L´enfance éternelle de Pier Paolo Pasolini.
«Jo i soj un biel fi/i plans dut il dí/ti prej, Jesus me/no fami
murí/Jesus, Jesus, Jesus/Jo i soj un biel fi/i rit dut il dí/ti prej, Jesus
me/ah fami muri/Jesus, Jesus, Jesus». Ces vers ont été écrits en dialecte
frioulan, dont la traduction en français -par Nathalie Castagné et Dominique
Fernandez (1) -est celle qui suit : «Je suis un beau garçon/je pleure tout
le jour/je t´en prie mon Jésus/ne me fais pas mourir/ Jésus, Jésus, Jésus/Je
suis un beau garçon/je ris tout le jour/je t´en prie, mon
Jésus/ah !fais-moi mourir/Jésus, Jésus, Jésus».
Ces vers traduisent à la fois la douceur, les contradictions, la souffrance
et la mélancolie de son auteur que l´on pourrait caractériser comme l´une des
figures à la fois les plus emblématiques et les plus controversées de la
culture italienne du vingtième siècle. Il répondait au nom de Pier Paolo
Pasolini dont on commémore cette année le centenaire de la naissance. Poète,
romancier, essayiste, journaliste et cinéaste, intellectuel politiquement
engagé, mais se situant presque toujours en dehors des institutions et des
partis, personnage aussi riche que contradictoire, pourfendeur du consumérisme
de la société, il était à la fois marxiste et catholique, mais sa liberté de
ton, sa totale émancipation de toutes sortes de coteries, sa dissidence
permanente ont fait de lui la cible de plus d´une trentaine de procédures
judiciaires. Vilipendé à droite pour ses critiques de la bourgeoise hautaine et
ses valeurs de pacotille, honni par le Vatican et le catholicisme le plus
obscurantiste pour son homosexualité et pour ses critiques du conservatisme
sournois de la hiérarchie ecclésiastique- et ce malgré son combat contre la
légalisation de l´avortement-, enfin, bafoué par la gauche qui ne tolérait
nullement ses attaques contre le conformisme, le sectarisme et l´hypocrisie de
certains milieux pseudo-révolutionnaires, Pasolini était d´ordinaire sur la
sellette. Même sa mort suscite toujours, quarante- sept plus tard, les
interprétations les plus diverses. Pasolini fut tué le 2 novembre 1975 sur une
plage d´Ostie, près de Rome, par un jeune prostitué, Pino Pelosi, dragué à la
gare de Rome, mais d´aucuns prétendent que Pino Pelosi n´aurait pas agi seul et
qu´il n´aurait été qu´un instrument entre les mains de gens puissants, des
fascistes, des mafieux, des terroristes, voire des membres de la CIA, selon les
versions. Toujours est-il qu´aucune preuve n´a jamais jailli de toutes les
hypothèses de conjuration qui ont pullulé en Italie. Ces spéculations découlent
du fait que Pasolini a tout fait pour scandaliser. Dans sa vie, il fut l´objet,
on l´a vu, d´une foule de procédures judiciaires. Il a heurté tous les pouvoirs
et afin de dénoncer les injustices sociales il ne mâchait pas ses mots contre
qui que ce fût. En février 1959,
quelques mois après le décès du pape Pie
XII, Pasolini a écrit un poème féroce, sobrement intitulé «Au pape» et publié
dans la revue Officina éditée à Bologne, où il accusait le pape d´avoir fait
preuve d´insensibilité et d´inhumanité devant le sort de Zucchetto, broyé par
les rails d´un tramway à quelques mètres seulement de la place Saint –Pierre, à
Rome, où il résidait. Il stigmatisait aussi le Saint-Père pour son indifférence
devant les familles qui s´entassaient dans des taudis à deux cents mètres des
lambris dorés du Vatican. La réaction du Saint-Siège fut tellement violente
qu´elle a même entraîné la disparition de la revue.
Pasolini s´apitoyait devant la misère des ouvriers, les laissés-pour-compte
du boom économique italien d´après-guerre. Ses préoccupations sociales en tant
qu´homme de gauche étaient claires et sincères et pourtant il s´est mis à dos
nombre de voix progressistes et de partis politiques, désolés de ne pas pouvoir
embrigader quelqu´un qui en même temps polémiquait contre la légalisation de
l´avortement, s´en prenait aux cheveux longs et aux blue-jeans des garçons et
déplorait le nouveau laxisme sexuel. La sexualité de Pasolini a toujours fait
jaser et souvent, beaucoup plus que cela, elle lui a taillé bien des croupières
dans un pays fortement catholique où, au fond, tout était toléré si c´était
fait en cachette, loin des regards indiscrets. Son premier contre -temps s´est
produit à la fin des années quarante alors qu´il était instituteur dans une petite
école du Frioul. Surpris un jour avec de jeunes garçons, on l´a expulsé de
l´école. Pasolini eut beau protester en disant qu´il avait tenté une expérience
littéraire à partir d´un roman d´André Gide, ses propos n´ont pas été assez
convaincants. Le parti communiste, dont il était membre, a pour sa part
prononcé son exclusion. Comme nous le rappelle Dominique Fernandez (2) dans le
tome II de son Dictionnaire amoureux de l´Italie (publié en 2008 chez Plon), à
l´âge de vingt-sept ans, ce premier procès fut la scène primitive qui l´a
marqué à vie : «Non seulement, il avait tout perdu : métier, parti,
maison, lieux d´enfance, mais en débarquant à Rome dans la banlieue sordide des
émigrés et des sous-prolétaires il eut l´impression d´être chassé du paradis».
Il faut rappeler que Pier Paolo Pasolini est né le 5 mars 1922 à Bologne,
fils de Carlo Alberto Pasolini, militaire d´infanterie, et de Susanna Colussi,
institutrice originaire de Casarsa della Delizia, dans le Frioul, où Pasolini a
passé une partie de son enfance, une période qui l´a profondément marqué et qui
a inspiré plus tard ses premières poésies écrites en dialecte frioulan. Poète
précoce, il fut ébloui par la lecture de Rimbaud en 1937, à l´âge de 15 ans, à
une époque surtout marquée en Italie par l´art subtil de l´hermétisme. Etudiant
à l´Université de Bologne, il a achevé ses études par la rédaction d´un mémoire
consacré à Giovanni Pascoli.
Son premier livre, publié à Bologne en 1942 et tiré à 375 exemplaires, est
un opuscule de vers, Poesie a Casarsa (Poésies à Casarsa). Le choix du frioulan s´explique non par goût
du folklore, ni fétichisme du passé, mais par solidarité avec sa mère, avec la
langue de sa mère et de ses parents maternels, les Colussi. Son père était de
Ravenne et était surtout officier de carrière et fasciste qui, en tant que
symbole de l´autorité, utilisait naturellement l´italien de Rome, la langue du
pouvoir central, la langue de l´État et de l´Église qu´il répudie à l´âge de
vingt ans pour la reprendre quand même plus tard. Entre 1943, avec l´Italie
encore en guerre, et 1949, il a vécu une nouvelle fois, de façon presque
ininterrompue, à Casarsa. C´est dans cette petite commune qu´il a appris la
nouvelle du massacre de Porzûs dans le Frioul
oriental le 7 février 1945 : une milice de partisans pro -communistes
philo-slovènes déclenchait le carnage de la Brigade Ossopo, un groupe de
partisans modérés qui s´opposait aux visées yougoslaves sur le Frioul. Parmi
les victimes se trouvait Guido, le frère de Pasolini (selon l´écrivain et
traducteur René de Ceccatty, on peut dire que Pasolini a écrit toute son œuvre
pour racheter la mort de Guido). Ceci n´a pas pour autant entamé la confiance
et l´engagement de Pasolini dans le communiste qui était le fruit de sa
sensibilité sociale et de son attachement aux mouvements ouvriers. D´autre
part, en octobre 1945, il a adhéré à l´Association pour l´autonomie frioulane.
À l´époque, il a affirmé : «Cette région étant frontalière de l´Autriche
et de la Yougoslavie, les frontières seraient renforcées et non pas affaiblies.
Il n´y a en effet personne qui ne voie combien un Frioul ethniquement et
linguistiquement plus fort (si sa dignité était reconnue et pratiquement
consacrée) serait bien plus solide, plus frioulan et donc plus italien qu´un
Frioul anonyme, errant, privé de conscience et corrodé par la Vénétie».
Cet engagement pour le Frioul et le frioulan dans ses variétés locales est
visible dans le recueil Dovè la mia patria (Où est ma patrie) que les éditions
Le Castor Astral ont publié en français en 2002 traduit et préfacé par Luigi
Scandella. À la fin du recueil, Pasolini, dans une note à l´intention des
lecteurs, indiquait les variétés qu´il s´était choisies pour chacun des poèmes.
Ainsi y trouve-t-on le frioulan de Casarsa aussi bien que ceux de Ligugnana,
Valvasone, Cordenons, Bagnarola, Cordovado, Bannia et San Giovanni di Casarsa.
Il y a encore deux poèmes écrits dans le vénitien de Pordenone et de Caorle.
Dans sa préface, Luigi Scardella a fait néanmoins noté que la passion de
Pasolini pour le dialecte frioulan – qui est en effet une langue à part
entière, branche importante du rhéto –roman, appelé aussi ladin - avait été
accueillie avec méfiance par la gauche, aux conceptions plutôt centralisatrices
de l´État. En reculant jusqu´au racines frioulanes de la poésie de Pasolini on
peut mieux comprendre, selon Luigi Scardella, «le développement de certains
thèmes : l´antinomie riches – pauvres, la misère, le chômage des jeunes,
les allusions, même pas voilées, au marteau et à la faucille, à la révolte, au
vote procommuniste. Mais ces sources d´inspiration, ainsi que d´autres, sont
traitées de la façon la plus poétique qui soit dans un langage (différents
dialectes) cueilli dans la réalité vécue par les paysans et les ouvriers. Le
fil conducteur de ce recueil est la recherche effrénée d´une patrie mythique.
Dans un de ses derniers poèmes, il la situe : «Ma patrie est dans ma soif
d´amour»». Cette dernière phrase rejoint
en quelque sorte une définition que René de Ceccatty a donnée de la poésie pasolinienne :
«La première approche de la poésie qu´avait Pasolini était le dialecte, c´était
vraiment fondamental parce qu´il approchait le langage poétique par le langage
des garçons qui étaient ses élèves, lorsqu´il enseignait à Casarsa. Et, pour
lui vraiment, je pense, le poétique c´était la parole perdue, tous les
dialogues qu´il surprenait entre les adolescents qui étaient ses amis et même
ses amants. Sa première tâche, ça a été de préserver cette parole poétique, qui
n´avait surtout aucun correspondant écrit. Le dialecte dans son esprit c´était
surtout la langue parlée».
Après son déménagement à Rome, Pasolini a surtout écrit en italien –des
recueils comme La meglio gioventù(La meilleure jeunesse),Le Ceneri di
Gramsci(Les cendres de Gramsci), Poesia in forma di rosa(Poésie en forme de
rose)- et ses poèmes, souvent
d´inspiration virgilienne, traduisaient un goût extraordinaire pour l´ancien,
l´antique. C´est ce qu´affirmait par exemple Alberto Moravia, romancier et
grand ami de Pasolini avec lequel il a animé la revue Nuovi argomenti :
«Pasolini a écrit beaucoup de poèmes avec le tercile, les trois vers de Dante,
mais il a renouvelé complètement cette strophe dantesque. Sa poésie donne
toujours l´impression de «pas fini», de l´actuel. En même temps, il a une très forte résonance
poétique(…) Je considère Pasolini comme le poète le plus important de la
deuxième moitié du vingtième siècle en Italie».
Il y a quand même un moment, dans la deuxième moitié des années soixante,
où il s´est senti un peu en panne d´inspiration pour ce qui est de la poésie.
En 1967, il a dit : «Les choses ont beaucoup changé, nous ne sommes plus
dans la civilisation pré- industrielle, paysanne, mais dans une civilisation
industrielle (…) à ce moment-là on se demande si c´est possible d´écrire encore
de la poésie (…). La poésie est en dehors de la tradition et de l´avant-garde
(…) La poésie a toujours un rapport désespéré, tendu avec la réalité». À vrai
dire, Pasolini était un esprit toujours en ébullition. Si Fernando Pessoa a écrit :
«tout sentir de toutes les manières», Pasolini aurait pu faire sienne la
devise : «tout vivre dans tous les arts». Pasolini a excellé dans la
poésie, mais aussi dans le théâtre (Caldéron, Orgie Bête de style), le cinéma,
comme scénariste ou en tant que réalisateur (Accattone, Mamma Roma, L´évangile
selon Saint-Matthieu, Œdipe Roi, Théorème, Médée, Le Décaméron, Les contes de
Canterbury, Les Mille et une nuits ou Salò ou les 120 journées de Sodome), le
roman et la nouvelle (Les ragazzi, Une vie violente, Le rêve d´une chose, Actes
impurs ou l´inachevé et posthume Pétrole), les livres de voyage(L´odeur de
l´Inde, La longue route de sable) ou les essais (Écrits corsaires, L´expérience
hérétique, Passion et idéologie, Contre la télévision, ou le posthume Lettres
Luthériennes) (3).
Pier Paolo Pasolini fut un intellectuel lucide, même dans ses
contradictions. La virulence dont il imprégnait certains écrits n´était que sa
façon à lui de réclamer le droit à l´indignation devant les injustices de la
société italienne. Il n´était en fin de compte qu´un éternel enfant, non pas,
loin s´en faut, un enfant choyé, mais bien autrement un enfant qui s´insurge
contre ceux qui font du tort à d´autres enfants.
En dépit des innombrables polémiques qu´il a suscitées, beaucoup d´Italiens
le tenaient en haute estime. Cela peut
s´expliquer parce que si Pier Paolo Pasolini, je l´ai écrit plus haut, fut certes une des figures
les plus controversées de la culture italienne du vingtième siècle, il fut
aussi, sans l´ombre d´un doute, une des plus remarquables, une des plus
éblouissantes et surtout une des plus humaines.
(1)Pier Paolo Pasolini, Poèmes de jeunesse et quelques autres, préface de
Dominique Fernandez, traduction de Nathalie Castagné et Dominique Fernandez.
Édition bilingue. Collection Poésie Gallimard, éditions Gallimard, Paris, 1995.
(2) Dominique Fernandez fut couronné du Prix Goncourt en 1982 pour son
roman Dans la main de l´ange (éditions Grasset), inspiré par la vie de Pier
Paolo Pasolini.
(3)Titres originaux en italien des ouvrages cités : Calderón :
Affabulazione ; Porcile, Orgia, Bestia da stile (théâtre) ;
Accattone, Mamma Roma, Il vangelo secondo Matteo ; Edipo Re ;
Teorema ; Medea ; Il Decameron, I racconti di Canterbury ; Il
fiore delle mille e una notte ; Salò o le 120 giornate di Sodoma (cinéma) ;
Ragazzi di vita, Una vita violenta, Il sogno di una cosa, Amado moi-atti impuri, Petrolio (romans et
nouvelles) ; L´odore dell´India, La lunga strada di sabbia (livres de
voyage), Scritti corsari, Empirismo eretico, Passione e Ideologia, Contro la
televisione, Lettere luterane (essais).