Friedrich
Reck-Malleczewen, un aristocrate allemand.
Il y a soixante –dix ans l´Europe s´affranchissait finalement de l´hydre
nazie qui pendant une douzaine d´années avait semé la terreur, d´abord en
Allemagne, puis sur tout le vieux continent. Nombre d´historiens s´interrogent
aujourd´hui encore sur les raisons qui auraient poussé un peuple aussi instruit
que l´Allemand à succomber devant le chant des sirènes hitlériennes. Pour
d´aucuns, l´hystérie qui s´est emparée des Allemands puise sa source dans
l´humiliation subie par tout un peuple à la suite des sévères conditions
imposées par le Traité de Versailles et les conséquences qui en ont découlé,
dont le chômage, l´hyperinflation, bref la crise généralisée. C´est d´ailleurs
l´argument le plus commun, mais peut-être n´explique-t-il pas tout. Quoi qu´il
en soit, plus important que de chercher
les raisons de l´adhésion massive au message d´un fou-ou tant qu´à faire,
celles qui ont amené tant de Français, par exemple, et d´autres peuples à
collaborer avec l´occupant nazi de leur pays-c´est le travail de mémoire et
l´hommage que l´on doit rendre à ceux qui en Allemagne, en France et ailleurs
ont eu le courage de combattre les nazis, des façons les plus diverses, souvent
au prix de leur vie.
En Allemagne, beaucoup d´intellectuels ont vu brûler leurs livres, ont dû
s´exiler, mais d´autres sont restés en Allemagne, dans une sorte d´exil
intérieur et couchant sur le papier leur détestation des butors qui
gouvernaient leur pays. C´est le cas de Friedrich Reck–Malleczewen, fils d´un
député conservateur et écrivain singulier puisque dérogeant aux canons
traditionnels de l´intellectuel contestataire. Né le 11 août 1884 à Lyck, en
Prusse-Orientale (aujourd´hui en Pologne) Friedrich Reck-Malleczewen, catholique,
monarchiste, médecin de formation-métier qu´il délaisse pour se consacrer à
l´écriture et au journalisme (critique de théâtre et chroniqueur régulier du
prestigieux Süddeutsche Zeitung), Bavarois d´adoption, il s´est inventé-comme
nous le rappelle Pierre –Emmanuel Dauzat –, un peu à la manière de Romain Gary
ou d´André Malraux, des généalogies prestigieuses d´aristocrate prussien. Non
pas pour revendiquer des droits, mais pour se donner des devoirs de «noblesse
oblige» que «ses pairs» avaient travestis ou reniés au service des nazis. Il
aimait à rappeler que les Allemands de l´Ouest avaient toujours du mal à
comprendre l´autre Allemagne, celle qui va de l´Oural à la Prusse-Orientale et
dont l´influence sur l´identité allemande était des plus pernicieuses. Se
réclamant souvent de Heinrich Heine (1797-1856), que les nazis abhorraient (le
tenant pour symbole du «poison juif»), il considérait que l´aristocratie de
sang avait trahi son ascendance en ralliant Himmler et en se vendant pour un
plat de lentilles. Il lui opposait une autre aristocratie, celle des valeurs.
Auteur de quelques romans à succès, Reck-Malleczewen fut pourtant proche
dans un premier temps de l´expressionisme. Son roman Sif de 1926(traduit en
français par La femme qui a tué) fut souvent rapproché du Professeur Unrat de
Heinrich Mann, mais aussi de La Ronde d´Arthur Schnitzler et de certains écrits
de Franz Werfel et d´Ernst Wiechert. Néanmoins, pour la postérité, son livre le
plus fort (avec peut-être le roman Bockelson) reste La haine et la
honte-Journal d´un aristocrate allemand, 1936-1941. Hannah Arendt l´a tenu pour
un des témoignages les plus importants sur l´Allemagne d´ Hitler. Ils ne sont
pas particulièrement nombreux les documents de haute qualité littéraire sur
cette période sombre de l´histoire allemande écrits par des Allemands restés
dans le pays. Il me vient à l´esprit les deux tomes du Journal de Viktor
Klemperer (Mes soldats de papier et Je veux témoigner jusqu´au bout) et au
niveau de la fiction le roman Seul dans Berlin de Hans Fallada. Le journal que Friedrich
Reck-Malleczewen gardait enfoui dans son jardin et qu´il a tenu entre mai 1936
et octobre 1944, quelques semaines avant la deuxième incarcération qui l´a mené
à Munich, puis au camp de Dachau où il est mort le 16 février 1945, est un
document exceptionnel d´un homme intègre qui s´est fait fort de préserver
jusqu´au bout sa dignité, refusant de se corrompre devant la monstruosité d´un
régime qui a promu l´ignominie au rang le plus élevé de la hiérarchie de
l´Etat. Il ne pouvait renier ses principes. En effet, comme il l´a écrit
lui-même en septembre 1937:«Il était plus commode de fuir vers la
civilisation que de demeurer dans cet avant-poste plein de dangers, que de
rester dans la barbarie pour affronter l´illégalité». En effet, il n´a pas
cherché à s´enfuir, il a dévisagé l´ennemi et a appelé de ses vœux la défaite
de l´armée de son pays pour que la nation allemande puisse finalement renaître
de ses cendres, tel le phénix.
Ce journal fut publié en français pour la première fois en 1968 chez Le
Seuil et c´est grâce aux éditions de la Librairie Vuibert que les lecteurs francophones
peuvent avoir accès de nouveau à ce remarquable document, avec des pages
retrouvées depuis et une belle préface de Pierre –Emmanuel Dauzat, intitulée :
«Reck-Malleczewen ou le salut par la haine».
Le Journal commence en mai 1936 avec la mort d´Oswald Spengler, non sans,
paradoxalement, une note d´humour avec deux ou trois anecdotes sur l´auteur du
Déclin de l´Occident qui prêtent à sourire alors que Spengler était un homme
dépourvu d´humour. Il détestait les nazis mais Reck-Malleczewen lui reproche
d´être tombé sous la dépendance de l´oligarchie de l´industrie lourde et que
cette dépendance avec le temps se soit mise à l´influer sa pensée.
L´anathème est d´ordinaire jeté sur l´oligarchie industrielle qui a composé
avec le nazisme, mais les arguments de Reck-Malleczewen sont vastes et solides.
En concomitance avec l´écriture de ce journal-dans les premières années-il
travaille aussi à Bockelson, un roman historique qui lui permet de dresser un
rapprochement peut-être insoupçonné, mais tout à fait légitime, entre la
barbarie perpétrée par le Reich et celle qui a vu le jour quatre siècles plus
tôt, au Moyen Âge, lors de la mise en place de la république anabaptiste de
Münster. Les manuels d´histoire nous racontent qu´en février 1534 les
anabaptistes sont parvenus à établir, sous la férule de Jean de Leyde qui se
disait inspiré par des visions divines, une théocratie dans la ville
westphalienne, instaurant séance tenante un climat de terreur (où, par exemple,
la polygamie fut légalisée et les décapitations étaient monnaie courante) qui a
sévi jusqu´en juin 1535. Quelques mois après que l´archevêque Franz von Waldeck
avec l´aide des princes allemands eut repris la cité-État de Münster, Jean de
Leyde avec deux autres dirigeants anabaptistes ont été exécutés sur la place du
marché de Münster et leurs cadavres exposés ensuite dans des cages suspendues
au clocher de l´église Saint-Lambert. À ce sujet, Reck-Malleczewen écrit :
«Là aussi, tout comme chez nous, le grand prophète est un raté, un bâtard pour
ainsi dire conçu dans le ruisseau, comme chez toute résistance capitule devant
lui à la stupéfaction du reste du monde» Et plus loin : «Ainsi donc, comme
chez nous, ce sont des femelles hystériques, des maîtres d´école tarés, des
prêtres défroqués, des proxénètes arrivés et le rebut de toutes les professions
qui constituent le soutien principal de ce régime(…)À Münster, exactement comme
chez nous, le manteau de l´idéologie dissimule un noyau de luxure, d´avidité,
de sadisme et d´histrionisme sans limites ; et qui doute de la nouvelle
doctrine ou va même jusqu´à la critiquer est une victime toute désignée pour le
bourreau».
Friedrich Reck-Malleczewen s´acharne particulièrement- comme je l´ai laissé
entrevoir plus haut-sur cette Allemagne prussienne et militariste sur laquelle
il ne cesse de tirer à boulets rouges : «Depuis que l´oligarchie, qui elle
au moins avait encore le sens des responsabilités, a disparu, depuis que l´on a
commis à Versailles l´incroyable folie de détruire l´Autriche, unique obstacle
à ce processus, et de conserver ainsi en vie l´éternel braillard du Nord,
depuis ce temps, il a suffi de la rencontre de la voracité prussienne et d´un
aventurier politique pour déclencher la grande catastrophe européenne que nous
sentons tous venir. La lutte clandestine contre le nazisme menée avec
acharnement, surtout en Allemagne du Sud, est en même temps une lutte contre la
prussianisation et pour une structure de l´Allemagne conforme à la nature. Ce
qui aujourd´hui encore, est un problème allemand, sera demain un problème
européen, voire planétaire. Peu de temps passera avant que l´Europe ne se
trouve devant ce choix : se laisser submerger par le flot de badigeon prussien
uniformément gris, ou protéger enfin les battements de son propre cœur contre
l´esprit de domination d´une colonie atteinte de mégalomanie».
Ce qui ressort à la lecture de ce journal, c´est l´extrême lucidité de
l´auteur qui, quasiment en visionnaire, a prédit tous les dangers qui étaient
en train de s´ébaucher en Allemagne et en Europe. S´il ne partage pas le ton
prophétique et emphatique du Français André Suarès dans son essai de 1936 Vues
sur l´Europe (voir ma chronique de janvier), l´indépendance d´esprit et le ton
combatif rapprochent un tant soit peu les deux écrits, malgré les spécificités
de chaque genre (essai d´un côte, un journal de l´autre) et la période
temporelle dissemblable des deux livres (le journal de «l´aristocrate allemand»
s´étale sur huit ans).
Début octobre 1944, en désespoir de cause, le régime - alors que la débâcle
pointait déjà à l´horizon-décide d´une levée en masse pour nourrir les rangs de
l´Armée du peuple(Volkssturm). On intime à Reck-Malleczewen l´ordre de
s´enrôler. Lui qui, diabétique, avait échappé à la première guerre mondiale
ignore la demande et le 13 octobre, il est arrêté, puis incarcéré sur ordre du
bureau de recrutement militaire à Traunstein pour sabotage de l´effort de
guerre. De cette semaine en prison, sa haine, sa vomissure de ce que représente
ce qu´il nomme dans son journal «l´hitlerie» ne fait que s´accentuer: «Ils
haïssent tout ce qui pourrait apporter une touche d´esprit et de beauté(…) et
c´est de cette affinité avec la laideur qu´ils ont construit une religion au
sanctuaire de laquelle le monde entier doit prier.» Et encore : «Non, ils
seront extirpés, ils seront traqués sans remords, ramenés à leur vrai niveau
par tous les moyens concevables et inconcevables qu´on puisse trouver pour les
humilier parce que c´est alors seulement, quand tout souvenir d´eux aura été
effacé, que la paix régnera dans le monde.» Ils seraient bien extirpés, mais
l´auteur, mort à Dachau, n´a pas vécu pour le voir…
Quand on évoque la résistance intellectuelle allemande à la barbarie
hitlérienne et au Troisième Reich, on pense surtout à une résistance de gauche.
Néanmoins- et ce livre en est l´exemple frappant-il y a également eu des
écrivains de droite qui ont trempé leur plume dans le vitriol afin d´invectiver
l´hydre nazie et la terreur qu´elle a charriée. Entre la discrétion d´Ernst Von
Salomon et le rôle souvent ambigu joué par Ernst Jünger (voir la chronique de
juin 2014), Friedrich Reck –Malleczewen a été un homme courageux et il l´a payé de sa vie…
Friedrich Reck –Malleczewen, La haine et la honte-journal d´un aristocrate
allemand (1936-1944), traduit de l´allemand par Élie Gabey et Pierre-Emmanuel
Dauzat, préface de Pierre-Emmanuel Dauzat, éditions de la Librairie Vuibert,
Paris, 2015.