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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 29 novembre 2022

Chronique de décembre 2022.



La Kolyma ou «l´État dans l´État»

Comment peut-on sortir indemne de quatorze ans d´expérience concentrationnaire ? Victime de la terreur stalinienne comme ses compatriotes Alexandre Soljenitsyne et Varlam Chalamov, Gueorgui Demidov est devenu écrivain grâce en grande partie à son emprisonnement à la Kolyma concentrationnaire où il a séjourné de 1938 à 1952. Il était donc lui aussi un rescapé de ce que l´on dénommait d´ordinaire comme un «État dans l´État» ou un «pôle de férocité» selon l´expression d´Alexandre Soljenitsyne.  Gueorgui Demidov en a expérimenté et observé le fonctionnement dans ses moindres détails et il a su résister à la corruption que le Goulag imposait à ses victimes. Ce sont ses récits consacrés aux camps staliniens que les Éditions des Syrtes sont en train de publier, des œuvres qui ont à la fois une valeur historique et littéraire. Après Doubar, paru en 2021, L´amour derrière les barbelés est disponible en librairie depuis octobre dernier. 

Né en 1909 à Saint-Pétersbourg, Gueorgui Gueorguievitch Demidov était physicien de formation. En 1938, pendant la période de la Grande Terreur où les purges battaient leur plein, alors qu´il était ingénieur au laboratoire de l´Institut de Physique de Kharkov – où il travaillait auprès du grand physicien Lev Landau -, il fut arrêté par la redoutable NKVD et condamné à huit ans de travaux forcés, comme des centaines de milliers d´autres innocents – sous des chefs d´accusation forgés de toutes pièces -, pour propagande antisoviétique et surtout pour «terrorisme trotskyste», un crime contre-révolutionnaire passible du fameux article 58 du code de l´Urss. Cet article a été instauré en 1927, revu plusieurs fois et étendu significativement en 1934. Il a introduit les notions d´«ennemi du peuple», de «traître» et de «saboteur». Il a conduit à l´arrestation d´un nombre ahurissant d´innocents. Les peines pouvaient aller jusqu´à vingt-cinq ans d´emprisonnement et étaient fréquemment étendues pour une période indéterminée, sans procès ni délibération. 

Déporté dans les camps de la Kolyma, il a quand même pu survivre à un véritable enfer, dans un endroit de triste mémoire, un des plus glacés et terrifiants au monde. Dans ces camps –disaient les détenus, surnommés «les zeks» -«même les corbeaux ne font pas de vieux os» parce que, dans cet archipel concentrationnaire, «l´hiver dure douze mois, tout le reste c´est l´été».

À la Kolyma, Gueorgui Demidov a inventé un procédé de recyclage des ampoules électriques qui s´est avéré précieux pour l´économie des camps. Ceci n´a pas pour autant empêché qu´il eût écopé d´une nouvelle peine en 1946. Extrêmement affaibli, il fut admis à l´hôpital de Débine où il s´est lié d´amitié avec Varlam Chalamov (voir la chronique de décembre 2021), alors aide-médecin, qui sera, comme lui, un rescapé des camps. Chalamov, qui le prendra plus tard pour un de ses modèles dans les récits «La vie de l´ingénieur Kipreïev» et «Ivan Fiodorovitch» (in Récits de la Kolyma), le tiendra en haute estime et dira de lui qu´il était l´homme le plus intelligent et le plus intègre qu´il eût rencontré. En 1965, Démidov a retrouvé par hasard Chalamov qui le croyait mort et ils ont alors entamé une correspondance qui a duré deux ans et qui à un moment donné a pris un tour conflictuel du fait de leurs divergences littéraires. D´après Luba Jurgenson, dans son essai, paru en février dernier aux éditions Verdier, Le semeur d´yeux-sentiers de Varlam Chalamov, les divergences entre les deux auteurs surviennent d´abord à cause de la disparité de leurs expériences : «Rappelons que Chalamov tient à sa position d´initié qui fonde non seulement la légitimité de son témoignage mais aussi le caractère inouï de sa démarche littéraire». C´est d´ailleurs dans le récit «La vie de l´ingénieur Kipreïev» (Kipreïev étant, on l´a vu, l´alter ego de Demidov) que Chalamov formule son credo : «L´espoir, pour un détenu, c´est toujours une entrave. L´espoir, c´est toujours l´absence de liberté. Un homme qui espère, change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu´un homme qui n´a aucun espoir».

Dans un article publié en août 2021 dans le magazine En attendant Nadeau, lors de la parution de Doubar et autres récits du Goulag, David Novarina établit on ne peut mieux les différentes perspectives littéraires entre les œuvres de Gueorgui Demidov et Varlam Chalamov : «Demidov et Chalamov optent tous deux pour un témoignage disséminé dans une mosaïque de récits, qui tantôt se font écho, tantôt sont hétérogènes du fait de leurs dispositifs narratifs. Ils ne se contentent pas d’évoquer le sort des « politiques », mais cherchent à montrer la diversité humaine du Goulag (…) Néanmoins, si dans son œuvre Chalamov, en quête d’une « nouvelle prose », adopte une position de contestation de l’institution littéraire, Demidov reste confiant dans les pouvoirs du récit et dans les formes littéraires de la tradition. Certains récits comme « L’amok » ou « Deux procureurs » ont un caractère romanesque affirmé ; Chalamov invite au contraire Demidov dans une lettre à couper « tout ce qui est de l’ordre de la fictionnalisation, de la littérarisation ». Les deux anciens détenus ne portent pas le même regard sur le monde des prisonniers de droit commun : dans la section des  Récits de la Kolyma intitulée « Essais sur le monde du crime », Chalamov déconstruit les stéréotypes littéraires qui donnent une image romantisée de la pègre, alors que Demidov brosse avec sympathie dans « L’amok » un portrait haut en couleur de « Déesse », la maquerelle des détenues de droit commun. Le narrateur de l’une des nouvelles de Demidov inscrit son questionnement moral dans le droit fil de Résurrection de Tolstoï ; « Le gant » de Chalamov se termine par une déclaration sans appel : « Se souvenir du bien pendant cent ans, et du mal pendant deux cents ans. Je me distingue en cela de tous les humanistes russes du XIXe et du XXe siècle ». Les œuvres de Demidov et de Chalamov s’éclairent à merveille mutuellement, et l’on perçoit mieux, après avoir lu Demidov, sur quels refus majeurs se construit l’œuvre de Chalamov».

En reprenant le fil du calvaire de Demidov, on ajoute qu´il fut encore relégué dans la République des Komis, et ce n´est qu´en 1958 qu´il sera réhabilité. Il s´était promis de survivre pour pouvoir un jour témoigner. Une fois libre, il s´est mis à écrire pour «le tiroir» et les amis, et dans les années soixante-dix pour le samizdat et la presse clandestine. Surveillé par la police politique, il a vu ses manuscrits confisqués par le KGB. Sa fille Valentina Demidova-qui était toute petite quand son père fut détenu et que l´auteur n´a pas vue pendant dix-neuf ans, entre 1939 et 1958 –a raconté dans la postface de Doubar que Demidov a reçu un jour la visite d´un membre du KGB qui a essayé en vain de le faire changer de sujet.  Gueorgui Demidov est mort en 1987 sans avoir vu hélas aucun de ses textes publié de son vivant. Les manuscrits ont enfin été rendus à sa fille un an après la mort de l´auteur. Le recueil Doubar et autres récits du Goulag est paru en France en 1991, aux éditions Hachette, mais pas en Russie, où la fin de l’URSS a entraîné la disparition de l’éditeur prévu. Les œuvres de Demidov n’y ont été publiées qu´au début du siècle par les éditions Возвращение (Le Retour), spécialisées dans la publication des écrits des anciens détenus des camps. Ses œuvres comprennent en russe trois volumes de récits et nouvelles sur l’univers du Goulag, et un roman à la première personne inachevé, dont les premiers chapitres se déroulent pendant la Première Guerre mondiale et la guerre civile.

Le livre L´amour derrière les barbelés est traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson et Nicolas Werth deux spécialistes français de la terreur stalinienne, le Goulag et les écrivains russes survivants des camps de la mort. Ils attirent l´attention des lecteurs sur la richesse des personnages de Demidov qui illustrent toutes les facettes de la vie des camps. Les récits de ce remarquable écrivain sont donc assez informatifs pour tous  ceux qui s´intéressent à l´histoire du Goulag. L´expérience concentrationnaire de Demidov l´a fait croiser des victimes «contre-révolutionnaires», c´est-à-dire des innocents comme lui, mais aussi des droit-commun ou des truands que l´administration des camps préférait aux détenus politiques. Pour Luba Jurgenson et Nicolas Werth, Demidov cherche manifestement à redonner à l´histoire du Goulag une dimension tragique qu´exclut a priori la mort en masse des régimes de terreur modernes. Les préfaciers écrivent : «La survie au Goulag dépend de l´environnement, des chefs, du type de travail…Un détenu épuisé se détache progressivement de tout ce qui fait habituellement le ressort de la littérature : l´amour, l´amitié, l´honneur, ce sont là des sentiments et des valeurs qui cessent d´exister lorsqu´on se trouve continuellement au seuil de la mort. À contre-courant de cette évidence, à travers les différentes strates de la société concentrationnaire qu´il met en scène. Demidov réhabilite la passion comme principale ressource du récit : l´amour, la jalousie, l´ambition, le patriotisme habitent les héros pour le meilleur ou pour le pire, leur font transcender leur misérable condition et esquissent la possibilité d´une catharsis».  

Dans «Sous la galette», l´auteur nous emmène dans une mine de cassitérite où le contingent des détenus se renouvelle entièrement au cours d´une année, tant les conditions y sont épouvantables et la mortalité élevée.

Dans «Le décembriste», une étudiante, éprise de son professeur décide, une fois celui-ci arrêté, de le rejoindre à la Kolyma et l´attendre. Le récit a aussi pour cadre une usine de réparations mécaniques d´un des «camps spéciaux» au régime particulièrement dur, mis en place, après la guerre, pour les détenus politiques considérés comme les plus dangereux, soient-ils des opposants réels au régime soviétique –issus pour la plupart des pays baltes, de l´Ukraine ou de la Biélorussie – ou des victimes des campagnes idéologiques entreprises contre tous ceux soupçonnés d´avoir professé des théories anti- marxistes.

Dans «La chevalière», Demidov décrit la structuration et les règles régissant le fonctionnement des bandes de truands qui avec la bénédiction de l´administration font la loi dans les baraquements, malmenant tout particulièrement les prisonniers politiques. Dans ce récit, comme nous l´apprennent Luba Jurgenson et Nicolas Werth, l´auteur à travers le personnage principal Ninka Verse-ta-larme «retrace le parcours –ô combien typique –d´une de ces innombrables enfants des rues de la période de la guerre civile (1918-1921), élevées dans un orphelinat et l´engrenage qui la conduit, depuis ses premiers chapardages et ses premières incarcérations dans des colonies pour mineurs, jusqu´au camp et à sa soumission à un «protecteur» du monde des truands, passage obligé pour toute jeune délinquante confrontée à la violence du monde criminel». Les préfaciers mettent en exergue ici une différence –on l´a vu plus haut - entre Demidov, sensible à la dimension «romantique» du monde du crime, et Chalamov qui rend surtout compte de l´extrême brutalité de cet univers.

 Enfin, dans les récits «Au croisement des routes de l´esclavage» et «Tue l´Allemand !», on dépeint le quotidien des camps dits agricoles, plutôt méconnus, dont la fonction principale est d´assurer le ravitaillement, en produits de la terre et de l´élevage, de l´immense contingent des détenus et des gardiens du Goulag. Dans le récit «Au croisement des routes de l´esclavage», le tout premier, Damidov présente d´ailleurs, dès les premières lignes, le calvaire des prisonniers des camps : «Des trente-deux années de ma vie, je n´en avais passé alors que trois en détention. Généralement ce laps de temps est insuffisant pour rayer de la conscience la mémoire vive du passé avec ses attentes et ses espérances, dont l´effondrement continue d´alimenter le sentiment d´injustice et l´amertume de tout ce que l´on a perdu. Mais les choses sont différentes quand, à l´action lente d´un temps qui s´étire indéfiniment, s´ajoute le joug de la faim et d´un travail épuisant qui pompe toute votre énergie. Alors les souffrances morales et physiques sont comme anesthésiées. Pour des millions de détenus des camps staliniens, la dystrophie fut un don du ciel. Elle était en effet presque toujours accompagnée d´une dégradation des facultés mentales et affectives propice à cette lente agonie des sentiments qui saisissait la plupart des détenus condamnés à une longue peine de camp».   

Demidov construit le tableau du camp à travers de multiples voix, ne se centrant donc pas sur la figure du narrateur. Comme nous le rappellent les préfaciers, Demidov saisit les personnages dans un moment exceptionnel de leur vie, mais pour le mettre en scène, il déroule tout ce qui lui sert de fond : «la routine des camps, leur invisible omniprésence dans l´ensemble de la vie soviétique. Il parvient ainsi à dire la terrible «banalité» du Goulag». 

 


Gueorgui Demidov, L´amour derrière les barbelés, traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson et Nicolas Werth, éditions des Syrtes, Genève, octobre 2022.

À lire également :

Gueorgui Demidov, Doubar et autres récits du Goulag, traduit du russe par Antonio Garcia, Alexandra Gaillard et Colette Stoïanov, éditions des Syrtes, Genève, mars 2021.

  

vendredi 25 novembre 2022

La mort de Hans Magnus Enzensberger.

 


Le poète, romancier, dramaturge et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger, né le 11 novembre 2022 à Munich, est mort le 24 novembre à Kaufbeuren, en Bavière, à l´âge de 93 ans.

Auteur d´ouvrages de référence comme Hammerstein ou l´intransigeance, Le bref été de l´anarchie : la vie et la mort de Buenaventura Durruti, Requiem pour une femme romantique : les amours tourmentées d'Augusta Bussmann et de Clemens Brentano ou Tumulte, Hans Magnus Enzensberger était une des voix les plus respectées de la littérature allemande et européenne ayant reçu de nombreux prix nationaux et internationaux.  

 


 




Christian Bobin (1951-2022).


Écrivain et poète français, Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot, en Saône –et- Loire, est mort le 23 novembre dans la même ville des suites d´une longue maladie.

Il s´est fait connaître du grand public en 1992 avec Le Très-Bas, livre consacré à Saint-François d´Assise et n´a depuis cessé de gagner en popularité. Auteur très prolifique, il a publié dans sa vie autour d´une soixantaine d´ouvrages.

 


mercredi 23 novembre 2022

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre Un homme sans titre de Xavier Le Clerc, publié aux éditions Gallimard:

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-un-homme-sans-titre-xavier-le-clerc-350928




vendredi 18 novembre 2022

Centenaire de la mort de Marcel Proust.

 On signale aujourd´hui le centenaire de la mort de Marcel Proust. Je vous rappelle que je lui ai consacré la chronique du mois d´octobre.




mardi 15 novembre 2022

Centenaire de la naissance de José Saramago.

 


On signale ce mercredi 16 novembre le centenaire de la naissance de l´écrivain portugais José Saramago. Il est donc né le 16 novembre 1922 à Azinhaga, Santarém,  au Portugal. 

En 1998, il s´est vu décerner le Prix Nobel de Littérature et reste à ce jour le seul écrivain lusophone à l´avoir reçu.

Beaucoup de ses titres comptent parmi les oeuvres essentielles de la fin du vingtième siècle, toutes langues confondues, comme Memorial do Convento(Le Dieu Manchot), Ensaio sobre a cegueira(L´aveuglement), O ano da morte de Ricardo Reis(L´année de la mort de Ricardo Reis), A jangada de pedra(Le radeau de pierre), Todos os nomes(Tous les noms) ou O Evangelho segundo Jesus Cristo(L´évangile selon Jésus-Christ). Traduites dans le monde entier, la plupart de ses oeuvres sont disponibles en français aux éditions du Seuil.

José Saramago est mort à Lanzarote (Îles Canaries, Espagne) le 18 juin 2010.

Un prix littéraire porte son nom. Le lauréat de cette année- annoncé lundi dernier à Lisbonne -est le brésilien Rafael Gallo.     



jeudi 3 novembre 2022

Le Goncourt 2022 attribué à Brigitte Giraud.

 


Le prix Goncourt 2022 fut attribué aujourd´hui à Brigitte Giraud pour son roman Vivre vite, publié aux éditions Flammarion.

On signale aussi l´attribution du prix Renaudot à Simon Liberati pour son roman Performance, disponible chez Grasset.