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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 décembre 2024

Chronique de janvier 2025.

 



Ténèbres lituaniennes.

Comme les deux autres républiques baltes, la Lituanie ne défraye pas souvent la chronique et pourtant, comme tout autre pays, elle a ses splendeurs et ses misères. Au vingtième siècle, elle fut un État indépendant dans l´entre deux-guerres avant de filer un mauvais coton pendant la Seconde Guerre Mondiale où elle fut occupée d´abord par l´Union Soviétique, puis par l´Allemagne nazie, puis à nouveau par l´Union Soviétique. La Lituanie - comme l´Estonie et la Lettonie - n´a recouvré l´indépendance qu´en 1991.

La saison de la Lituanie en France qui s´est déroulée du 12 septembre au 12 décembre fut pour le public français une occasion en or pour découvrir les pépites de la littérature lituanienne. Si le mois dernier, j´ai évoqué ici le franco-lituanien Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (en langue lituanienne Oskaras Vladislovas Liubic Milos-Milasius), un classique de langue française, ce mois-ci, c´est bien le moment de divulguer un auteur contemporain écrivant dans sa langue natale qui répond au nom de Sigitas Parulskis. 

Né le 10 février 1965 à Obeliai, Rokiskis, Sigitas Parulskis est donc un écrivain et critique littéraire lituanien dont le franc-parler a souvent poussé nombre d´observateurs  à le rapprocher du mythique Charles Bukowski. Lauréat du Prix National de la Culture et de l´Art lituanien, il s´est également vu décerner- ceci en 2012- le titre de «Personne de tolérance de l´année» après la parution du roman dont il est question ici, Ténèbres et compagnie, publié en septembre dernier par les éditions Agullo et traduit par Marielle Vitureau. En Lituanie, ce roman a suscité polémique et émotion étant donné que Sigitas Parulskis s´est attaqué à un des grands tabous de l´Histoire contemporaine du pays : le rôle actif d´un nombre important de Lituaniens dans le génocide des juifs pendant l´occupation nazie, survenue en 1941 à la suite de l´opération Barbarossa. On estime que 94% de la population juive du pays fut alors exterminée. Pour beaucoup de Lituaniens, les Juifs étaient suspectés d´avoir collaboré avec les bolcheviques pendant l´occupation de 1940.  

Dans la postface que l´auteur lui-même a rédigée et qui fut publiée à Vilnius en 2015 sous le titre «La rue sans nom», il discourt sur la polémique que son roman a suscitée lors de sa parution. On s´interrogeait avec un brin de perplexité sur les raisons qui l´avaient poussé à écrire sur ce sujet. On lui a reproché de ne pas avoir choisi d´écrire sur les partisans de la résistance lituanienne assassinés par les Soviétiques ou sur les juifs du NKVD. Or, il fallait le faire puisque la vérité là-dessus a longtemps été mise sous le boisseau. Sigitas Parulskis lui-même y fut jadis insensible. C´est en 2010, en visitant l´Imperial War Museum (Musée de la Guerre) à Londres, qu´il a pris conscience de l´ampleur du massacre des Juifs en Lituanie. Rien que dans sa petite ville du nord du pays, les nazis et les collaborateurs locaux ont assassiné 1160 Juifs. Il fallait donc que la littérature rachète la vérité.

L´intrigue du roman s´amorce en 1941. Vincentas, photographe, conclut un pacte morbide avec un officier SS : en échange de sa sécurité et de celle de Judita, son amante juive (mariée à Aleksandras),  il photographiera les massacres de juifs dans les villages et les forêts de sa patrie occupée. Vincentas devient alors, malgré lui,  le témoin de l´assassinat massif des juifs et se transforme en observateur impuissant face aux événements se déroulant autour de lui.

Dans ce roman, le narrateur dépeint des scènes fort cruelles qui démontrent à quel point l´homme peut, selon les circonstances, tomber dans la barbarie et la folie meurtrière les plus abjectes. Parsemée de références littéraires et religieuses, il déconcerte dès le début où Vincentas voit les personnages qu´il observe se transformer en cochons. Dans la page 45, on trouve une scène dans laquelle l´officier SS intime à ses subordonnés l´ordre de déshabiller un lieutenant russe afin de l´humilier : «Après avoir perdu ses habits, l´individu perd une partie de sa confiance, surtout s´il se trouve en face d´autres personnes habillées. Ainsi, si vous voulez prendre l´avantage sur votre ennemi, déshabillez-le, ôtez-lui la possibilité de se cacher. (Là, il ne parlait pas uniquement des vêtements.) Ôtez-lui sa famille, son espoir, son avenir, sa nourriture et ainsi de suite, le plus important est qu´il n´ait plus rien derrière quoi se dissimuler. Alors, vous l´aurez vaincu». Le photographe Vincentas, témoin de la scène, reste interdit devant la froideur étalée entre-temps par l´officier en tuant le lieutenant russe : «Puis l´officier SS sortit élégamment son revolver, fit un pas vers l´avant et tira dans l´occiput du détenu russe. Celui-ci s´écroula sans bruit, il s´effondra tout simplement sur place. La leçon était terminée. L´élégance avec laquelle l´Allemand exécuta son geste interpella Vincentas. Le SS avait sorti son arme à feu comme on sortirait une épée ou un fleuret dans un combat duquel il n´aurait été que l´unique vainqueur». 

Tout le roman est traversé par une idée de mort, de fragilité de l´existence et, dans un autre registre, d´égoïsme aussi. Vincentas, le protagoniste, en a conscience en regardant sa mère s´occuper patiemment de son mari (Juozapas, le beau-père de Vincentas) qui est en train de mourir : «Juozapas ne parlait presque plus. Il se plaignait d´avoir la bouche sèche, sa langue fourchait, il respirait de plus en plus difficilement. Impossible d´appeler un médecin, les médicaments manquaient. Et il y avait de surcroît cette odeur : une odeur persistante de pisse et de chair en décomposition. Ce n´était pas évident de s´y habituer, même si on finit par se faire à tout. Même à l´odeur de la mort. Tant qu´un homme est en bonne santé, il n´y pense pas, de telles odeurs ne l´agacent pas. Et si ses narines perçoivent une odeur de pourriture émanant de quelque part, chacun détourne rapidement son nez, et prétend qu´il s´agit seulement d´une partie insignifiante de la vie, un fragment superflu de l´existence. Ce n´est pas la mienne, cela n´a rien à voir avec moi. Peu importe que ce soit occasionnel, ce jour finira par arriver. L´important est ce qui se déroule maintenant».   

Cette histoire nous surprend à chaque instant, non seulement par sa verve romanesque, mais aussi par la philosophie qui s´en dégage. On peut dire qu´à travers ses personnages l´auteur nous pousse à réfléchir sur les grands thèmes de la condition humaine : le désespoir, l´amour, l´homme devant l´absurde de la vie, la souffrance, la guerre ou la mort.

La relation entre Vincentas et Judita nous interpelle sur l´impossibilité d´un amour dans un monde qui s´effondre. Peut-il survivre à la guerre, aux options de chaque individu devant les défis qu´il faut relever ? Le sort de quelques personnages de l´histoire dont celui de l´officier SS et de Vincentas est surprenant et nous rappelle que l´homme ne maîtrise pas son destin.

Un des dialogues les plus édifiants du roman est celui qui se déroule après la fin de la guerre entre Vincentas et son médecin. Que reste-t-il après la guerre ? Vincentas se dit –et je cite – que le bourreau et la victime –et cela s´applique également à un épisode horrible que je me permets de ne pas révéler aux lecteurs afin qu´ils le découvrent en lisant le roman –que le bourreau et la victime, donc, connaissent la vérité, quant au témoin, au spectateur, il n´obtient que l´impression de la vérité. Peu importe réellement que cette impression soit forte ou faible. D´une manière ou d´une autre, elle s´estompera et deviendra un souvenir lointain et blafard, mais le bourreau et la victime n´oublieront jamais la vérité. Et c´est le plus important. Plus loin, le médecin affirme : «La guerre est comme un scalpel dévoilant l´intérieur pourri d´un homme d´une seule entaille, sans aucune pitié. Et, malheureusement, il est impossible de le guérir». En écoutant cela, Vincentas pense à une question que Judita lui a posée un jour sur la cruauté des Lituaniens envers les Juifs : «Que peut-on attendre d´un peuple qui idolâtre la torture et la mort ?». Ne sachant quoi lui répondre, il s´est tu, se disant que dans ce monde tout est immuable depuis longtemps, à l´exception du gardien de cimetière.

Roman d´une puissance à couper le souffle, Ténèbres et compagnie met à nu la passivité et la complicité de nombre de Lituaniens dans l´extermination des Juifs par les troupes nazies et fait connaître en France, grâce aux éditions Agullo, Sigitas Parulskis, un grand écrivain européen, un nom définitivement à retenir.

 

Sigitas Parulskis, Ténèbres et compagnie, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Éditions Agullo, Villenave d´Ornon, septembre 2024.

 

jeudi 19 décembre 2024

Centenaire de la naissance d´Alexandre O´Neill.

 


On signale aujourd´hui le centenaire de la naissance du poète surréaliste portugais Alexandre O´Neill, né  donc le 19 décembre 1924 á Lisbonne et décédé dans la même ville le 21 août 1986. 

Provocateur et ironique, il fut une grande figure de la littérature portugaise, mais il est malheureusement très peu traduit. Que ce centenaire soit l´occasion pour les éditeurs francophones et autres de découvrir cet immense poète.  

mercredi 18 décembre 2024

La mort de Michel del Castillo.

 



L'écrivain Michel del Castillo, auteur de plusieurs essais et romans dont Tanguy (1957), inspiré de sa propre histoire, est mort mardi 17 décembre à Sens (Yonne) à l'âge de 91 ans.

Né le 2 août 1933 à Madrid, il était l´auteur de quelque 45 livres parfois inspirés de son enfance tragique, des romans en majorité dont son dernier L'Expulsion paru en 2018, il a reçu le Prix des Libraires et le Deux Magots en 1973 pour Le Vent de la nuit, le Renaudot en 1981 pour La Nuit du décret, RTL-Lire pour Le crime des pères (1993), Femina-essai pour Colette, une certaine France (1999) et Méditerranée pour son Dictionnaire amoureux de l'Espagne (2005).

 


Centenaire de la naissance de Michel Tournier.


On signale demain, 19 décembre, le centenaire de la naissance de Michel Tournier, né à Paris et décédé le 18 janvier 2016, à Choisel, dans l´ancien presbytère  où il s´était installé en 1957.

Philosophe de formation et germaniste, Michel Tournier commence comme traducteur pour les éditions Plon, puis se présente à des émissions culturelles à la radio et à la télévision. Il publie son premier roman à 42 ans, Vendredi ou les limbes du Pacifique,  qui reçoit le Grand Prix du Roman de l´Académie Française et qui est salué pour son originalité et la maîtrise « classique » de son écriture. Vendredi ouvre alors trois décennies consacrées à la littérature.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus célèbre est Le roi des aulnes qui obtient le Prix Goncourt en 1970, Il écrit aussi des œuvres pour la jeunesse, parmi lesquelles Vendredi ou la vie sauvage, et nombre d'essais.

Il fut membre de l'Académie Goncourt.

Les éditions Gallimard ont publié en novembre deux inédits de l´auteur : Les fausses fenêtres (roman) et L´invention de l´écrivain par lui-même (Lettres écrites à Hellmut Waller, 1962-2012).  

  

vendredi 13 décembre 2024

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Jacaranda de Gaël Faye publié aux éditions Grasset et qui a obtenu le Prix Renaudot 2024. 

 https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/prix-renaudot-2024-jacaranda-un-roman-de-gael-faye-399387



jeudi 5 décembre 2024

La mort de Jacques Roubaud.

 

Jacques Roubaud, grand poète contemporain et éminent représentant de l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), un collectif littéraire friand de trouvailles linguistiques, est mort jeudi 5 décembre le jour de ses 92 ans,

Auteur prolifique traduit dans plusieurs langues, il a reçu le Goncourt de la poésie 2021 pour l'ensemble de son œuvre.

Pour cet agrégé de mathématiques et docteur en littérature, la poésie résulte de la rencontre entre sentiment et raison, entre mémoire et nombre, selon ses propres mots. Au centre de son œuvre : la confrontation avec la disparition. 

 Jacques Roubaud a aussi publié de la prose, du théâtre et des livres pour enfants. Ce grand voyageur a enfin également écrit des ouvrages de souvenirs (Le Grand incendie de Londres en 1989 et La Bibliothèque de Warburg en 2002) et une trilogie romanesque consacrée à La Belle Hortense (1985, 1987, 1990).


dimanche 1 décembre 2024

Liberté pour Boualem Sansal!


Ça fait déjà deux semaines que les autorités algériennes ont arrêté le grand écrivain franco-algérien Boualem Sansal, placé entre-temps en détention provisoire pour atteinte à l´intégrité et à la sûreté de l´État. Les autorités algériennes n´auront pas aimé une interview où Boualem Sansal,  entre autres choses, rappelait qu´une partie du territoire algérien appartenait au Maroc avant la colonisation française. 

Le régime algérien, plus sévère envers les intellectuels qu´à l´égard des islamistes, n´aime pas non plus les réactions venues de France où l´on exige à juste titre la libération immédiate de Boualem Sansal. L´écrivain franco-algérien a d´ailleurs toujours critiqué tant les islamistes que le pouvoir algérien qui se nourrit du ressentiment contre la France pour masquer son incompétence.  

Il faut donc intensifier la pression et continuer à demander la libération inconditionnelle de Boualem Sansal.       

vendredi 29 novembre 2024

Chronique de décembre 2024.

 




O.V.de Lubicz-Milosz, l´initiation d´un aristocrate amoureux.



  

  Marchant tous les deux dans une rue parisienne où des ouvriers réparaient des conduits de gaz, le plus âgé a dit au plus jeune : « Chaque fois que tu porteras un jugement sur la France, rappelle-toi que dans chaque ouvrier français comme ceux-ci se trouvent deux mille ans de civilisation.» ceci avant de déclencher une de ces vibrantes colères dont il était coutumier : « Vous les Slaves, vous êtes des fainéants ! Fainéants !».

  Ce dialogue, témoignant de l´amour du plus âgé pour sa patrie d´adoption, a eu lieu au début des années trente entre deux arrière- cousins : le plus jeune, né en 1911 et qui voulait devenir écrivain, s´appelait Czeslaw Milosz et le plus âgé était  un diplomate et aristocrate qui répondait au nom de Oscar Vladislas de Lubicz- Milosz. Le plus jeune, de nationalité polonaise, mort en 2004, s´est vu attribuer en 1981 le prix Nobel de Littérature. Quant au plus âgé, mort en 1939, si ses œuvres ne sont pas tombées dans l´oubli, on le doit, en grande partie, à la passion du libraire et éditeur André Silvaire qui, découvrant en 1938 les poèmes de Milosz, en fut si ébloui qu´il a aussitôt demandé à l´auteur sa collaboration pour la revue Messages. Milosz qui cette année-là, dans une lettre à un ami, écrivait que la plupart des éditeurs ignoraient jusqu´à son nom, en fut reconnaissant, mais il a refusé de rédiger les articles que Silvaire voulait tant, proposant toutefois au libraire de passer le voir. La rencontre ne s´est pourtant jamais produite, mais André Silvaire a consacré le labeur de toute une vie à la promotion de l´œuvre de Milosz. C´est que, à quelques exceptions près (Gallimard et Éditions du Rocher), les livres de ce poète de langue française, n´ont été longtemps disponibles que chez les Éditions André Silvaire, une petite maison d´édition sise au numéro 20 de la Rue Domat au cinquième arrondissement à Paris. Or, tout récemment, en septembre dernier, un choix de ses œuvres vient d´être publié chez Gallimard dans la prestigieuse collection Quarto, une édition présentée et annotée par Christophe Langlois et Olivier Piveteau.  

  Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz est né le 28 mai (15 mai selon le calendrier julien) 1877 au domaine de Czereïa, en Biélorussie, à l´est de Minsk, sur un territoire qui avait autrefois appartenu au Grand –Duché de Lituanie. Sa mère était fille d´un professeur d´hébreu de Varsovie alors que le père était un ancien officier des Uhlans russes qui a tôt abandonné les armes. En 1889, la famille a déménagé en France, pays que Milosz a adopté comme sien et dont il s´est épris de la langue –qu´il a maîtrisée dès l´enfance sous l´influence d´une gouvernante alsacienne appelée Marie Wild  - comme un homme amoureux s´éprend d´une femme jusqu´à en faire, bien évidemment, sa langue littéraire. Milosz a suivi les cours de l´École de Langues Orientales et, épousant la carrière diplomatique, il est devenu délégué diplomatique de la Lituanie auprès du gouvernement de la République Française en 1919. En effet, son fol amour pour la France ne l´a quand même pas  fait oublier ses racines lituaniennes.

  Milosz, homme d´une vaste culture, était un écrivain doué et son inspiration s´est affirmée dans tous les genres : la poésie surtout, mais aussi le théâtre, le roman et l´essai. Son style parfois châtié semble venu d´une époque révolue et le contenu de ses œuvres quel qu´en soit le genre est d´ordinaire empreint d´une tonalité mystique. 

Dans tous les registres, l´œuvre de Milosz est imprégnée de lyrisme, soit dans son roman L´amoureuse initiation (les mémoires d´un chevalier dans la Venise cosmopolite du XVIIe siècle) soit dans sa trilogie dramatique (Miguel Mañara, Méphiboseth et Saül de Tarse) ou encore dans ses écrits philosophiques comme Ars Magna.

En lisant son œuvre lyrique, on peut constater que ses poèmes sont peuplés de fantômes, de femmes belles et un tant soit peu inaccessibles, de brumes et de solitude, le tout sur un fond nettement musical. Retenons, par exemple, un ou deux morceaux du poème« Un chant d´adieu devant la mer» et l´on pourrait entendre la mélodie d´un  temps révolu : «Les regrets du jour, les espoirs du lendemain/ mouraient en paroles étrangères sur nos lèvres ; /Nous pensions : quel sera son visage dans le matin ?/Des voix mortes chantaient dans les tavernes.» ou encore «Ses yeux d´ange malade épris de sa souffrance/Sont des lacs lourds où meurt la tendresse infinie/D´un soir qu´ensevelit déjà tout le silence/Mais qui frissonne encor d´un déclin d´harmonies.».

Parmi les critiques qui ont découvert Milosz dès la première heure, on trouve indiscutablement Joë Bousquet. Atteint à la colonne vertébrale par une balle allemande à quelques kilomètres du Chemin des Dames le 27 mai 1918, Joë Bousquet, à peine âgé de 21 ans, a perdu l´usage de toute la partie intérieure de son corps. Alité pour le reste de ses jours dans la maison familiale du 53, Rue de Verdun, à Carcassonne, il a consacré son temps à la lecture et à l´écriture. En rassemblant les textes critiques sur les livres qu´il a lus, il a constitué un remarquable journal de bord, récemment publié sous le titre Au seuil de l´indicible aux éditions Arfuyen (textes rassemblés et présentés par Claude Le Manchec).  Sur Milosz, on trouve trois textes. Le premier fut écrit en 1926 –publié dans Chantiers - et porte sur L´Amoureuse Initiation qui, pour Bousquet, n´a rien d´un roman, c´est plutôt le récit d´une aventure transparente, un carnaval vénitien dont l´égarement mesuré soulève  la vie comme un masque de dentelles sur un bel amour échappé. Plus loin, Bousquet ajoute : «Chef d´œuvre de la solitude et de l´ombre : un sentiment profond de l´éternité qui s´éveille et se caresse des yeux dans le filet des jours. Et sur ce texte enchanté, un invisible musicien fait le geste de rassembler les étoiles : l´évadé du Purgatoire et son follet d´ami s´évanouiront sous le même rayon dans la vérité de l´aurore. Car ce livre, comme le monde même où nous introduit notre apparence, nous emprunte les couleurs où s´épanouit sa réalité…c´est pour mieux nous répondre, au nom des silences extérieurs dont il se déclare instruit, de l´authenticité de notre rêve».

Dans un autre texte, publié en 1934 dans Les Cahiers du Sud sur l´œuvre Contes lituaniens de ma mère l´Oye,  Bousquet affirme que Milosz représente la plus haute incarnation de l´esprit méditerranéen avant de se pencher sur les différences de perspectives entre le poète et le conteur : «Les contes sont nés de la même angoisse qui a fait des poètes. Mais alors que ces derniers se bornent à chanter cette angoisse, ce qui revient à en trancher les liens dans l´illusion d´un perpétuel présent, l´entreprise des conteurs porte plus haut le soulèvement de l´homme contre sa condition. Au lieu d´absorber le temps dans un renouvellement perpétuel de l´acte lyrique, d´y enrichir continuellement l´univers entier de l´affirmation la plus mystérieuse : je suis, le conteur manifeste la prétention suprême incroyable de faire du temps une figure, une sorte de lieu mental où le moi se dissout dans une somme de représentations susceptibles de le créer, mais de le créer en dehors de l´expérience de la vie».   

Enfin, le dernier texte de Bousquet sur le grand écrivain franco-lituanien fut publié dans Les Cahiers blancs en 1939, lors de la mort de Milosz. Bousquet y écrit sur l´importance de Milosz dans sa vie et pond la belle phrase que voici : «Nous n´avons que la douleur pour achever de comprendre un homme plus grand que sa liberté, et ce n´est plus la douleur». Plus loin, il écrit : «Milosz a compris que ce n´était pas pour avoir poussé un cri de flamme que l´on était sauvé. L´homme est hélas ! celui qu´un mot n´engage pas ; et qui se connaît dans ce qui sépare sa parole de sa destinée. Il a écrit son œuvre pour se libérer de la raison. Et trouver, enfin, la vie aux sources de la parole, dans un Inconnaissable dont ne nous approche que le silence du cœur qui est la lumière blanche de nos aveux».

La pensée de Milosz, on l´a vu, est inséparable de son lyrisme. En outre, la dimension universelle est pénétrée par le sens de l´histoire,  un esprit religieux et surtout par une perspective spirituelle. Dans ses Notes exégétiques de son livre Les Arcanes, il s´exprime ainsi sur Le sacrifice libre : «Connaissons-nous une autre liberté que celle du sacrifice ? Le Père crée l´univers pour que la loi de nécessité qu´il est se transmue en amour, pour que la sainte bonté l´appelle du dehors. Le Fils donne son sang comme la Père a répandu sa lumière, afin que la postérité de l´homme criminel rentre dans la possession de ses droits, afin que l´Adam régénéré renonce à l´espace infini, son royaume de ténèbres, et, se pénétrant de l´identité du sang et de la lumière physique dans le premier mouvement de la clarté incorporelle, situe l´univers uniquement dans cette clarté. Toute destinée vraiment grande est, dès cette vie, un sacrifice. On parle sottement de l´égoïsme d´un Bonaparte, de la soif de domination d´un César, de la folie de conquêtes d´un Alexandre. Certes, l´ambition était un des aiguillons de leur activité. Mais la grandeur de leur sacrifice, accusée par la tragédie de leur fin, appelle l´amour plutôt que la réprobation, et, sans pour cela nous laisser aller à l´imitation des Carlyle et des Auguste Comte, nous agirions sagement en dédiant dans notre labyrinthe un autel discret aux héros et martyrs de l´unification des continents et du monde, unification qui a été si noblement, si magnifiquement, si saintement exaltée par Lamartine dans sa Marseillaise de la Paix». 

D´aucuns considèrent de nos jours le lyrisme de Milosz un brin désuet, vieillot, vieux jeu, en somme. D´autres néanmoins, puisque l´œuvre des vrais écrivains n´est jamais morte, restent fidèles, quoi qu´on en dise, aux écrits de ce grand écrivain de langue française. Un écrivain qui à travers ses personnages faisait preuve d´une lucidité hors pair comme celle qui se dégage de cet extrait que l´on reproduit de son roman L´Amoureuse Initiation : «La vie est une tragique comédie où je n´ai jamais su faire qu´un personnage secondaire et des plus effacés. Je mourrai sans doute sans en avoir connu le héros. Rien n´est aussi malaisé que d´apprendre à jouer le principal rôle dans les événements de sa propre existence».

 

 

 

O.V.de L. Milosz, Œuvres, collection Quarto, Gallimard, Paris, septembre 2024.

Ce volume contient :

Poésie : Le poème des Décadences ; Les Sept Solitudes ; Les Éléments ; Poèmes (Recueil Figuière) ; Andramandoni ; La Confession de Lemuel ; Poèmes (1895-1927(Anthologie Fourcade) ; Dix-sept poèmes de Milosz (Florilège Mirages).

Roman : L´Amoureuse Initiation.

Théâtre : Miguel Mañara ; Méphiboseth ; Saul de Tarse.

Métaphysique : Ars Magna ; Les Arcanes.

Contes : Contes et fabliaux de la vieille Lithuanie ; Contes lithuaniens de ma Mère l´Oye.

Correspondance.

Et encore :

«Milosz, roi solitaire», préface de Christophe Langlois ; «Vie et Œuvre» illustré par Olivier Piveteau ; Dossier : «Lithuanies».       

 

 


jeudi 14 novembre 2024

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Badjens de Delphine Minoui, publié aux éditions du Seuil.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/livre-badjens-un-roman-de-delphine-minoui-396445





lundi 4 novembre 2024

Le Goncourt 2024 est attrbué à Kamel Daoud.



 Une nouvelle qui me réjouit énormément. Le Prix Goncourt 2024 fut attribué aujourd´hui au très beau roman Houris écrit par l´écrivain franco-algérien Kamel Daoud et publié aux éditions Gallimard. Je lui ai consacré une chronique parue dans le quotidien numérique Le Petit Journal Lisbonne le 26 septembre (vous pouvez en retrouver le lien sur ce blog).

Je signale aussi que le Prix Renaudot a récompensé un autre  beau roman, Jacaranda de Gaël Faye, publié aux éditions Grasset.  

mercredi 30 octobre 2024

Chronique de novembre 2024.

 


Sacha Filipenko, l´honneur de la dissidence.

 

«Un livre plein de bruit et de fureur, mais aussi de grandeur et de douceur». Ces lignes ont été publiées le 15 mars 2018 au Figaro Littéraire jaillissant de la plume d´Astrid de Larminat et elles définissaient le roman Croix Rouges, le premier livre de l´écrivain Sacha Filipenko paru en français et traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton pour le compte des Éditions des Syrtes. Cette définition pourrait tout autant s´appliquer à d´autres livres de ce jeune et brillant écrivain biélorusse, né à Minsk le 12 juillet 1984, qui ne mâche pas ses mots et qui au fil des ans s´est affirmé comme une des voix incontournables de la littérature contemporaine en langue russe. Ce premier roman traduit en français, Croix Rouges, est une interrogation sur la mémoire individuelle qui s´efface peu à peu tout autant que sur la mémoire collective qui disparaît avec les derniers survivants d´une histoire tragique. La croix rouge rappelle les prisonniers soviétiques abandonnés pendant la seconde guerre mondiale. C´est aussi le signe que dessine Tatiana Alexeïevna, une vieille dame malade, sur les portes pour retrouver celle de son appartement et la croix que portaient les citoyens soviétiques soumis à la terreur. Tatiana établit un dialogue avec Sasha, un jeune frais débarqué dans son immeuble. La vie de Tatiana est obsédée par la recherche de la vérité tandis que Sasha essaie de tourner une page douloureuse afin de continuer de vivre. La croix est également l´objet des dernières volontés de l´héroïne.

Paru en janvier 2020, La traque est le deuxième roman de Sacha Filipenko traduit en français (cette fois-ci par Raphaëlle Pache). Il s´agit d´une histoire de chasse à l´homme et de persécution psychologique. En enquêtant sur un homme politique douteux qui incarne la corruption et le vice, le journaliste Anton Piaty devient la cible des hommes de main de l´oligarque. Ils ne reculent devant rien et ne laissent rien au hasard. La vie du journaliste est tellement insupportable qu´il est forcé à s´expatrier. Le romancier démonte avec brio tous les rouages de cette traque et son personnage est le parangon du lanceur d´alerte obstiné. La traque tient de la fable politique et du roman noir.   

En 2022, sur un autre éditeur, Noir sur Blanc, paraissait Le fils perdu, traduit par Philie Arnoux et Paul Lequesne. Encore une fois, Sacha Filipenko interroge, à travers la fiction, la violence des régimes soviétique et post- soviétique, aussi bien que les rouages de la terreur et leurs conséquences sur les êtres qui y sont confrontés. Sa compatriote Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2015 (voir notre chronique de décembre 2014) a affirmé un jour que si l´on veut entrer dans la tête de la Russie jeune, de la Russie moderne, il faut lire Filipenko.

Dans cette fiction, on découvre Francysk, jeune homme de seize ans qui étudie la musique dans une ville de Biélorussie et qui tombe dans le coma à la suite d´une violente bousculade lors d´un mouvement de foule. Il est abandonné par la plupart de ses proches. Seule sa grand-mère Elvira lui rend visite chaque jour et s´inquiète de son sort. Après dix ans de coma, Francsysk se réveille et on lui annonce que sa grand-mère est décédée. C´est le moment où il se rend compte que ses proches ont changé de vie. Par contre, dans le pays, le temps semble s´être arrêté : le même président autoritaire, le départ des jeunes devant un avenir sans perspectives et la répression de toute contestation.

Le quatrième livre publié en langue française est disponible depuis janvier dernier, toujours aux éditions Noir sur Blanc, traduit du russe par Marina Skalova. Il s´intitule Kremulator et plonge dans l´Union Soviétique du temps des grandes purges staliniennes. En 1941, le directeur du crématorium de Moscou, Piotr Nesterenko, est arrêté. Il n´ignore nullement ce qui arrive aux victimes puisqu´il les a lui-même incinérées : opposants, espions présumés, anciens héros de la révolution et autres ennemis du peuple. Au fil des interrogatoires, il doit répondre de sa vie tumultueuse : officier de l´Armée blanche ayant fui les bolcheviks jusqu´en Ukraine, survivant d´un étrange accident d´avion, émigré à Istanbul puis à Paris, amoureux fidèle à la passion de sa jeunesse, bref tout un parcours qui n´est pas de nature à plaire aux autorités soviétiques. À un moment donné, se noue un jeu du chat et de la souris entre le prisonnier et son commissaire-enquêteur, brouillant les cartes entre le bourreau et la victime, la justice et le mensonge, le bien et le mal.

L´auteur ici entrelace avec un énorme doigté la fiction et les documents historiques. Il dépeint sous des teintes ironiques une histoire macabre et folle depuis l´intérieur d´un État totalitaire.  Dans la préface, Sacha Filipenko raconte ce qui l´a amené à écrire ce livre et pourquoi il l´a intitulé Kremulator (Kremonliator, en russe : «Une première version du roman avait pour titre «L´interrogatoire nocturne». Ce titre me déplaît fortement, alors je cherche, je cherche et mets plus d´un an avant d´aboutir à une idée simple : Kremulator, le mot russe pour «crémulateur». Un mot dans lequel le lecteur entend à la fois un écho du Kremlin et le nom d´un métier qui n´existe pas. Le crémulateur est un instrument précis, un broyeur qui pulvérise définitivement ce qui subsiste d´un individu après sa crémation (oui, certains cartilages résistent même à une heure et demie au four). Il me semble qu´il n´y a pas de meilleure métaphore pour désigner la machine répressive soviétique». Kremulator fut couronné du Prix Transfuge du meilleur roman européen 2024.

 Après des études secondaires qui lui ont permis d´obtenir un diplôme du prestigieux lycée des Beaux –Arts Ivan Akhremchik, Sacha Filipenko s´est installé à Saint-Pétersbourg où il s´est inscrit à la Faculté des Arts libéraux et des Sciences à l´université d´État locale. Il fut journaliste, scénariste, animateur de télévision avant de se consacrer essentiellement à la littérature. Pour s´être ouvertement opposé au président autocrate de son pays Alexandre Loucachenko  et avoir soutenu Maria Kolesnikova- musicienne et femme politique toujours incarcérée en Biélorussie – Sacha Filipenko vit maintenant en Suisse.

En 2020, alors qu´il habitait Saint – Pétersbourg, Sacha Filipenko est temporairement retourné dans son pays pour soutenir et documenter le soulèvement du peuple contre Alexandre Loukachenko. Le 21 septembre, il publiait une tribune dans le quotidien français Le Monde où il se prononçait sur la situation dans son pays. Ses mots étaient forts et courageux : «Au moment où je vous parle, nous vivons dans un pays dont des terroristes se sont emparés. En direct, nous voyons des gens armés terroriser un peuple entier. Chaque jour, des hommes masqués font irruption dans nos maisons ou nous kidnappent dans la rue. Chaque jour ! Ces terroristes prennent des écoliers, des femmes et des journalistes en otage. Ce sont des faits. En ce moment même, là, dans mon pays, des gens sont battus à mort et, ensuite, dans un maladroit simulacre de suicide, on les transporte jusqu’à un parc et on les pend aux arbres. On tire sur la population. Dans le dos, dans la tête, à vue, on tue. Les exactions se poursuivent tous les jours, pourtant personne ne peut nous aider. Nous n’avons ni police, ni armée, ni KGB, parce que le ministère de l’intérieur, le KGB et l’armée sont précisément les terroristes qui se sont emparés de nous. C’est donc ainsi que nous vivons et, malgré toutes les horreurs qui nous arrivent, nous nous efforçons de ne pas perdre courage, de rester des gens libres et, le soir, d’aller par exemple au café. Avec nos amis (ceux qui, pour l’instant, n’ont pas été arrêtés et qu’on ne torture pas dans quelque prison), nous nous efforçons de faire comme si rien n’avait changé dans notre pays, mais sans résultat probant».

Depuis lors, la vie n´a pas changé en Biélorussie. Loucachenko règne toujours sans partage et qui plus est joue un peu le rôle d´homme de main de Vladimir Poutine et de la Russie dans la guerre contre l´Ukraine. Néanmoins, les Biélorusses continuent de lutter avec leurs moyens- parfois assez limités, il est vrai –contra le dictateur et ses séides, même si l´on entend de moins en moins parler de la Biélorussie ces derniers temps, la réalité du pays étant en quelque sorte mise sous le boisseau en raison des attaques de la Russie contre l´Ukraine, deux pays voisins. Fin mai, Sasha Filipenko a accordé une interview à Euronews où il évoquait la résistance de son pays contre la dictature qui y sévit : «Les personnes qui détiennent le pouvoir en Biélorussie essaient toujours de "nettoyer" la moindre parcelle de ce pays. Malheureusement, la répression se poursuit. Chaque jour, il y a des perquisitions,  il y a des arrestations, nous voyons des tribunaux tout le temps et, je pense, cela ne fait que confirmer que la protestation n'a pas cessé. Ce n'est pas aussi beau que les manifestations de 2020, mais la température constante du maintien de la répression montre que la société biélorusse, j'en suis fermement convaincu, n'a pas lâché. Les Biélorusses n'ont pas baissé les bras et cherchent de nouveaux moyens de lutte et de sabotage».

Sur le rôle de l´écrivain et de la littérature (et aussi sur sa situation spécifique) dans un pays qui muselle la presse et la création artistique, Sacha Filipenko a affirmé : «La situation, comme beaucoup d´autres situations en Biélorussie, est plutôt surréaliste. Par exemple, les représentations de mes pièces de théâtre sont interdites. Une procédure pénale a été ouverte contre moi, mais je ne sais toujours pas en vertu de quel article. Les livres sont parfois disponibles dans les librairies, mais ils ne sont pas sur les étagères. C´est-à-dire qu´il faut demander au vendeur s´il y a des livres de Filipenko et celui-ci, comme un dealer, dit : «Oui, venez avec moi, je vous donnerai un livre». Malheureusement, les écrivains sont de moins en moins écoutés aujourd´hui, car si vous lisez attentivement nos livres, nous avons déjà écrit en 2010 et en 2014 que cette guerre aurait lieu. Les écrivains sont souvent traités d´«alarmistes». Je pense que ce n´est pas tant que les écrivains ont besoin de conseils, mais que la société devrait de temps en temps écouter les écrivains. J´ai récemment pris la parole à Berlin, et mon discours a été retardé de 40 minutes parce que des politiciens allemands bien connus s´adressaient à moi. J´ai alors déclaré que je pensais que ce monde serait un peu meilleur et que j´espérais qu´il serait meilleur lorsque les hommes politiques parleraient après les écrivains, et non l´inverse».

Sacha Filipenko ou l´honneur de la dissidence.

 

lundi 21 octobre 2024

Centenaire de la naissance d´António Ramos Rosa.

 


Jeudi dernier, 17 octobre, on a signalé le centenaire de la naissance à Faro d´Antonio Ramos Rosa, immense poète portugais, décédé à Lisbonne le 23 septembre 2013.

Sa région natale, l´Algarve, constitue l'essence de son inspiration. Ses textes expriment son rejet de l'oppression sociale et l´attachement à la condition humaine.

En 1951, il fonde la revue Arvore, qui devient un moyen d'expression pour de grandes plumes de la poésie française comme René Char et Paul Éluard. Il est emprisonné sous le régime de Salazar, l'Estado Novo, qu'il désapprouve.

Au cours d'une carrière longue de trente-cinq ans, il signe pas moins d'une centaine d'œuvres, dont Le livre de l'ignorance et le Dieu nu qui lui valent d'obtenir d´importants prix littéraires.

jeudi 10 octobre 2024

Han Kang couronnée du Prix Nobel de Littérature 2024.

 


Le comité Nobel a récompensé la romancière sud-coréenne Han Kang, jeudi 10 octobre. Han Kang, qui écrit des  poèmes, des  nouvelles et des romans en coréen, a été récompensée « pour sa prose poétique intense qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine », a expliqué le jury dans un communiqué. Parallèlement à l’écriture, elle s’est également consacrée à l’art et à la musique, ce qui se reflète dans l’ensemble de sa production littéraire. « L’œuvre de Han Kang se caractérise par cette double exposition de la douleur, une correspondance entre le tourment mental et le tourment physique, en lien étroit avec la pensée orientale », a précisé l´Académie suédoise.

L’autrice est née le 27 novembre 1970 à Gwangju, en Corée du Sud, et elle est la première sud-coréenne à remporter le Prix Nobel de Littérature. 

Fille de l’écrivain Han Sung-won, l’autrice a reçu le prix Emile-Guimet de littérature asiatique en 2024.


vendredi 4 octobre 2024

Centenaire de la naissance de José Donoso.


 On signale ce samedi 5 octobre le centenaire de la naissance de José Donoso, un des plus grands écrivains chiliens du vingtième siècle, décédé en 1996. Vous pouvez chercher dans les archives de ce blog la chronique que je lui ai consacrée il y a quelques mois(chronique de juillet 2024).

lundi 30 septembre 2024

La mort de Jacques Réda.

 


On vient d´apprendre la mort aujourd´hui même , le 30 septembre, du poète français Jacques Réda, né le 24 janvier 1924.

On reproduit ici la notice nécrologique que les éditions Gallimard ont publiée sur son site internet:

«(...)Poète et critique à l’œuvre abondante et variée, nourrie de son amour pour la science, le jazz et la toponymie urbaine (et pour mille autres choses encore), il fut lecteur puis éditeur chez Gallimard à partir de 1975 et membre du comité de lecture à partir de 1983, ainsi que rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française de septembre 1987 à décembre 1995.

Par ses œuvres comme par l’attention qu’il ne cessa de porter aux autres écrivains de son temps, cet homme de revues, grand admirateur de Charles-Albert Cingria, témoigna de son attachement à une littérature de création qui sache tenir toutes ses promesses d’expression et de vérité humaine, sans jamais se défaire du lien avec le lecteur, la nature et le monde comme il va.

Salué par le Grand Prix de poésie de l’Académie française en 1997, il a publié la plus grande part de son œuvre aux Éditions Gallimard après qu’il y a été accueilli dans la collection "Le Chemin" de Georges Lambrichs en 1968 ("Amen").

Cette œuvre s’est poursuivie jusqu’à la publication récente du cinquième tome de sa "Physique amusante" et des "Leçons de l’arbre et du vent", où il écrivait :

« Il est une forêt sans borne où je voudrais / M’enfoncer, en mourant, loin de la médecine // […] J’y prendrai tout doucement racine / Quitte de mes devoirs et de mes intérêts / Dans l’absence de temps où l’Arbre se dessine. »

Le départ de Jacques Réda laisse un grand vide pour tous ses amis qui aimaient tant sa compagnie, la finesse de son esprit, son humour et les attentions touchantes de sa très belle personnalité».


dimanche 29 septembre 2024

Chronique d´octobre 2024.

 


Le réalisme spirituel chrétien de Raymonde Vincent.

 

En 1937, le roman d´une jeune berrichonne a défrayé la chronique en remportant à la surprise générale le Prix Femina devant des concurrents de poids comme Henri Bosco et Robert Brasillach qui s´étaient déjà fait remarquer par des romans précédents. La jeune berrichonne répondait au nom de Raymonde Vincent et  Campagne était à vrai dire son tout premier roman. L´ouvrage a paru aux éditions Stock avec un avertissement un tant soit peu atypique que l´on reproduit ici : «L´authenticité de ce livre est inscrite à chacune de ses pages. Il nous paraît cependant intéressant de préciser que Campagne est dû à une jeune femme née dans une famille paysanne du Berry, qu´elle ne quitta qu´à l´âge de dix-sept ans, sans avoir reçu d´autre instruction que le catéchisme. Ajoutons qu´il ne s´agit nullement ici d´une autobiographie».

En évoquant cet ouvrage et cette autrice que les éditions Le Passeur dans sa collection «Les pages oubliées» ont permis aux lecteurs les plus jeunes de découvrir, on met d´ordinaire l´accent sur les origines paysannes de Raymonde Vincent et sur son apprentissage d´autodidacte. En effet, Raymonde Vincent est née le 23 septembre 1908 à Villours, hameau de la commune d´Argy (Indre), près de Châteauroux dans la vieille région historique du Berry, au sein d´une famille de cultivateurs. La mort prématurée de sa mère, Cécile Eugénie Guilpain, en 1912, a fait en sorte que Raymonde fût appelée à assumer des responsabilités attribuées d´habitude à des filles un peu plus âgées, même dans une époque où l´éducation des femmes était plus négligée. Confiée à sa grand-mère, Raymonde tenait déjà très jeune la maison de son père Auguste Aimable Vincent, métayer exploitant une ferme dépendant du château de la Lienne, à Saint-Maur. Elle participait aux travaux de la ferme où elle habitait comme gardienne de chèvres et ne fut pas scolarisée. Elle a appris seule à lire en déchiffrant le journal et en ânonnant le catéchisme. À l´âge de 13 ans, elle fut engagée, comme de nombreuses filles de la campagne à l´époque, dans les ateliers de confection près de  Châteauroux, l´usine aux Cent mille chemises, mais elle ne s´y plaisait guère.

En 1925, à l´âge de 17 ans, elle est partie à Paris pour y mener une vie meilleure. Les premiers temps ont été fort difficiles. Elle n´a trouvé que de menus emplois qui lui permettaient à peine de joindre les deux bouts. Néanmoins, petit à petit, elle est parvenue à gagner de l´argent en tant que modèle pour des peintres de Montparnasse dont Christian Caillard, Georges Klein et Alberto Giacometti qui lui ont ouvert les portes du monde de la culture et des arts. C´est dans un café alors à la mode, le Dôme, situé dans le quartier de Montparnasse, lieu de rassemblement des artistes de la rive gauche et de la colonie littéraire américaine, qu´elle a rencontré Albert Béguin, critique littéraire, traducteur et essayiste né en Suisse qui deviendra plus tard un des intellectuels les plus respectés en France, directeur dès 1946 de la prestigieuse revue Esprit. Raymonde Vincent l´a épousé en 1929 et grâce à lui elle a fréquenté Louis Aragon, Georges Bernanos, André Lhote, Pierre Emmanuel et Jean Giraudoux. Avec Albert Béguin, elle a beaucoup voyagé et découvert la littérature. Pourtant, l´amour entre Raymonde et Albert s´est effiloché au fil du temps si tant est qu´il eût jamais vraiment existé de la part d´Albert. Après l´avoir enivrée de lectures et de voyages, il a laissé sa femme à son sort en 1932 dans la grisaille du Berlin de l´entre -deux-guerres où ils vivaient à l´époque. Il lui a brutalement écrit qu´il ne l´aimait plus, qu´à vrai dire il ne l´avait jamais aimée. Après une première séparation, ils ont divorcé après la Seconde Guerre Mondiale. Raymonde n´a jamais rien reproché à Albert, ayant même délaissé la littérature pour demeurer aux côtés de son ancien mari et l´accompagner jusqu´à sa mort dans sa résidence romaine en 1957. C´est néanmoins Albert Béguin qui a encouragé celle qui était encore sa femme à cultiver son talent littéraire et artistique et à publier son premier roman.

C´est la nostalgie de son passé de paysanne qui a inspiré à Raymonde Vincent son roman Campagne, un roman qui s´est développé dans son esprit au fil des années au fur et à mesure que son écriture et ses connaissances littéraires mûrissaient. Dans son autobiographie Le temps d´apprendre à vivre, rédigée  en 1982 au crépuscule de sa vie –trois années avant sa mort, survenue le 5 janvier 1985 -, Raymonde Vincent écrit que Campagne est venue en elle comme une vision. Elle est assise à sa table d´écriture, quand subitement la tante Victoire de ses jeunes années, qui sera celle de son roman, lui apparaît telle une idole sacrée : «Tu es d´une autre race, souviens-t´en» semble-t-elle lui dire. C´est ce que nous rappelle le comédien et scénariste Renan Prévot dans sa belle préface de la réédition de 2023 aux éditions Le Passeur.

Campagne, un roman d´une écriture épurée et d´une grande finesse d´émotion, raconte l´histoire de Marie, une jeune paysanne orpheline, élevée en marge du monde et bientôt «exilé» avec sa grand-mère dans les communs d´un château. La Première Guerre Mondiale se profile en arrière-plan, tandis que l´adolescente mûrit dans un environnement aussi rude qu´idyllique qui l´ouvrira à la maternité. Un roman où le temps s´écoule à la vitesse de la nature, un manifeste pour le rêve et l´aspiration au sacré dans le quotidien.

Lors de sa sortie, le livre a fait l´objet des commentaires les plus élogieux. Phénomène populaire –qui ne va pas sans rappeler celui de Marguerite Audoux avec Marie-Claire en 1910 -, il fut plébiscité par toutes les classes et salué par Paul Claudel, Léon Daudet et Charles-Ferdinand Ramuz. On l´a lu dans les couvents. On dit qu´un curé de Châteauroux l´a cité  pendant un prêche et que même Hollywood s´y est intéressé !

Le livre fut accompagné d´une prière d´insérer d´Albert Béguin où il témoignait comment il avait suivi l´éclosion de Campagne dans la vie de son épouse : «Le projet de Campagne ne prit corps qu´après de longues années, qui furent celles à la fois d´un tenace effort vers la culture, et celles du dépaysement douloureux dans le monde des villes. Au terme de cette période, Raymonde Vincent éprouva le besoin impérieux de saisir par l´écriture la beauté qu´elle avait entrevue dans son enfance et qui se révélait à elle, maintenant comme liée au sens même de l´existence». Plus loin, il écrit : «Seule la transfiguration esthétique pouvait faire revivre l´enfance lointaine, non pas dans sa simple vérité de fait, mais dans la signification qu´elle prenait désormais pour Raymonde Vincent. L´œuvre entreprise serait ainsi la confession de celle qui –ayant eu ce rare destin d´une existence à peu près abandonnée à elle-même, puis de pénétrer brusquement dans le monde de la culture –tente d´unir ces deux expériences, pour en faire un unique témoignage».

Une des meilleures définitions de Campagne, on la trouve sous la plume de Renan Prévot dans la préface citée plus haut : «L´anonyme roman de la tragédie du monde».

Le succès de Campagne a permis à Raymonde Vincent de louer le château de Laleuf, près de Saint-Maur, dans l´Indre, où elle avait grandi, mais si le succès de Campagne ouvrait la voie à une carrière littéraire sous les meilleurs auspices, les livres suivants malgré des critiques souvent favorables, n´ont pourtant pas suscité le même enthousiasme.
Avec Blanche, son deuxième roman, Raymonde Vincent poursuit ce qu´elle a nommé son réalisme spirituel chrétien. Encore une fois, Renan Prévot, nous aide à déchiffrer l´univers de Raymond Vincent : «C´est avec le second fragment d´une œuvre encore à l´état natif que Raymonde Vincent trace le sillon d´un genre poétique autonome, dédaigneux de tout semblant de naturalisme. En seulement deux années, l´écrivain a posé les bases de son style, adoptant une forme purement romanesque, sans les charmes factices de beaucoup d´écrivains de terroir. Plus encore, elle y infuse peu à peu un climat vicié, légèrement transgressif, où le corps féminin accuse une quotidienneté de l´oppression patriarcale». Cette citation, on la retrouve dans une autre préface, celle qui accompagne Elisabeth, chronologiquement le troisième roman de Raymonde Vincent. De ce roman, Paul Claudel a dit qu´il appréciait la délicatesse ravissante et la spiritualité exquise. Nombre de critiques s´accordent à reconnaître qu´il s´agit de l´œuvre la plus pure et la plus spirituelle de Raymonde Vincent.

On retrouve dans ce roman- débuté à l´été 1939, mais publié en 1943 -le désenchantement d´une génération, celle des jeunes écrivains partisans d´un réalisme chrétien à l´aube de la Seconde Guerre Mondiale. L´héroïne est éprise de légèreté, elle cherche le paradis sous le poids de la conscience de son incarnation pour répondre à son «envie de pleurer et de parler à l´invisible avec les mots que l´on trouve toujours pour un être unique, des mots d´amour». À l´heure d´aborder son récit, Raymonde Vincent a appris la mort subite de son père, ce qui lui a inspiré le texte Le Père.

Jusqu´à la fin de sa vie, Raymonde Vincent a encore écrit une demi-douzaine de romans dont Les noces du matin (1950), La couronne des innocents (1962) ou son autobiographie Le temps d´apprendre à vivre (1982), citée plus haut. En 1991, les éditions Christine Pirot ont publié à titre posthume Hélène. Néanmoins, avant sa mort, elle était déjà tombée dans l´oubli. À la fin des années cinquante, son étoile avait considérablement pâli tant et si bien que, dans la revue L´Œuvre, l´écrivain André Billy, craignant qu´à Raymonde Vincent ne soit réservé le sort de Marguerite Audoux,  écrivait en janvier 1958 ce qui suit : «Les phénomènes ne font plus recette ; nous n´en sommes plus à nous étonner de voir une jeune analphabète écrire un chef-d´œuvre. Nous savons que le génie souffle où il veut, qu´il est capricieux et pervers, et qu´il lui arrive d´abandonner à eux-mêmes des écrivains qu´il a inspirés à leurs débuts, comme des suborneurs abandonnant leurs maîtresses après leur avoir fait un enfant. Ce fut la triste aventure de Marguerite Audoux, sur qui pesa jusqu´à la fin le souvenir de son premier roman ; les suivants furent loin de le valoir. Je souhaite très sincèrement à Raymonde Vincent une destinée moins mélancolique».

Heureusement, les éditions Le Passeur sont en train de retirer du limbe les œuvres de Raymonde Vincent, une décision que l´on ne peut que saluer. Aussi nombre de lecteurs ont-ils beau jeu de plonger dans l´univers idyllique et spirituel d´une romancière dont la mémoire mérite d´être préservée et cultivée.      

 

Œuvres de Raymonde Vincent récemment rééditées par les éditions Le Passeur :

Campagne, suivi de Se souvenir de ma mère (inédit), préface de Renan Prévot, mai 2023.

Élisabeth, suivi de Le Père (inédit), préface de Renan Prévot, mai 2024.     

Le roman Campagne vient d´être édité aussi en poche chez J´ai Lu (août 2024).

A lire également sur Raymonde Vincent l´essai de Rolland Hénault, Raymonde Vincent, Chrétienne et libertaire, préface de François Gerbaud, éditions La Bouinotte, 2006.

 

jeudi 26 septembre 2024

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le roman Houris de Kamel Daoud, publié aux éditions Gallimard.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-houris-un-roman-de-kamel-daoud-393406




jeudi 29 août 2024

Chronique de septembre 2024.

 


L´Amérique de Sinclair Lewis.

                           

A deux mois des élections présidentielles américaines, peut-être aura-t-on envie de lire, comme ce fut déjà le cas en 2016, le roman It can´t happen here (en français, Impossible ici). Ce roman, publié aux États-Unis en 1935 et paru en français en 1937 chez Gallimard, était inspiré en quelque sorte par la poussée de l´extrême-droite en Europe et par la croisade menée contre le président Roosevelt par le gouverneur de l´État de la Louisiane Huey Long, soutenue par le prêtre ultra- conservateur d´origine canadienne Charles Coughlin. L´auteur de ce roman –écrit en l´espace de deux mois à peine - a donc pondu une intrigue où un homme politique, Buzz Windrip, gagne la présidentielle américaine en 1936 avec un programme populiste promettant du bonheur pour tout le monde. Néanmoins, après l´investiture, il élimine petit à petit les garanties civiles, annonce que l´Union Soviétique et le Mexique constituent de sérieuses menaces, décide de blinder la frontière, proclame la loi martiale, fait assassiner les dissidents et promeut l´effritement du système. Le personnage principal du roman est Doremos Jessup, un journaliste libéral de l´État du Vermont (curieusement, l´État de l´actuel sénateur Bernie Sanders du Parti Démocrate) qui a du mal à accepter que le peuple soit subjugué par un clown néo-fasciste, mais se rend compte que beaucoup se complaisent dans ce délire. Doremos Jessup se radicalise, est arrêté, parvient à s´échapper et passe à la clandestinité. Ce roman est devenu un best-seller et son adaptation théâtrale fut jouée pendant cinq ans.

 Quelques décennies plus tard, l´écrivain Philip Roth dans son uchronie The Plot against America (La conspiration contre l´Amérique) imagine que l´aviateur conservateur et isolationniste Charles Lindbergh aurait battu Roosevelt aux élections. Tant Lindbergh que Buzz Windrip avaient avant la lettre une phraséologie proche de celle de Donald Trump.

L´auteur du roman It can´t happen here (Impossible ici) est aujourd´hui plutôt oublié, mais il fut autrefois un romancier et un dramaturge assez populaire et considéré un écrivain majeur dans les années vingt et trente du vingtième siècle: Sinclair Lewis, le premier écrivain américain à avoir obtenu, en 1930, le Prix Nobel de Littérature.

Sinclair Lewis est né le 7 février 1885 à Sauk Centre, un petit village du Minnesota, fondé en 1857 et qui a inspiré Main Street, le roman que le futur écrivain publiera au tout début des années vingt. Son père, Edwin J. Lewis, était un honnête et sévère médecin de campagne dont la discipline et la ponctualité étaient assez proverbiales. Il a pris une part active à la vie de la communauté en tant que membre des conseils scolaires et de la Bibliothèque. Sa mère, Emma Kermott, souffrait de tuberculose et est morte en 1891.

En raison de la mort prématurée de sa femme, Edwin J. Lewis a dû s´occuper seul de trois enfants (Sinclair et ses deux frères aînés Fred et Claude). Pressé par ses amis de leur trouver une mère, Edwin J. Lewis s´est remarié en 1892 à Isabel Werner, une femme que la chronique décrit comme réservée et maternelle.

Enfant solitaire, Sinclair rêvait d´aventures et de voyages pour échapper à la monotonie de la vie dans son petit village. Ses lectures n´ont fait qu´accentuer son goût de l´aventure. Charles Dickens, Walter Scott, George Grote et Henry Longfellow comptaient parmi ses écrivains préférés. Son goût de l´aventure et son désir de socialisation l´ont poussé à s´enrôler, à l´âge de 13 ans, comme tambour (musicien militaire) dans l´armée, une expérience qui n´a pas longtemps duré.   

Après des études secondaires à Oberlin College, un collège protestant dans l´Ohio, il s´est inscrit à l´Université  de Yale d´où il n´est sorti diplômé qu´en 1908 puisqu´il avait -quoique brièvement- interrompu ses études universitaires, d´abord pour intégrer Helicon Hall, la colonie coopérative fondé par l´écrivain socialiste Upton Sinclair dans le New Jersey, puis pour se rendre au Panama. Avant de devenir dans les années vingt un illustre écrivain, il a travaillé pour des maisons d´édition et a fréquenté plusieurs écrivains de gauche dont, on l´a vu, Upton Sinclair, Jack London et John Reed.

Ses premiers romans étaient plutôt médiocres. Il a vécu ses premières années d´écriture grâce à des nouvelles au ton optimiste publiées -parfois sous pseudonyme - dans des revues à grand tirage comme Collier´s et le Saturday Evening Post.

C´est enfin au début des années vingt que Sinclair Lewis a vraiment entamé une carrière d´écrivain prestigieux. Ses romans sont des chroniques naturalistes de la société américaine moderne, de ses petites villes, de sa classe moyenne aisée. Ils sont également un portrait au vitriol de la bigoterie et de l´hypocrisie de la société américaine. Dans ses romans, Sinclair Lewis s´attaque aussi à la vulgarité affairiste et consumériste ainsi qu´à la monotonie des villes américaines.

Le déclic s´est produit avec la parution de Main Street (Grand -Rue) en 1920. Ce roman est une critique acerbe de la vie de province du midwest américain, inspiré de la jeunesse de l´auteur à Sauk Center (déguisée sous le nom de « Gopher Prairie »). Il est devenu un véritable phénomène d'édition, ayant vendu plus de 100 000 exemplaires en à peine quatre mois. Le roman fut le plus grand livre à succès du premier quart de siècle aux États-Unis et a également connu un succès critique. Le comité d'attribution du Prix Pulitzer lui a néanmoins préféré The Age of Innocence (L'Âge de l'innocence) d'Edith Wharton que Lewis admirait et à qui il a dédicacé son roman suivant. Main Street tourne autour du personnage de Carol Milford, originaire de la (relativement) grande ville de Saint-Paul, Minnesota, qui s'installe à Gopher Prairie après son mariage avec le médecin local, le Dr. Kennicott. Romantique et idéaliste, Carol pense pouvoir embellir et moderniser la petite bourgade conservatrice, mais sera plutôt étouffée par son milieu.

Le succès retentissant de Main Street a fait de Sinclair Lewis le chef de file de l'école réaliste  américaine. Son roman suivant, Babbitt publié en 1922, est lui aussi devenu un classique. Il met en scène George F. Babbitt, agent immobilier prospère, pilier de la chambre de commerce de la ville de Zenith, obsédé par les valeurs matérielles, et pourtant frustré par son existence centrée sur l'argent et la consommation. L'action se situe dans l'État américain imaginaire du Winnemac. Le roman, satirique, présente le premier portrait de l'Amérique des années vingt, obsédée par la spéculation foncière et l'acquisition d'objets de consommation, devenus abordables, comme les automobiles ou les réfrigérateurs. Cette classe moyenne en voie d'embourgeoisement ignore complètement l'art et la littérature.

Le livre suivant, Arrowsmith, paru en 1925, est un roman mettant en scène un jeune médecin idéaliste confronté à une profession aussi avide d'argent et de prestige que le milieu des affaires de Babbitt. Arrowsmith s´est vu décerner le Prix Pulitzer, mas Lewis le refuse, affirmant qu'il devrait être accordé à un texte mettant en valeur les qualités positives de l'Amérique, et non à un roman critique comme le sien.

Dans les années vingt, Sinclair Lewis a encore publié d´autres romans qui ont assis sa réputation de grand écrivain dont Elmer Gantry (1927) et Sam Dodsworth(1929). Elmer Gantry est l´histoire d'un ancien joueur de football américain devenu prêcheur itinérant. Elmer Gantry, charlatan cynique, malhonnête et alcoolique, s'élève dans la société grâce à la religion. L écrivain s'inspire ici de la figure de Billy Sunday  ex-joueur vedette de baseball, devenu le prêcheur protestant le plus célèbre de son époque au tournant du XXe siècle. Sam Dodsworth est souvent considéré comme le dernier roman classique de Sinclair Lewis. Il raconte l'histoire d'un couple d'Américains dont le mariage s'effondre lors d'un voyage en Europe.

À cette époque, Sinclair Lewis était l´écrivain américain le plus connu au monde et quasiment toutes ses œuvres vont être adaptées au cinéma. En 1930, son œuvre fut couronnée du Prix Nobel de Littérature. Il fut le premier écrivain américain à être honoré de cette distinction. Dans son discours de remerciement intitulé La peur américaine de la Littérature, il a rappelé les appels au lynchage dont il avait été victime. Il a également dénoncé l'intolérance de son pays à l'égard des écrivains ne glorifiant pas la « simplicité bucolique et puritaine de l'Oncle Sam » et l'individu américain, « grand, beau, riche, honnête et bon golfeur ».

Toujours d´après Sinclair Lewis, le réalisme social littéraire décrivant ces changements est vertement critiqué, au nom d'un idéal de vie américain vertueux défendu par les institutions universitaires et les académies des arts. Pourtant, il a rappelé que la nouvelle génération d'écrivains américains (Faulkner, Wolfe, Willa Cather, Theodore  Dreiser et Hemingway, par exemple) s'était déjà émancipée de ce que Lewis nommait un provincialisme ennuyeux, pour décrire l'Amérique telle qu'elle était. Aussi espérait- il voir son pays abandonner sa peur puérile de la littérature réaliste et satirique, pour parvenir à se doter de ce qui lui manquait, en dépit de ses richesses et de sa puissance, à savoir une civilisation assez bonne pour satisfaire les désirs profonds de l'être humain».

Cependant, la consécration suprême coïncide en quelque sorte avec une nette baisse de qualité de ses œuvres. Seul It can´t happen here (Impossible Ici) publié, on l´a vu, en 1935 a atteint les sommets de ses livres précédents. Les livres parus dans les années trente et quarante - hormis It can´t happen here- se vendent très peu. Sa vie familiale était elle aussi plutôt instable. Il s´est marié et divorcé deux fois au cours de sa vie (sa première épouse fut Grace Livingstone Hegger, éditrice du magazine Vogue et la deuxième, la journaliste Dorothy Thomson) et il a eu deux enfants : de sa première femme est né Wells (prénom choisi en hommage à l´auteur de la Guerre des Mondes), qui s´est tué en France lors de la Seconde Guerre Mondiale, et de la deuxième, Michael. Au tout début les années quarante, il a vu une lueur d´espoir dans l´enseignement. Il a commencé à donner avec un énorme enthousiasme, d´après les chroniques, un cours d´écriture créative (creative writing, en anglais) à l´Université du Wisconsin-Madison, Soudain, après cinq leçons données à un groupe de vingt-quatre étudiants triés sur le volet, il a annoncé qu´il leur avait déjà enseigné tout ce qu´il savait et a abandonné Madison le lendemain. 

Les dernières années de sa vie, il les a vécues en voyageant de chambre d´hôtel en chambre d´hôtel et en sombrant dans ce que l´écrivain argentin Alan Pauls a dénommé comme le service militaire obligatoire de l´écrivain nord-américain, c´est-à-dire, l´alcoolisme.

Sinclair Lewis est mort le 10 janvier 1951, à l´âge de 65 ans, à Rome lors d´un de ses nombreux voyages. Il est enterré au cimetière Sauk Centre, le village où il est né.

William Shirer, un ami de Sinclair Lewis s´est prononcé un jour sur son importance dans l´histoire de la littérature américaine. Il a affirmé ce qui suit : «Ils sont assez nombreux les critiques littéraires qui ne tiennent pas Sinclair Lewis pour un grand romancier. Peut-être n´ont-ils pas tort, si on le compare à Hemingway, Dos Passos, Scott Fitzgerald  ou Faulkner. Lewis manquait de style. Pourtant, la répercussion de ses romans sur la vie américaine moderne fut supérieure à celle des quatre autres écrivains réunis».

Peut-être le succès récent du roman It can´t happen here (Impossible ici) sera-t-il le début de la redécouverte de l´œuvre importante de Sinclair Lewis.