La Kolyma ou «l´État dans l´État»
Comment peut-on sortir indemne de quatorze ans d´expérience
concentrationnaire ? Victime de la terreur stalinienne comme ses
compatriotes Alexandre Soljenitsyne et Varlam Chalamov, Gueorgui Demidov est
devenu écrivain grâce en grande partie à son emprisonnement à la Kolyma
concentrationnaire où il a séjourné de 1938 à 1952. Il était donc lui aussi un
rescapé de ce que l´on dénommait d´ordinaire comme un «État dans l´État» ou un
«pôle de férocité» selon l´expression d´Alexandre Soljenitsyne. Gueorgui Demidov en a expérimenté et observé
le fonctionnement dans ses moindres détails et il a su résister à la corruption
que le Goulag imposait à ses victimes. Ce sont ses récits consacrés aux camps
staliniens que les Éditions des Syrtes sont en train de publier, des œuvres qui
ont à la fois une valeur historique et littéraire. Après Doubar, paru en 2021,
L´amour derrière les barbelés est disponible en librairie depuis octobre
dernier.
Né en 1909 à Saint-Pétersbourg, Gueorgui Gueorguievitch Demidov était
physicien de formation. En 1938, pendant la période de la Grande Terreur où les
purges battaient leur plein, alors qu´il était ingénieur au laboratoire de l´Institut
de Physique de Kharkov – où il travaillait auprès du grand physicien Lev Landau
-, il fut arrêté par la redoutable NKVD et condamné à huit ans de travaux
forcés, comme des centaines de milliers d´autres innocents – sous des chefs
d´accusation forgés de toutes pièces -, pour propagande antisoviétique et
surtout pour «terrorisme trotskyste», un crime contre-révolutionnaire passible
du fameux article 58 du code de l´Urss. Cet article a été instauré en 1927,
revu plusieurs fois et étendu significativement en 1934. Il a introduit les
notions d´«ennemi du peuple», de «traître» et de «saboteur». Il a conduit à
l´arrestation d´un nombre ahurissant d´innocents. Les peines pouvaient aller
jusqu´à vingt-cinq ans d´emprisonnement et étaient fréquemment étendues pour
une période indéterminée, sans procès ni délibération.
Déporté dans les camps de la Kolyma, il a quand même pu survivre à un
véritable enfer, dans un endroit de triste mémoire, un des plus glacés et
terrifiants au monde. Dans ces camps –disaient les détenus, surnommés «les
zeks» -«même les corbeaux ne font pas de vieux os» parce que, dans cet archipel
concentrationnaire, «l´hiver dure douze mois, tout le reste c´est l´été».
À la Kolyma, Gueorgui Demidov a inventé un procédé de recyclage des
ampoules électriques qui s´est avéré précieux pour l´économie des camps. Ceci
n´a pas pour autant empêché qu´il eût écopé d´une nouvelle peine en 1946.
Extrêmement affaibli, il fut admis à l´hôpital de Débine où il s´est lié
d´amitié avec Varlam Chalamov (voir la chronique de décembre 2021), alors
aide-médecin, qui sera, comme lui, un rescapé des camps. Chalamov, qui le
prendra plus tard pour un de ses modèles dans les récits «La vie de l´ingénieur
Kipreïev» et «Ivan Fiodorovitch» (in Récits de la Kolyma), le tiendra en haute
estime et dira de lui qu´il était l´homme le plus intelligent et le plus
intègre qu´il eût rencontré. En 1965, Démidov a retrouvé par hasard Chalamov qui
le croyait mort et ils ont alors entamé une correspondance qui a duré deux ans
et qui à un moment donné a pris un tour conflictuel du fait de leurs
divergences littéraires. D´après Luba Jurgenson, dans son essai, paru en
février dernier aux éditions Verdier, Le semeur d´yeux-sentiers de Varlam Chalamov, les divergences
entre les deux auteurs surviennent d´abord à cause de la disparité de leurs
expériences : «Rappelons que Chalamov tient à sa position d´initié qui
fonde non seulement la légitimité de son témoignage mais aussi le caractère
inouï de sa démarche littéraire». C´est d´ailleurs dans le récit «La vie de
l´ingénieur Kipreïev» (Kipreïev étant, on l´a vu, l´alter ego de Demidov) que
Chalamov formule son credo : «L´espoir, pour un détenu, c´est toujours une
entrave. L´espoir, c´est toujours l´absence de liberté. Un homme qui espère,
change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu´un homme
qui n´a aucun espoir».
Dans un article publié en août 2021 dans le magazine En attendant Nadeau,
lors de la parution de Doubar et autres récits du Goulag, David Novarina
établit on ne peut mieux les différentes perspectives littéraires entre les
œuvres de Gueorgui Demidov et Varlam Chalamov : «Demidov et Chalamov
optent tous deux pour un témoignage disséminé dans une mosaïque de récits, qui
tantôt se font écho, tantôt sont hétérogènes du fait de leurs dispositifs
narratifs. Ils ne se contentent pas d’évoquer le sort des
« politiques », mais cherchent à montrer la diversité humaine du
Goulag (…) Néanmoins, si dans son œuvre Chalamov, en quête d’une « nouvelle prose
», adopte une position de contestation de l’institution littéraire, Demidov
reste confiant dans les pouvoirs du récit et dans les formes littéraires de la
tradition. Certains récits comme « L’amok » ou « Deux procureurs » ont un
caractère romanesque affirmé ; Chalamov invite au contraire Demidov dans une
lettre à couper « tout ce qui est de l’ordre de
la fictionnalisation, de la littérarisation ». Les deux
anciens détenus ne portent pas le même regard sur le monde des prisonniers de
droit commun : dans la section des Récits de la Kolyma intitulée
« Essais sur le monde du crime », Chalamov déconstruit les stéréotypes
littéraires qui donnent une image romantisée de la pègre, alors que Demidov
brosse avec sympathie dans « L’amok » un portrait haut en couleur de « Déesse
», la maquerelle des détenues de droit commun. Le narrateur de l’une des
nouvelles de Demidov inscrit son questionnement moral dans le droit fil
de Résurrection de Tolstoï ; « Le gant » de Chalamov
se termine par une déclaration sans appel : « Se souvenir
du bien pendant cent ans, et du mal pendant deux cents ans. Je me distingue en
cela de tous les humanistes russes du XIXe et du XXe siècle ».
Les œuvres de Demidov et de Chalamov s’éclairent à merveille mutuellement, et
l’on perçoit mieux, après avoir lu Demidov, sur quels refus majeurs se
construit l’œuvre de Chalamov».
En reprenant le fil du calvaire de Demidov, on ajoute qu´il fut encore
relégué dans la République des Komis, et ce n´est qu´en 1958 qu´il sera
réhabilité. Il s´était promis de survivre pour pouvoir un jour témoigner. Une
fois libre, il s´est mis à écrire pour «le tiroir» et les amis, et dans les
années soixante-dix pour le samizdat et la presse clandestine. Surveillé par la
police politique, il a vu ses manuscrits confisqués par le KGB. Sa fille
Valentina Demidova-qui était toute petite quand son père fut détenu et que
l´auteur n´a pas vue pendant dix-neuf ans, entre 1939 et 1958 –a raconté dans
la postface de Doubar que Demidov a reçu un jour la visite d´un membre du KGB
qui a essayé en vain de le faire changer de sujet. Gueorgui Demidov est mort en 1987 sans avoir
vu hélas aucun de ses textes publié de son vivant. Les manuscrits ont enfin été
rendus à sa fille un an après la mort de l´auteur. Le recueil Doubar et autres récits du Goulag est paru en
France en 1991, aux éditions Hachette, mais pas en Russie, où la fin de l’URSS
a entraîné la disparition de l’éditeur prévu. Les œuvres de Demidov n’y ont été
publiées qu´au début du siècle par les éditions Возвращение (Le Retour), spécialisées dans la publication des écrits
des anciens détenus des camps. Ses œuvres comprennent en russe trois volumes de
récits et nouvelles sur l’univers du Goulag, et un roman à la première personne
inachevé, dont les premiers chapitres se déroulent pendant la Première Guerre
mondiale et la guerre civile.
Le livre L´amour derrière les barbelés est traduit du russe et préfacé par
Luba Jurgenson et Nicolas Werth deux spécialistes français de la terreur
stalinienne, le Goulag et les écrivains russes survivants des camps de la mort.
Ils attirent l´attention des lecteurs sur la richesse des personnages de
Demidov qui illustrent toutes les facettes de la vie des camps. Les récits de
ce remarquable écrivain sont donc assez informatifs pour tous ceux qui s´intéressent à l´histoire du Goulag.
L´expérience concentrationnaire de Demidov l´a fait croiser des victimes
«contre-révolutionnaires», c´est-à-dire des innocents comme lui, mais aussi des
droit-commun ou des truands que l´administration des camps préférait aux
détenus politiques. Pour Luba Jurgenson et Nicolas Werth, Demidov cherche
manifestement à redonner à l´histoire du Goulag une dimension tragique
qu´exclut a priori la mort en masse des régimes de terreur modernes. Les
préfaciers écrivent : «La survie au Goulag dépend de l´environnement, des
chefs, du type de travail…Un détenu épuisé se détache progressivement de tout
ce qui fait habituellement le ressort de la littérature : l´amour,
l´amitié, l´honneur, ce sont là des sentiments et des valeurs qui cessent d´exister
lorsqu´on se trouve continuellement au seuil de la mort. À contre-courant de
cette évidence, à travers les différentes strates de la société
concentrationnaire qu´il met en scène. Demidov réhabilite la passion comme
principale ressource du récit : l´amour, la jalousie, l´ambition, le
patriotisme habitent les héros pour le meilleur ou pour le pire, leur font
transcender leur misérable condition et esquissent la possibilité d´une
catharsis».
Dans «Sous la galette», l´auteur nous emmène dans une mine de cassitérite
où le contingent des détenus se renouvelle entièrement au cours d´une année,
tant les conditions y sont épouvantables et la mortalité élevée.
Dans «Le décembriste», une étudiante, éprise de son professeur décide, une
fois celui-ci arrêté, de le rejoindre à la Kolyma et l´attendre. Le récit a
aussi pour cadre une usine de réparations mécaniques d´un des «camps spéciaux»
au régime particulièrement dur, mis en place, après la guerre, pour les détenus
politiques considérés comme les plus dangereux, soient-ils des opposants réels
au régime soviétique –issus pour la plupart des pays baltes, de l´Ukraine ou de
la Biélorussie – ou des victimes des campagnes idéologiques entreprises contre
tous ceux soupçonnés d´avoir professé des théories anti- marxistes.
Dans «La chevalière», Demidov décrit la structuration et les règles
régissant le fonctionnement des bandes de truands qui avec la bénédiction de
l´administration font la loi dans les baraquements, malmenant tout
particulièrement les prisonniers politiques. Dans ce récit, comme nous
l´apprennent Luba Jurgenson et Nicolas Werth, l´auteur à travers le personnage
principal Ninka Verse-ta-larme «retrace le parcours –ô combien typique –d´une
de ces innombrables enfants des rues de la période de la guerre civile
(1918-1921), élevées dans un orphelinat et l´engrenage qui la conduit, depuis
ses premiers chapardages et ses premières incarcérations dans des colonies pour
mineurs, jusqu´au camp et à sa soumission à un «protecteur» du monde des
truands, passage obligé pour toute jeune délinquante confrontée à la violence
du monde criminel». Les préfaciers mettent en exergue ici une différence –on
l´a vu plus haut - entre Demidov, sensible à la dimension «romantique» du monde
du crime, et Chalamov qui rend surtout compte de l´extrême brutalité de cet
univers.
Enfin, dans les récits «Au
croisement des routes de l´esclavage» et «Tue l´Allemand !», on dépeint le
quotidien des camps dits agricoles, plutôt méconnus, dont la fonction
principale est d´assurer le ravitaillement, en produits de la terre et de
l´élevage, de l´immense contingent des détenus et des gardiens du Goulag. Dans
le récit «Au croisement des routes de l´esclavage», le tout premier, Damidov
présente d´ailleurs, dès les premières lignes, le calvaire des prisonniers des
camps : «Des trente-deux années de ma vie, je n´en avais passé alors que
trois en détention. Généralement ce laps de temps est insuffisant pour rayer de
la conscience la mémoire vive du passé avec ses attentes et ses espérances,
dont l´effondrement continue d´alimenter le sentiment d´injustice et l´amertume
de tout ce que l´on a perdu. Mais les choses sont différentes quand, à l´action
lente d´un temps qui s´étire indéfiniment, s´ajoute le joug de la faim et d´un
travail épuisant qui pompe toute votre énergie. Alors les souffrances morales
et physiques sont comme anesthésiées. Pour des millions de détenus des camps
staliniens, la dystrophie fut un don du ciel. Elle était en effet presque
toujours accompagnée d´une dégradation des facultés mentales et affectives
propice à cette lente agonie des sentiments qui saisissait la plupart des
détenus condamnés à une longue peine de camp».
Demidov
construit le tableau du camp à travers de multiples voix, ne se centrant donc
pas sur la figure du narrateur. Comme nous le rappellent les préfaciers,
Demidov saisit les personnages dans un moment exceptionnel de leur vie, mais
pour le mettre en scène, il déroule tout ce qui lui sert de fond : «la
routine des camps, leur invisible omniprésence dans l´ensemble de la vie
soviétique. Il parvient ainsi à dire la terrible «banalité» du Goulag».
Gueorgui
Demidov, L´amour derrière les barbelés, traduit du russe et préfacé par Luba
Jurgenson et Nicolas Werth, éditions des Syrtes, Genève, octobre 2022.
À lire
également :
Gueorgui
Demidov, Doubar et autres récits du Goulag, traduit du russe par Antonio
Garcia, Alexandra Gaillard et Colette Stoïanov, éditions des Syrtes, Genève,
mars 2021.