Milan Kundera ou l´insoutenable légèreté de l´exil (réflexions à l´occasion de la parution de son dernier livre Une rencontre).
En octobre dernier, une étrange nouvelle a fait irruption sur les pages du magazine tchèque Respekt : un des écrivains européens les plus réputés, Milan Kundera, aurait dénoncé en 1950 un compatriote- Miroslav Dvorácek- auprès de la police communiste tchécoslovaque. Cette révélation ne pouvait que frapper de stupéfaction tout lecteur avisé. Quand on sait ce que Milan Kundera a représenté pour toute une génération d´européens qui ont vibré avec ses romans les plus symboliques comme L´insoutenable légèreté de l´être, La valse aux adieux, La vie est ailleurs ou L´Immortalité, on peut imaginer le désarroi de ses admirateurs, à supposer que ces révélation fussent vraies, car nombre d´observateurs ne se sont pas privés de tirer à boulets rouges sans même avoir entendu la version des faits livrée par l´auteur. Milan Kundera s´en est défendu réfutant toutes les imputations qui lui avaient été adressées. L´affaire s´est par la suite estompée et les dernières nouvelles en provenance de la Tchéquie laissent supposer que les documents des archives de la police qui étayaient cette accusation étaient des faux. Quoi qu´il en soit, il y aura toujours des esprits pernicieux pour insinuer qu´il n´y a jamais de fumée sans feu et ce doute planant sur l´honorabilité d´un écrivain est un fait on ne peut plus intolérable.
Néanmoins ces accusations peuvent être lues à la lumière d´une réalité encombrante que l´on ne saurait escamoter : Milan Kundera est toujours mal-aimé dans son pays d´origine. À l´époque communiste, on le sait, la méthode Kundera, teintée d´érotisme et d´humour et où les événements politiques et historiques étaient décrits avec une subtile ironie, ne pouvait qu´ulcérer les tenants de la morale puritaine fussent-ils Tchèques ou Russes (faudrait-il écrire Soviétiques ?). On n´ignorait pas non plus que Kundera n´était pas en odeur de sainteté avec les communistes tchécoslovaques et l´écrasement du printemps de Prague n´a fait qu´accentuer le malaise. Dans l´excellent dossier que le magazine Transfuge a consacré au plus international des auteurs tchèques en avril dernier, Oriane Jeancourt Galignani nous rappelait qu´au temps de Gustav Husak, l´homme de la «normalisation» soviétique, la lecture de L´insoutenable légèreté de l´être était punie de la même peine que la lecture de La Bible, à savoir cinq ans de prison. C´étaient encore une de ces innombrables contradictions de la soi-disant morale communiste. C´est que, contrairement à d´autres courants gauchistes plutôt libertaires,ce que l´on pourrait dénommer comme la version stalinienne du communisme était, pour ce qui est des mœurs sexuelles, d´un puritanisme que n´auraient pas renié certains esprits conservateurs d´inspiration catholique. Ironiquement –ou peut-être pas- Gustav Hasek, avant de pousser son dernier soupir, a demandé un prêtre pour se confesser. Une situation réelle qui, comme Oriane Jeancourt Galignani l´a écrit à juste titre, pourrait figurer dans une fiction de Kundera…
En 1975, l´auteur né à Brno en 1929 est parti en France où il vit toujours. Suite à son départ, il fut déchu de sa nationalité. Pourtant, on aurait pu penser qu´après la chute du mur de Berlin et l´émancipation des pays est- européens de la tutelle de Moscou, les choses se seraient passées autrement pour Milan Kundera. Or, il n´en fut rien. Alors que vingt ans se sont déjà écoulés après le retour à la démocratie, Milan Kundera est le seul dissident de renom à n´avoir jamais été décoré par son pays. On a souvent mis cet «oubli volontaire» sur le compte des désaccords entre Kundera et l´ancien président du pays, le dramaturge Vaclav Havel. Pourtant, la situation n´a pas changé après que Havel eut quitté la présidence du pays. Il y a donc tout lieu de s´interroger : Pourquoi les Tchèques détestent-il autant Milan Kundera ? Le 27 avril on pouvait lire sur le site Rue 89(rue89.com) un article intéressant de Martin Danes où ce journaliste et écrivain tchèque essayait d´apporter quelques réponses à cette incompatibilité entre l´écrivain et son pays d´origine. Il est paraît-il deux raisons de poids, selon Martin Danes, qui pourraient expliquer l´objection des Tchèques vis-à-vis de leur écrivain le plus réputé : l´exil de Kundera et surtout sa décision de ne pas rentrer chez soi après la révolution de velours, et le choix du français- et par conséquent l´abandon du tchèque- comme langue de création. La première raison me semble assez plausible, l´exil n´est pas toujours vu d´un bon œil par ceux qui restent et qui subissent la loi de la censure. Devant se contenter d´un quotidien triste et grisonnant, ils voient s´écouler les jours dans une indolente monotonie, tissant ainsi en quelque sorte un exil intérieur souvent bien plus douloureux que la nostalgie vécue par ceux qui, rongés par la mélancolie, ont au moins la chance de vivre en liberté. Bohumil Hrabal en savait quelque chose lui qui contrairement à Kundera n´est pas parti et dont les livres ont été frappés d´interdiction à maintes reprises et pendant de longues périodes. On ne peut pas néanmoins condamner un homme parce qu´il a choisi l´exil. Parmi ceux qui sont restés combien d´entre eux n´auraient pas fait de même, s´ils en avaient eu l´occasion? Quant à la deuxième raison –l´abandon de la langue maternelle et le choix du français- serait-elle de nature à brouiller de la sorte les Tchèques avec leur compatriote ? Malgré l´attachement des petits pays à leurs traditions, leur histoire et leur langue maternelle et nonobstant la poussée nationaliste en Tchéquie, l´essence du Tchèque n´est-elle pas celle d´être cosmopolite ? En plus, j´ai déjà écrit ailleurs (si je ne m´abuse à propos de Petr Král, qui lui en fait est récemment rentré au pays) qu´il y a au moins cinq écrivains tchèques contemporains écrivant en français. Certes, ils n´ont pas tous la réputation de Milan Kundera. Mais combien d´écrivains tchèques n´ont-ils pas continué d´écrire en allemand même après l´écroulement de l´empire austro-hongrois ? J´y reviendrai…
On connaît la vieille maxime selon laquelle nul n´est prophète chez soi. Pourtant, si Kundera ne fait pas l´unanimité dans son pays d´origine, dans son pays d´adoption, la France –dont il a déjà acquis la nationalité par ailleurs-, il en fait de moins en moins. Nombre d´observateurs affirment depuis des années que lorsque il s´est mué en écrivain français la majeure partie de ses qualités- le rapport à l´humour et à l´ironie et la richesse lexicale- se seraient envolées, surtout dans ses romans. Les critiques à l´encontre de ses romans ont parfois été particulièrement acerbes ou, en alternative, un brin moqueuses. Certains ont même insinué qu´il n´y avait pas loin entre ses livres et des romans à l´eau du rose. Ces critiques ont poussé Milan Kundera à faire un pied de nez à la France. En effet son livre L´Ignorance ne fut disponible en version originale, donc en français, que bien après sa traduction en d´autres langues !
Le dernier livre de Milan Kundera –Une rencontre- paru le 26 mars aux éditions Gallimard, n´a pas suscité beaucoup de réserves de la presse française, quoiqu´un critique ou un autre aient crié au manque d´originalité.
Une rencontre est en fait un hybride de carnet, de journal, de tableau de bord, de recueil d´articles que l´on pourrait rassembler sous l´étiquette de l´essai, dans la lignée d´autres livres précédents comme L´art du roman ou Le rideau.
En lisant ce livre, on peut se rendre compte- si tant est que l´on pourrait encore en douter- que Milan Kundera est non seulement un admirable romancier, mais aussi un brillant essayiste.
En guise d´épigraphe, on retrouve dans la page de garde les mots qui suivent : «…rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs ; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et mes vieux amours (Rabelais, Janacek, Fellini, Malaparte)». Ces réflexions et ces souvenirs auxquels il fait allusion portent sur des passions anciennes de l´auteur mais aussi sur des passions plus récentes et lui permettent d´asseoir sa réputation d´écrivain à la culture solide et cosmopolite, une culture irriguée non seulement par la littérature, mais aussi le cinéma, la musique ou la peinture. Le premier texte est d´ailleurs une réflexion sur un artiste de cette dernière catégorie et non des moindres, Francis Bacon. Cet essai sur le geste brutal du peintre est un véritable exercice de sensibilité et d´intelligence et ce parce que Kundera excelle à faire des rapprochements et des corrélations entre différents artistes comme on peut le constater en lisant cet extrait que l´on vous reproduit : «Beckett, de même que Bacon, ne se faisait pas d´illusions sur l´avenir du monde ni sur celui de l´art. Et à ce moment de la fin des illusions on trouve chez eux la même réaction, immensément intéressante et significative : les guerres, les révolutions et leurs échecs, les massacres, l´imposture démocratique, tous ces sujets sont absents de leurs œuvres. Dans son Rhinocéros, Ionesco s´intéresse encore aux grandes questions politiques. Rien de tel chez Beckett. Picasso peint encore Massacre en Corée. Sujet impensable chez Bacon. Quand on vit la fin d´une civilisation (telle que Beckett et Bacon la vivent ou pensent la vivre), la dernière confrontation brutale n´est pas celle avec une société, avec un État, avec une politique, mais avec la matérialité physiologique de l´homme» (pages 27-28).
Dans ce livre, beaucoup de noms sont convoqués sur scène comme s´ils faisaient tous partie de diverses variations sur deux ou trois thèmes essentiels de la création artistique : l´artiste devant son œuvre, le désarroi face au monde qui l´entoure, la solitude et l´exil. Sur ce dernier sujet, Kundera écrit un texte aussi bref que lucide sur sa compatriote, l´historienne d´art et poète Vera Linhartova qui à l´instar de Kundera s´est exilée en France, s´est mise à écrire en français et n´est pas rentrée après la chute du communisme. Au début des années quatre-vingt-dix, elle est intervenue dans un colloque à l´Institut français de Prague où elle a exposé les raisons pour lesquelles elle ne s´est pas sentie obligée de rentré au pays : «L´écrivain est tout d´abord un homme libre, et l´obligation de préserver son indépendance contre toute contrainte passe avant n´importe quelle autre considération. Et je ne parle plus maintenant de ces contraintes insensées que cherche à imposer un pouvoir abusif, mais des restrictions – d´autant plus difficiles à déjouer qu´elles sont bien intentionnées –qui en appellent aux sentiments du devoir envers le pays.»(page124)Et plus loin : « Mes sympathies vont aux nomades, je ne me sens pas l´âme d´un sédentaire. Aussi suis-je en droit de dire que mon exil à moi est venu combler ce qui, depuis toujours, était mon vœu le plus cher : vivre ailleurs» (page 125). Quant au choix du français,Vera Linhartova a affirmé que l´écrivain n´est pas prisonnier d´une seule langue et que cette histoire du lien indissoluble de l´écrivain à sa langue maternelle est un de ces mythes qui servent d´excuses à des gens timorés. A la lumière de ces assertions de Vera Linhartova reproduites par Kundera, les lecteurs comprendront maintenant pourquoi j´ai écrit plus haut, alors que j´évoquais la méfiance des Tchèques à l´égard de Kundera, l´expression« J´y reviendrai». En effet, à l´aune de ce que l´on connaît sur Kundera, on n´a aucun doute qu´il souscrit on ne peut mieux aux affirmations de Vera Linhartova. Ce texte de Kundera sur sa compatriote s´intitule en fait«L´exil libérateur selon Vera Linhartova».
Mais si Kundera évoque des auteurs assez connus comme Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes, Juan Goytisolo, Philip Roth, Louis -Ferdinand Céline ou Dostoïevski, il n´oublie pas ceux ayant un public plus restreint comme Gudbergur Bergsson et Marek Bienczyk, prouvant ainsi sa vaste culture aussi bien que le raffinement de ses choix (1).
Le dernier mot, Kundera le réserve à un ses (et de mes) auteurs- culte, l´Italien Curzio Malaparte(2). Ce personnage de légende et excentrique, qui avait la réputation d´un caméléon, qui fut à tour de rôle mussolinien, anti-fasciste et un tant soit peu maoïste à la fin de sa vie, est, selon Kundera le pré -modèle de l´écrivain engagé. Kundera rappelle un épisode de la vie de Malaparte survenu lors de la première guerre mondiale qui témoigne bien de quelle trempe il était fait. En effet, les jeunes volontaires italiens se sont divisés en deux groupes rivaux, les uns se réclamant de Garibaldi et les autres de Pétrarque qui avait vécu dans la même région du sud de France d´où ils sont partis pour le front. Or, Malaparte s´est rangé sous le drapeau de Pétrarque, montrant de la sorte que son engagement n´était pas celui d´un syndicaliste ou d´un militant politique, mais plutôt celui d´un Shelley, d´un Hugo ou d´un Malraux.
Kundera nous rappelle encore, toujours concernant Malaparte, les caractéristiques innovatrices de ses deux romans emblématiques : Kaputt et La Peau. Le premier est un hybride de fiction et reportage de correspondant de guerre avec un langage baroque où le sang inonde bien des pages traduisant toute l´horreur de la seconde guerre mondiale. Le second est un livre tout aussi important qui retrace la libération de l´Italie par les Américains, mais où pointe déjà comme la configuration d´une nouvelle façon de concevoir l´Europe. Comme Kundera l´écrit à la page 200 : «Ce qui l´a fasciné, c´est la nouvelle façon d´être européen, la nouvelle façon de se sentir européen, qui dorénavant sera déterminée par la présence de plus en plus intense de l´Amérique. Dans La Peau, cette nouvelle façon d´être surgit de la galerie de portraits, courts, succincts, souvent drôles, des Américains alors présents en Italie.»
Malgré l´aversion des Tchèques à son égard et malgré les réticences récentes de certains critiques littéraires français, Milan Kundera est pour moi et sans doute pour nombre de lecteurs de par le vieux continent une référence de la culture européenne et une des voix majeures de la littérature contemporaine. Un digne représentant, qu´on le veuille ou non, du grand héritage de l´Europe des Lumières.
(1)Kundera consacre aussi un chapitre à Anatole France,un nom plus ou moins oublié de la littérature française:« Les listes Noires ou divertimento en hommage à Anatole France.»
(2) À lire le livre de Raymond Guérin reparu tout récemment aux éditions Finitude : Du côté de chez Malaparte.
En octobre dernier, une étrange nouvelle a fait irruption sur les pages du magazine tchèque Respekt : un des écrivains européens les plus réputés, Milan Kundera, aurait dénoncé en 1950 un compatriote- Miroslav Dvorácek- auprès de la police communiste tchécoslovaque. Cette révélation ne pouvait que frapper de stupéfaction tout lecteur avisé. Quand on sait ce que Milan Kundera a représenté pour toute une génération d´européens qui ont vibré avec ses romans les plus symboliques comme L´insoutenable légèreté de l´être, La valse aux adieux, La vie est ailleurs ou L´Immortalité, on peut imaginer le désarroi de ses admirateurs, à supposer que ces révélation fussent vraies, car nombre d´observateurs ne se sont pas privés de tirer à boulets rouges sans même avoir entendu la version des faits livrée par l´auteur. Milan Kundera s´en est défendu réfutant toutes les imputations qui lui avaient été adressées. L´affaire s´est par la suite estompée et les dernières nouvelles en provenance de la Tchéquie laissent supposer que les documents des archives de la police qui étayaient cette accusation étaient des faux. Quoi qu´il en soit, il y aura toujours des esprits pernicieux pour insinuer qu´il n´y a jamais de fumée sans feu et ce doute planant sur l´honorabilité d´un écrivain est un fait on ne peut plus intolérable.
Néanmoins ces accusations peuvent être lues à la lumière d´une réalité encombrante que l´on ne saurait escamoter : Milan Kundera est toujours mal-aimé dans son pays d´origine. À l´époque communiste, on le sait, la méthode Kundera, teintée d´érotisme et d´humour et où les événements politiques et historiques étaient décrits avec une subtile ironie, ne pouvait qu´ulcérer les tenants de la morale puritaine fussent-ils Tchèques ou Russes (faudrait-il écrire Soviétiques ?). On n´ignorait pas non plus que Kundera n´était pas en odeur de sainteté avec les communistes tchécoslovaques et l´écrasement du printemps de Prague n´a fait qu´accentuer le malaise. Dans l´excellent dossier que le magazine Transfuge a consacré au plus international des auteurs tchèques en avril dernier, Oriane Jeancourt Galignani nous rappelait qu´au temps de Gustav Husak, l´homme de la «normalisation» soviétique, la lecture de L´insoutenable légèreté de l´être était punie de la même peine que la lecture de La Bible, à savoir cinq ans de prison. C´étaient encore une de ces innombrables contradictions de la soi-disant morale communiste. C´est que, contrairement à d´autres courants gauchistes plutôt libertaires,ce que l´on pourrait dénommer comme la version stalinienne du communisme était, pour ce qui est des mœurs sexuelles, d´un puritanisme que n´auraient pas renié certains esprits conservateurs d´inspiration catholique. Ironiquement –ou peut-être pas- Gustav Hasek, avant de pousser son dernier soupir, a demandé un prêtre pour se confesser. Une situation réelle qui, comme Oriane Jeancourt Galignani l´a écrit à juste titre, pourrait figurer dans une fiction de Kundera…
En 1975, l´auteur né à Brno en 1929 est parti en France où il vit toujours. Suite à son départ, il fut déchu de sa nationalité. Pourtant, on aurait pu penser qu´après la chute du mur de Berlin et l´émancipation des pays est- européens de la tutelle de Moscou, les choses se seraient passées autrement pour Milan Kundera. Or, il n´en fut rien. Alors que vingt ans se sont déjà écoulés après le retour à la démocratie, Milan Kundera est le seul dissident de renom à n´avoir jamais été décoré par son pays. On a souvent mis cet «oubli volontaire» sur le compte des désaccords entre Kundera et l´ancien président du pays, le dramaturge Vaclav Havel. Pourtant, la situation n´a pas changé après que Havel eut quitté la présidence du pays. Il y a donc tout lieu de s´interroger : Pourquoi les Tchèques détestent-il autant Milan Kundera ? Le 27 avril on pouvait lire sur le site Rue 89(rue89.com) un article intéressant de Martin Danes où ce journaliste et écrivain tchèque essayait d´apporter quelques réponses à cette incompatibilité entre l´écrivain et son pays d´origine. Il est paraît-il deux raisons de poids, selon Martin Danes, qui pourraient expliquer l´objection des Tchèques vis-à-vis de leur écrivain le plus réputé : l´exil de Kundera et surtout sa décision de ne pas rentrer chez soi après la révolution de velours, et le choix du français- et par conséquent l´abandon du tchèque- comme langue de création. La première raison me semble assez plausible, l´exil n´est pas toujours vu d´un bon œil par ceux qui restent et qui subissent la loi de la censure. Devant se contenter d´un quotidien triste et grisonnant, ils voient s´écouler les jours dans une indolente monotonie, tissant ainsi en quelque sorte un exil intérieur souvent bien plus douloureux que la nostalgie vécue par ceux qui, rongés par la mélancolie, ont au moins la chance de vivre en liberté. Bohumil Hrabal en savait quelque chose lui qui contrairement à Kundera n´est pas parti et dont les livres ont été frappés d´interdiction à maintes reprises et pendant de longues périodes. On ne peut pas néanmoins condamner un homme parce qu´il a choisi l´exil. Parmi ceux qui sont restés combien d´entre eux n´auraient pas fait de même, s´ils en avaient eu l´occasion? Quant à la deuxième raison –l´abandon de la langue maternelle et le choix du français- serait-elle de nature à brouiller de la sorte les Tchèques avec leur compatriote ? Malgré l´attachement des petits pays à leurs traditions, leur histoire et leur langue maternelle et nonobstant la poussée nationaliste en Tchéquie, l´essence du Tchèque n´est-elle pas celle d´être cosmopolite ? En plus, j´ai déjà écrit ailleurs (si je ne m´abuse à propos de Petr Král, qui lui en fait est récemment rentré au pays) qu´il y a au moins cinq écrivains tchèques contemporains écrivant en français. Certes, ils n´ont pas tous la réputation de Milan Kundera. Mais combien d´écrivains tchèques n´ont-ils pas continué d´écrire en allemand même après l´écroulement de l´empire austro-hongrois ? J´y reviendrai…
On connaît la vieille maxime selon laquelle nul n´est prophète chez soi. Pourtant, si Kundera ne fait pas l´unanimité dans son pays d´origine, dans son pays d´adoption, la France –dont il a déjà acquis la nationalité par ailleurs-, il en fait de moins en moins. Nombre d´observateurs affirment depuis des années que lorsque il s´est mué en écrivain français la majeure partie de ses qualités- le rapport à l´humour et à l´ironie et la richesse lexicale- se seraient envolées, surtout dans ses romans. Les critiques à l´encontre de ses romans ont parfois été particulièrement acerbes ou, en alternative, un brin moqueuses. Certains ont même insinué qu´il n´y avait pas loin entre ses livres et des romans à l´eau du rose. Ces critiques ont poussé Milan Kundera à faire un pied de nez à la France. En effet son livre L´Ignorance ne fut disponible en version originale, donc en français, que bien après sa traduction en d´autres langues !
Le dernier livre de Milan Kundera –Une rencontre- paru le 26 mars aux éditions Gallimard, n´a pas suscité beaucoup de réserves de la presse française, quoiqu´un critique ou un autre aient crié au manque d´originalité.
Une rencontre est en fait un hybride de carnet, de journal, de tableau de bord, de recueil d´articles que l´on pourrait rassembler sous l´étiquette de l´essai, dans la lignée d´autres livres précédents comme L´art du roman ou Le rideau.
En lisant ce livre, on peut se rendre compte- si tant est que l´on pourrait encore en douter- que Milan Kundera est non seulement un admirable romancier, mais aussi un brillant essayiste.
En guise d´épigraphe, on retrouve dans la page de garde les mots qui suivent : «…rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs ; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et mes vieux amours (Rabelais, Janacek, Fellini, Malaparte)». Ces réflexions et ces souvenirs auxquels il fait allusion portent sur des passions anciennes de l´auteur mais aussi sur des passions plus récentes et lui permettent d´asseoir sa réputation d´écrivain à la culture solide et cosmopolite, une culture irriguée non seulement par la littérature, mais aussi le cinéma, la musique ou la peinture. Le premier texte est d´ailleurs une réflexion sur un artiste de cette dernière catégorie et non des moindres, Francis Bacon. Cet essai sur le geste brutal du peintre est un véritable exercice de sensibilité et d´intelligence et ce parce que Kundera excelle à faire des rapprochements et des corrélations entre différents artistes comme on peut le constater en lisant cet extrait que l´on vous reproduit : «Beckett, de même que Bacon, ne se faisait pas d´illusions sur l´avenir du monde ni sur celui de l´art. Et à ce moment de la fin des illusions on trouve chez eux la même réaction, immensément intéressante et significative : les guerres, les révolutions et leurs échecs, les massacres, l´imposture démocratique, tous ces sujets sont absents de leurs œuvres. Dans son Rhinocéros, Ionesco s´intéresse encore aux grandes questions politiques. Rien de tel chez Beckett. Picasso peint encore Massacre en Corée. Sujet impensable chez Bacon. Quand on vit la fin d´une civilisation (telle que Beckett et Bacon la vivent ou pensent la vivre), la dernière confrontation brutale n´est pas celle avec une société, avec un État, avec une politique, mais avec la matérialité physiologique de l´homme» (pages 27-28).
Dans ce livre, beaucoup de noms sont convoqués sur scène comme s´ils faisaient tous partie de diverses variations sur deux ou trois thèmes essentiels de la création artistique : l´artiste devant son œuvre, le désarroi face au monde qui l´entoure, la solitude et l´exil. Sur ce dernier sujet, Kundera écrit un texte aussi bref que lucide sur sa compatriote, l´historienne d´art et poète Vera Linhartova qui à l´instar de Kundera s´est exilée en France, s´est mise à écrire en français et n´est pas rentrée après la chute du communisme. Au début des années quatre-vingt-dix, elle est intervenue dans un colloque à l´Institut français de Prague où elle a exposé les raisons pour lesquelles elle ne s´est pas sentie obligée de rentré au pays : «L´écrivain est tout d´abord un homme libre, et l´obligation de préserver son indépendance contre toute contrainte passe avant n´importe quelle autre considération. Et je ne parle plus maintenant de ces contraintes insensées que cherche à imposer un pouvoir abusif, mais des restrictions – d´autant plus difficiles à déjouer qu´elles sont bien intentionnées –qui en appellent aux sentiments du devoir envers le pays.»(page124)Et plus loin : « Mes sympathies vont aux nomades, je ne me sens pas l´âme d´un sédentaire. Aussi suis-je en droit de dire que mon exil à moi est venu combler ce qui, depuis toujours, était mon vœu le plus cher : vivre ailleurs» (page 125). Quant au choix du français,Vera Linhartova a affirmé que l´écrivain n´est pas prisonnier d´une seule langue et que cette histoire du lien indissoluble de l´écrivain à sa langue maternelle est un de ces mythes qui servent d´excuses à des gens timorés. A la lumière de ces assertions de Vera Linhartova reproduites par Kundera, les lecteurs comprendront maintenant pourquoi j´ai écrit plus haut, alors que j´évoquais la méfiance des Tchèques à l´égard de Kundera, l´expression« J´y reviendrai». En effet, à l´aune de ce que l´on connaît sur Kundera, on n´a aucun doute qu´il souscrit on ne peut mieux aux affirmations de Vera Linhartova. Ce texte de Kundera sur sa compatriote s´intitule en fait«L´exil libérateur selon Vera Linhartova».
Mais si Kundera évoque des auteurs assez connus comme Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes, Juan Goytisolo, Philip Roth, Louis -Ferdinand Céline ou Dostoïevski, il n´oublie pas ceux ayant un public plus restreint comme Gudbergur Bergsson et Marek Bienczyk, prouvant ainsi sa vaste culture aussi bien que le raffinement de ses choix (1).
Le dernier mot, Kundera le réserve à un ses (et de mes) auteurs- culte, l´Italien Curzio Malaparte(2). Ce personnage de légende et excentrique, qui avait la réputation d´un caméléon, qui fut à tour de rôle mussolinien, anti-fasciste et un tant soit peu maoïste à la fin de sa vie, est, selon Kundera le pré -modèle de l´écrivain engagé. Kundera rappelle un épisode de la vie de Malaparte survenu lors de la première guerre mondiale qui témoigne bien de quelle trempe il était fait. En effet, les jeunes volontaires italiens se sont divisés en deux groupes rivaux, les uns se réclamant de Garibaldi et les autres de Pétrarque qui avait vécu dans la même région du sud de France d´où ils sont partis pour le front. Or, Malaparte s´est rangé sous le drapeau de Pétrarque, montrant de la sorte que son engagement n´était pas celui d´un syndicaliste ou d´un militant politique, mais plutôt celui d´un Shelley, d´un Hugo ou d´un Malraux.
Kundera nous rappelle encore, toujours concernant Malaparte, les caractéristiques innovatrices de ses deux romans emblématiques : Kaputt et La Peau. Le premier est un hybride de fiction et reportage de correspondant de guerre avec un langage baroque où le sang inonde bien des pages traduisant toute l´horreur de la seconde guerre mondiale. Le second est un livre tout aussi important qui retrace la libération de l´Italie par les Américains, mais où pointe déjà comme la configuration d´une nouvelle façon de concevoir l´Europe. Comme Kundera l´écrit à la page 200 : «Ce qui l´a fasciné, c´est la nouvelle façon d´être européen, la nouvelle façon de se sentir européen, qui dorénavant sera déterminée par la présence de plus en plus intense de l´Amérique. Dans La Peau, cette nouvelle façon d´être surgit de la galerie de portraits, courts, succincts, souvent drôles, des Américains alors présents en Italie.»
Malgré l´aversion des Tchèques à son égard et malgré les réticences récentes de certains critiques littéraires français, Milan Kundera est pour moi et sans doute pour nombre de lecteurs de par le vieux continent une référence de la culture européenne et une des voix majeures de la littérature contemporaine. Un digne représentant, qu´on le veuille ou non, du grand héritage de l´Europe des Lumières.
(1)Kundera consacre aussi un chapitre à Anatole France,un nom plus ou moins oublié de la littérature française:« Les listes Noires ou divertimento en hommage à Anatole France.»
(2) À lire le livre de Raymond Guérin reparu tout récemment aux éditions Finitude : Du côté de chez Malaparte.