques années, il est devenu sans l´ombre
d´un doute un des meilleurs écrivains de langue française de sa génération en
tissant une œuvre cohérente et sans concessions, composée de nombreux romans et
récits dont Le chien d´Ulysse (Prix Goncourt du premier roman, Prix de la
Vocation, Bourse de la découverte Prince Pierre de Monaco), La Kahéna (Prix
Tropiques), Tuez-les tous, Le silence de Mahomet, Le Consul -sur Aristides de
Sousa Mendes, le consul portugais à Bordeaux qui a sauvé des milliers de juifs pendant
la seconde guerre mondiale- Dieu, Allah, moi et les autres (prix Renaudot du
Livre de Poche) ou Un jeune homme en colère.
En octobre dernier, les éditions JC Lattès ont publié un nouveau livre de
Salim Bachi, cette fois-ci un brillant récit intitulé L´exil d´Ovide. L´Ovide
dont il est question ici est bel et bien le grand poète latin Publius Ovidius
Naso (ce surnom lui vient de son nez proéminent), le célèbre auteur des
Métamorphoses et de L´Art d´aimer, né en
43 avant J.C à Sulmone, en Italie, et mort en 17 ou 18 après J.C à Tomis(ou
Tomes), l´actuelle Constantza en Roumanie, alors en Scythie Mineure au bord de
la Mer Noire (Pont-Euxin, à l´époque). C´est dans cette ville qu´il avait été
exilé, en l´an 8 après J.C, sur un simple édit de l´empereur Auguste. Ovide fut
en fait assigné à résidence dans une ville où vivait une population composée de
Gètes (que certains historiens associent aux Daces) et de Grecs. En ce
temps-là, la promulgation d´un simple édit, sans autre forme de procès,
permettait d´éviter tout débat judiciaire. En effet, Ovide ne fut ni banni, ni
déporté, il fut relégué. La relégation
-contrairement à la déportation-n´impliquait pas la perte de la citoyenneté
romaine ni la confiscation de ses biens. Elle ne touchait pas à sa fortune et
ne lui interdisait ni d´écrire ni de communiquer avec sa femme-qui
mystérieusement ne l´a pas suivi en exil- et ses amis, ni de conserver ses
esclaves. La relégation était théoriquement temporaire et non pas perpétuelle,
mais Auguste ne l´a jamais révoquée et Ovide fut soumis au plus strict silence
quant à la raison de son exil. Comme nous le rappelle Salim Bachi, les historiens
ne s´accordent guère sur les véritables raisons de l´exil du poète à Tomis :
ou bien il aurait eu une liaison avec Julie, la fille d´Auguste- ce qui est peu
vraisemblable- ou bien il aurait pratiqué la divination, interdite à l´époque,
une raison plus vraisemblable, étant donné que les Romains étaient
superstitieux et «prompts à s´en remettre aux augures».Salim Bachi s´interroge:
«Surprit-il la femme ou la fille de ce dernier avec un amant ou une amante
pendant l´une de ces fêtes où l´on se débridait d´une morale trop
austère ? Dans les Tristes, il répète souvent que son seul crime fut de
voir ce qu´il n´aurait pas dû voir. Un crime d´indiscrétion en quelque sorte.
Une porte aurait dû rester close. Une fenêtre à travers laquelle le poète
entr´aperçoit deux corps qui s´agitent, un drap qui tombe, découvrant un sein
impudique. Il ne dira pas ce qu´il a vu dans ses lettres, à personne, craignant
au bout du monde d´attiser la colère de César Auguste, vieil homme redoutable
qui avait enterré Marc-Antoine et Lépide, ainsi que Cicéron dont les mains
coupées furent clouées sur les rostres. Ses nombreuses tentatives pour obtenir
la clémence du Prince en adoucissant son crime ne serviront à rien. Auguste
resta sourd à la demande de clémence lancée par Ovide depuis son îlot».
Caton, Sénèque, Antoine, Néron et d´autres ont choisi la disparition à l´exil.
Ovide ne s´est pas résolu à tout perdre pour une question d´honneur. Comme l´a
si bien vu Salim Bachi, il a préféré perdre un peu, comme ces joueurs invétérés
qui parient compulsivement en espérant d´emporter la mise à la fin. Ce fut
lourd à porter et cela l´a conduit petit à petit au tombeau. La tristesse, la
nostalgie perçaient dans ses lettres comme l´a si bien matérialisé il y a plus
d´un demi-siècle l´écrivain roumain d´expression française Vintila Horia dans
son beau roman Dieu est né en exil (Prix Goncourt 1960, non décerné pourtant à
cause d´une polémique sur le passé antisémite de l´auteur, mais cela est une
autre histoire). Ce roman, qui a pour sous-titre, Journal d´Ovide à Tomes est
une sorte d´ autobiographie ou de mémoires imaginaires du poète latin.
Néanmoins, quand la réalité se mêle à la fiction, ce qui en découle est parfois
surprenant. Dans le troisième chapitre de ce roman (divisé en huit chapitres,
chacun correspondant à une année d´exil), le narrateur-Ovide
lui-même-écrit : «Trop de lettres à écrire, à ma femme, aux amis
lointains, pendant l´année qui vient de finir. Je n´ai jamais oublié pourtant
ces pages cachées, mais j´ai vécu avec émotion l´espoir du retour et ce
sentiment d´orgueil extérieur m´a empêché d´être juste envers moi-même,
c´est-à-dire de reconnaître la vérité et de l´écrire. Pendant de longs mois, je
lui ai préféré le mensonge, l´ancien, le fidèle, le familier mensonge. Revenir
à la réalité que je me suis obligé de dire dans ces pages, c´eût été me donner
pour vaincu, accepter le désespoir avec stoïcisme et renoncer à l´illusion du
retour, pour consacrer de nouveau mon attention aux personnages et aux faits
réels qui m´entourent, à ma vie telle que le destin l´a voulue».Pourtant, la
nostalgie ne cesse de le tarauder et au quatrième chapitre (correspondant donc
à la quatrième année), il est hanté par des songes le transportant souvent à
Rome, soit le terrifiant par des tourments qui l´enchaînent, soit le
plongeant en de douces images: «Ces images
se succèdent souvent au cours de la même nuit. Je me réveille, le cœur battant
à se rompre, en criant d´angoisse, sous le coup de fouet d´un barbare.
«Auguste» commence à aboyer, je dois crier pour le faire taire et je continue à
trembler, possédé encore par la peur du rêve. Je m´endors quelque temps après
et je tombe dans l´autre rêve, l´heureux, et je recommence les promenades dans
mon jardin».
Pour en revenir au magnifique récit de Salim Bachi, s´il est placé sous
l´égide d´Ovide, il est au bout du compte une réflexion sur la littérature, la
mélancolie, la nostalgie, la mémoire et l´exil.
Dans une promenade littéraire de cent –quatre-vingt pages environ, on voit
défiler, entre autres, Stefan Zweig, Alfred Döblin, Thomas Mann, James Joyce ou
Fernando Pessoa. Ce dernier, poète portugais aux multiples visages, poète
pluriel, qui a éparpillé son talent dans ses différents hétéronymes –Álvaro de
Campos, Alberto Caeiro, Ricardo Reis ou Bernardo Soares- , des hétéronymes qui
ne sont pas des pseudonymes, ce sont plutôt des personnages pour lesquels le
poète a créé une biographie et par la voix desquels il s´exprime, Fernando
Pessoa (1888-1935) donc a peuplé Lisbonne de sa mélancolie et de sa voix
singulière. Rien n´est plus nostalgique à Lisbonne que de parcourir la ville
sous le signe de Fernando Pessoa, comme le fait d´ailleurs Salim Bachi :
«Parcourir Lisbonne, ce Livre de l´Intranquillité ouvert sous mes pas, me
permettait de recréer le parcours mythique d´un des plus grands poètes de tous
les temps. Je continuais à exercer mon métier de gardeur d´âmes et délivrer
ainsi ma conscience d´un étrange fardeau, le livre de l´un de mes plus
importants hétéronymes : Salim Bachi, auteur algérien de langue française,
en double exil à Paris, créateur d´une ville énigmatique au nom improbable de
Cyrtha et de ses avatars». Et il poursuit dans le paragraphe suivant :
«Plus sérieusement, il s´agit avant tout de continuer à explorer le mythe de
l´écrivain divorcé avec le monde, à la fois agent et sujet de sa propre fiction,
dépositaire d´une tradition ancienne et néanmoins introuvable, habitant d´un
lieu et citoyen du néant : la Lisbonne de Pessoa me paraît à cet égard
emblématique».
La ville de Lisbonne -ou toute autre ville, comme Alger ou Constantine, en
Algérie- peut se confondre parfois, dans la mémoire d´un écrivain, avec
n´importe quelle ville imaginaire-aussi différente soit-elle de la ville
réelle- comme, en fait, «une ville énigmatique au nom improbable de Cyrtha» que
l´auteur évoque et qui nous renvoie à son premier roman, Le chien
d´Ulysse : «De jour, Cyrtha perd son lustre. Sa majesté, de nuit vêtue,
sous l´ardeur solaire, tourne à la souillon du conte. J´habite à la bordure de
la ville, dans une de ses banlieues sans âme qui ceinturent toutes les
agglomérations algériennes. La ville de nos rêves, habillée pour un destin
guerrier, se brise, nue et fragile, au contact de la réalité».
Vous l´avez peut-être compris : ce récit joue un peu le rôle d´une
autobiographie sentimentale où le citoyen Salim Bachi côtoie l´écrivain Salim
Bachi. Le récit revisite l´ enfant qui a séjourné à Paris pour la première fois
à l´âge de onze ans pour des soins médicaux, et, à l´âge adulte, le jeune
étudiant de Lettres, le pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome, et celui qui
développe sa vocation d´écrivain.
Au fil de ses livres, Salim Bachi ébauche une cartographie du rêve, des
espoirs déçus, des obsessions qui nourrissent son œuvre d´écrivain et signe,
avec ce récit, un vibrant hommage à la littérature.
Salim Bachi, L´exil d´Ovide, éditions Jean-Claude Lattès, Paris, novembre
2018.