Dernier round pour
Mussolini.
Un des écrivains qui en France, avec un énorme doigté et un rare souci du
détail, savent le mieux traduire en littérature les soubresauts de l´histoire
est sans conteste Philippe Videlier. Né à Lyon le 1er janvier 1953,
docteur en histoire, il a publié, chez Gallimard, depuis le début du siècle,
deux recueils de nouvelles, un récit, et trois romans inspirés par des moments
ou des figures historiques : Le Jardin de Bakounine et autres nouvelles
(2001) ; Nuit turque (2005) ; Dîner de gala : l´étonnante aventure des brigands justiciers
de l'empire du Milieu (2012) ; Quatre saisons à l´hôtel de l´Univers
(2017) ; Dernières nouvelles des bolcheviks (2017) et, dernier livre en
date, paru le 17 janvier 2020, Rome en Noir.

Le fascisme italien a fait des émules, d´autres pays
ayant suivi, surtout dans un premier temps, le modèle mis en place par Benito
Mussolini. Même l´État Nouveau portugais, sous la baguette d´António de
Oliveira Salazar, a puisé une partie de son inspiration dans le corporatisme
italien, alors que dans son essence la dictature portugaise était basée sur
d´autres principes et ne revêtait pas le caractère «révolutionnaire» du
fascisme italien.
Le Duce, qui d´ordinaire avait même l´air d´étouffer sous un tonnerre
d´applaudissements, se promène tout au long de Rome en Noir, mais n´en est pas pour autant, à proprement parler,
le seul protagoniste. En effet, l´intrigue gravite autour du meurtre dans un
bal à Villeurbanne, dans la banlieue lyonnaise, en 1932, du boxeur et militant fasciste Pietrantonio di Mauro.
Habitant rue Léon-Favre, le boxeur fasciste était issu d´une famille fort
nombreuse, le père, la mère, lui-même, trois sœurs et cinq frères. Ils
occupaient tous un appartement d´un immeuble de trois étages au-dessus d´un
rez-de-chaussée et s´étaient installés en France pour échapper à la misère qui
les traquait dans le terroir en Italie: «Ils venaient de Roccasecca, village
lointain de la Terra di Lavoro, un pauvre village pelé de la Ciociaria, à cent
vingt et un kilomètres de Rome par la voie ferrée, à peu de distance du mont
Cassin et de la célèbre abbaye fondée par Saint-Benoît de Nursie qui recelait
tant de trésors, les fresques de Giordano, les tableaux de Rubens, et d´où l´on
domine un cirque de montagnes vertes et grises prises dans la brume du matin».
Quoiqu´ils fussent extrêmement religieux, ils se fichaient néanmoins de
l´abbaye de Saint-Benoît et de sa sœur sainte Scholastique.
L´élucidation du meurtre de Pietrantonio de Mauro va devenir un enjeu
politico-médiatique. Au cours de l´enquête, les suspects, anarchistes ou
communistes (l´un d´entre eux finira occis, en 1938, par la redoutable police
secrète NKVD en Union Soviétique, accusé d´espionnage et de sabotage
contre-révolutionnaire) seront tour à tour emprisonnés, innocentés, persécutés par
les services secrets italiens, la toute puissante OVRA, jusqu´à la déclaration
de guerre. La sinistre OVRA- conçue par Arturo Bocchini qui est mort en 1940
d´apoplexie après l´ingestion de dix homards au restaurant de l´hôtel Palace
& Ambassadeurs- est souvent présentée dans les manuels d´histoire ou sur les
sites internet comme Organisation de Surveillance (Vigilanza en italien) et
Répression de l´Antifascisme, mais, à vrai dire, l´appellation demeure
inexpliquée, c´est le mystère qui a suscité la possibilité d´interprétation du
sigle que voici. Comme Philippe Videlier
nous l´explique : «C´est lui, le Duce, qui avait eu l´inspiration, lui qui
avait trouvé la trouvaille au cours d´une discussion avec Bocchini, son chef de
police. Il avait d´abord songé à PIOVRA, la pieuvre, géante, gluante,
tentaculaire, propre à foutre les jetons aux ennemis de l´État, à ceux qui en
voulaient à sa peau. Il s´était ravisé, néanmoins, écartant la métaphore
animalière qui pouvait un jour, on ne sait jamais, se retourner contre son
créateur. Il avait mieux que la pieuvre, le Duce : le doute, le doute
insinuant, l´impalpable, l´indescriptible doute, l´inconnu. De PIOVRA, il avait
fait OVRA, un mot, des lettres dépourvues de sens mais qui donnaient à penser,
la recette éprouvée des romans bon marché de chez Salami(…) Il avait réussi.
L´OVRA semait l´effroi».
Rome en noir est ponctué par les apparitions bouffonnes d´un super-héros
jailli d´une bande dessinée à la gloire du régime, ce qui ne fait, à vrai dire,
qu´accentuer le côté farceur, burlesque, grotesque du régime italien –malgré la
terreur qui a sévi dans le pays-, et de la figure de Mussolini, un personnage tragi-comique
qui avait des caractéristiques à la fois de protagoniste d´opéra –bouffe, mais
aussi de figure de tragédie classique. Les circonstances de sa mort et la façon
dont son corps fut exposé publiquement –pendu par les pieds à Milan aux côtés
de celui de sa maîtresse –illustrent on ne peut mieux que le burlesque et la
tragédie font souvent paradoxalement bon ménage. La question que l´on est, par
contre, en droit de se poser est la raison pour laquelle Mussolini fut
tellement acclamé de son temps. Comme Philippe Videlier en fait état dans le
huitième chapitre de Rome en Noir, le Duce a reçu d´Allemagne –avant
l´accession d´Hitler au pouvoir- la médaille Goethe pour les Arts et les
Sciences, au même titre qu´André Gide et Paul Valéry, et plusieurs figures et
institutions le couvraient d´éloges dont Sacha Guitry ou des journaux
américains comme le Brooklyn Daily Eagle ou le New York Times. En outre,
la firme Columbia s´intéressait également à lui et, bien sûr, nombre d´hommes
politiques de l´époque -directement ou pas-le soutenaient. Ceci peut susciter
une autre question : était-il, comme d´aucuns le prétendaient, un
idiot ? Récemment, l´écrivain et historien italien Antonio Scurati, auteur
d´une biographie de Mussolini (Le fils du siècle), a donné une possible clé pour
l´interprétation du phénomène dans une interview accordée à Fernando Díaz de
Quijano pour El Cultural, supplément du quotidien madrilène El Mundo :
«Mussolini a compris que la peur est plus forte que l´espoir». D´autre part, si
l´on peut de nos jours déceler des signes réactionnaires et humer des relents
fascisants dans les leaders populistes de par le monde, ce serait une
faute-toujours selon Antonio Scurati- de les prendre pour des cons ou des
clowns : « Mussolini fut un archétype là-dessus aussi puisqu´il a compris,
en l´ère de la politique de masses, qu´il fallait à l´homme politique un usage
intelligent du corps et un maniement habile des gestes. Ce qui nous paraissait
ridicule et emphatique était une manière d´accentuer le langage corporel(…)
Mussolini s´adressait surtout au bas peuple. La condition humaine est comme ça.
Un homme intelligent peut comprendre un imbécile, mais l´inverse n´est pas vrai
et donc, de ce point de vue-là, l´idiot a un avantage en politique». Est-ce
vrai ou Scurati a-t-il tort ? Quoi qu´il en soit, il ne revient pas à
littérature- comme je l´ ai déjà écrit une fois ailleurs-d´apporter les
réponses, ce qu´il lui faut avant tout c´est de savoir poser les questions qui
s´imposent et de raconter des histoires qui fassent réfléchir le lecteur et le
poussent à s´interroger sur la condition de l´homme et son rôle dans le monde.
Pour en revenir à l´éclatant Rome en Noir, il est sans l´ombre d´un doute un
des meilleurs romans de cette rentrée littéraire d´hiver. Il nous raconte, au
fil d´une reconstitution historique remarquable - avec force détails et une
foule de personnages hauts en couleur-, une des époques les plus cruelles du
vingtième siècle avec une verve et une minutie qui sont l´image de marque d´un
éblouissant écrivain qui répond au nom de Philippe Videlier.
Philippe Videlier, Rome en Noir, éditions Gallimard, Paris, janvier 2020.