Elias Canetti, l´immortalité d´un écrivain.
«Roustschouck, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une
ville mystérieuse pour un enfant». L´enfance est, on le sait, un mystère, mais
être enfant à Roustschouck cela ressemblait à quoi au juste, entre 1905 et
1911 ? Cette ville située en
Bulgarie, dénommée aujourd´hui Roussé ou Ruse, et n´est peut-être vaguement
connue que parce qu´y est né le 25 juillet 1905 un des penseurs les plus
éblouissants du vingtième siècle : Elias Canetti, l´auteur de la phrase
par laquelle débute ce texte. Cette ville bulgare pouvait se prévaloir d´être
un creuset de langues et de cultures. Elias Canetti rappelle dans son livre autobiographique La
langue sauvée que pendant la journée on pouvait entendre parler dans la ville
de son enfance sept ou huit langues découlant des nombreuses communautés qui la
peuplaient et l´enrichissaient : «Hormis les Bulgares, le plus souvent
venus de la campagne, il y avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un
quartier bien à eux, et, juste à côté, le quartier des sépharades espagnols, le
nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les
Roumains venaient de l´autre côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je
ne m´en souviens pas. Il y avait aussi des Russes, peu nombreux, il est vrai».
Élias Canetti, on l´a vu, appartenait à la communauté des juifs sépharades.
Il était le descendant d´une famille dont les membres ont été expulsés de
Canete, près de Valence, en Espagne, en 1492. Aussi parlait-on, en
famille, le judéo-espagnol ou ladino.
Issu d´une famille de riches commerçants, il maniait habilement plusieurs
langues, a vécu dans de nombreux pays, a étudié à Zurich et à Vienne (où il a
suivi des études de chimie) et s´est fixé un temps à Londres où il a acquis la
nationalité anglaise. Pourtant, c´est en allemand qu´il a écrit son œuvre d´une
richesse et d´une diversité incomparables. Outre les aphorismes, les pièces de
théâtre et les écrits autobiographiques-La langue sauvée, Le flambeau dans
l´oreille, Jeux de regard, Le territoire de l´homme et Le cœur secret de
l´horloge-d´autres œuvres ont assis la réputation d´Elias Canetti comme un
grand écrivain et penseur du vingtième siècle dont les essais La conscience des
mots et Masse et Puissance (ouvrage d´anthropologie sociologique), le livre de
notes et de réflexions Les voix de Marrakech et Auto-da-Fé, son seul roman. Ce roman fut d´abord traduit en français sous
le titre La Tour de Babel et met en scène Peter Kein, un sinologue qui vit
enfermé dans sa bibliothèque qui finit par prendre feu. Il s´agit du roman d´un
monde désintégré, comme en témoignent les titres des trois parties qui le
composent : «Un monde sans tête», «Une tête sans monde», «Un monde dans la
tête». Les paroles de Canetti lui-même sont très révélatrices à propos de son
roman : «Un jour, il m´est venu à esprit que le monde ne pouvait plus être
recréé comme dans les romans d´autrefois, c´est-à-dire, sous la perspective
d´un écrivain ; le monde était désintégré, et ce n´est qu´en le montrant
sous l´angle de sa désintégration que l´on serait en mesure d´en offrir une
image vraisemblable». Certains critiques ont vu dans ce roman, publié en 1936, une allégorie des tourments que l´Europe et
l´Allemagne en particulier étaient en train de vivre. Une lecture que l´écrivain
péruvien Mario Vargas Llosa (Prix Nobel de Littérature 2010) ne réfutait pas
dans son essai de 1987 inclus dans le recueil de 2002 La verdad de las mentiras
(La vérité par le mensonge) :«Cette lecture d´Auto-da-Fé en tant
qu´allégorie idéologique et morale est sans doute parfaitement acceptable. Le
clou de l´histoire, cette image de la bibliothèque détruite par les flammes
aussi bien que l´immolation de son propriétaire, préfigure graphiquement les
inquisitions du national-socialisme et la destruction par le totalitarisme nazi
d´une des cultures les plus créatives de son temps. Sans oublier la
responsabilité que ne peuvent éluder nombre d´artistes et intellectuels qui ont
été complices de l´aliénation collective et incapables de s´en rendre compte et
de la combattre quand elle était en train de éclore. Si la culture ne sert pas
à prévenir ce genre de tragédies historiques, quelle en est donc sa fonction ?».
L´excellence de l´œuvre de Canetti
fut couronnée en 1981 par le Prix Nobel de Littérature. L´Académie suédoise a
mis en exergue, lors de l´attribution du prix, «ses écrits marqués par
l´ampleur de sa vision, la richesse de ses idées et sa puissance artistique».
L´œuvre de Canetti est tissée de réflexions sur la mort (la condition
humaine face à la mort), sur la religion et sur le phénomène et les mécanismes
de la masse (et la puissance de la masse à générer la mort), enfin sur le
pouvoir. La mort, en particulier («La mort me brûle»), est encore une fois au
cœur d´un ouvrage inédit de l´auteur, publié en Allemagne en 2014, vingt ans
après son décès par l´éditeur munichois Carl Hanser Verlag et qui vient d´être
traduit en français par les éditions Albin Michel. Cet ouvrage s´intitule
justement Le livre contre la mort. L´ouvrage est composé principalement
d´inédits découverts après sa
disparition et il s´agit à vrai dire d´un recueil mêlant notes, aphorismes,
portraits et réflexions. L´auteur invoque mythes et satires et commente poètes,
écrivains, philosophes et scientifiques avec toujours au cœur de sa réflexion,
comme l´éditeur nous le rappelle dans la quatrième de couverture, ce
questionnement qui illustre la blessure du XXème siècle : pourquoi les
hommes se tuent-ils avec tant de fougue ?
Cet ouvrage qui n´a pas vu le jour du vivant de l´auteur, il le concevait
comme le pendant de Masse et Puissance. Dans cet essai aussi fascinant que
bouleversant, Canetti se livrait à une réflexion sur la masse qui pour lui,
loin d´être purement théorique, n´était pas dissociée de son expérience, comme
nous le rappelle d´ailleurs Nicolas Poirier dans son essai Canetti : les
métamorphoses contre la puissance (Michalon éditeur-Le bien commun). Cette
réflexion est ancrée dans son souvenir de l´incendie du palais de justice de
Vienne, le 15 juillet 1927, perpétré par des manifestants qui protestaient
contre l´acquittement des policiers jugés pour avoir tué des ouvriers au cours
d´une manifestation. L´intervention des
policiers avait été impitoyable. Sur ces événements, Canetti a écrit : «je
devins une partie de la masse ; je m´absorbais totalement en elle, je ne
ressentais pas la moindre résistance face à sa volonté, quelle qu´elle fût».
L´essai Masse et Puissance, publié
en 1960, suscite à Canetti une réflexion sur la condition humaine en 1968,
reproduite dans Le livre contre la mort. À propos d´une référence à Simon
Wiesenthal le fameux chasseur de nazis, il écrit : «Masse et Puissance
n´est rien d´autre qu´une tentative de dépistage des crimes de la puissance, et
tout au long des années que j´ai consacrées à ce travail, combien de fois
n´ai-je été au sens littéral du terme, pris de dégoût au rappel de cette
histoire et des potentats, des criminels qui l´ont incarnée. Je n´ai dès lors
plus connu de repos avant d´avoir trouvé en moi-même les effroyables racines du
mal. Tout ce qui est arrivé depuis l´aube des temps résulte d´une disposition,
d´une possibilité qui existe en chacun de nous. C´est peut-être en cela que je
me distingue d´un homme comme Wiesenthal. Ni lui ni moi ne pouvons oublier, et
nous sommes tous deux convaincus qu´il ne faut pas oublier. Mais il donne la
chasse aux persécuteurs, moi à la
persécution en nous. Il ne me suffirait pas de contribuer au châtiment du
plus effroyable bourreau, car tous les autres hommes, qui pourraient devenir
des bourreaux, seraient encore là malgré tout(…), plus effrayant me semble-t-il que tout ce qui
est effectivement arrivé, est le fait que cela a été et reste possible. Il faut que l´homme apprenne à se connaître aussi
précisément que s´il était lui-même son pire ennemi et qu´il n´admette aucune
restriction à la connaissance de soi. Il faut qu´il comprenne ce que la mort a
fait de lui et que la soumission à ce «fait naturel» soit récusée une fois pour
toutes». Il y a quasiment toujours la mort au rendez-vous, Canetti
s´interrogeant d´ailleurs en 1952 : «une langue serait-elle viable, qui ne
connaîtrait pas le mot mort ?» L´impuissance de l´homme face à la camarde
ne doit pas l´empêcher pour autant de s´insurger contre elle. Aussi Canetti
a-t-il du mal à comprendre le meurtre,
mais également le suicide et livre ces réflexions (toujours en 1952) à propos
de Heinrich Von Kleist qui a mis fin à
ses jours : «Je ne puis pardonner à Kleist ce qu´il a fait. Son acte le
plus vil a été sa fin, et c´est en elle que se manifesta le plus clairement et
le plus honteusement l´héritage de son origine militaire. Aucune explication
psychologique (aussi lumineuse qu´elle puisse être) ne pourra jamais changer
quoi que ce soit au profond ressentiment que cet acte déclenche en moi. Toute
mort est possible. Aucune n´est justifiable. Même celui qui se fait assassiner contre son gré est, à mes
yeux, partiellement coupable. Mais la culpabilité de l´assassin, et même celle
du suicidé, est selon moi démesurée et, à proprement parler, inexpiable. Je me
demande d´ailleurs le plus sérieusement du monde si chaque homme qui meurt ne porte pas, de ce seul fait
déjà, une part de culpabilité».
Dans la perspective présentée par Canetti, comment peut-on concevoir la
promesse d´inspiration religieuse de la vie de l´autre côté ? L´auteur
écrit là-dessus en 1980 : «La promesse d´une vie de l´autre côté, quelque part, où que ce soit, instaure une
séparation claire et nette avec la vie ici-bas. Il s´agit d´une exclusion
masquée : Sois là-bas et laisse-moi tranquille ! Mais le défunt
doit-il nous laisser tranquille ? Ne doit-on pas se mettre à sa
disposition ? Aussi perfide que le mort se montre, le vivant mérite sa perfidie. Et si l´ouverture au
mort suscite en nous une peur telle que la résistance à notre propre fin s´en
trouve affaiblie ? Si le mort risque de nous tirer effectivement de
l´autre côté ? Doit-on, dans ce cas également, lui céder et ne pas se
fermer à lui ?».
Qu´en est-il, toujours dans ce contexte de la mort, de la notion de
patrie ? La patrie est- elle essentiellement une communion d´idées qui
unit les vivants ou est-elle aussi la mémoire de nos proches qui sont
morts ? Canetti en expose quelques idées dans ses annotations de l´année
1983 : «Il est possible que l´on soit davantage attaché à la notion de
patrie quand on en a plusieurs plutôt qu´une seule. C´est une notion qui prend
d´autant plus d´importance. Il est clair que je suis attiré par les endroits
que j´ai bien connus, par Vienne, par Paris. Mais quels qu´ils soient, ce sont
les lieux de mes morts qui m´importent le plus. Ce ne sont pas leurs tombes qui
m´attirent, mais les endroits où ils ont vécu. J´ai honte de visiter les tombes
de mes proches, car, confronté à des tombes, je me sens coupable d´avoir
survécu».
Le visage de la mort est souvent aussi le visage du pouvoir que l´on
retrouve également en filigrane dans des pages de ce très beau livre. L´œuvre
de Canetti est d´ailleurs marquée par la résistance au pouvoir, mais on ne peut
passer sous silence le questionnement permanent de Canetti sur l ´homme devant
la mort où parfois la figure du survivant-héros rejoint paradoxalement celle du
tyran. C´est ce qui nous rappelait récemment Yoann Colin dans sa brillante
recension-intitulée justement «La résistance au pouvoir»- de l´essai de Nicolas
Poirier cité plus haut et publiée le 13 février sur le site nonfiction.fr, le
portail des livres et des idées : «Le tyran est un
survivant qui a pris le pouvoir en utilisant la mort à la fois comme moyen pour
y accéder et comme moyen pour le garder, puisque l’ordre établi ne peut tenir
et se conserver qu’à raison de la menace de mort que le tyran fait planer sur
la masse asservie. Liant puissance, figure du tyran et survie, l’anthropologie
politique développée par Canetti met en cause la figure du survivant en tant
que héros. L’héroïsme en effet se caractérise par un mépris de la mort, car
c’est toujours dans une confrontation directe avec la mort, à travers une forme
d’exaltation sacrificielle, que le héros conquiert une singularité qui lui
confère une place surplombante, fort d’avoir pu survivre aux périls que son
courage lui a permis d’affronter. Canetti montre alors que cette figure du
survivant-héros est également celle du tyran ou du despote, et qu’elle se
trouve plus fondamentalement impliquée dans l’existence même du pouvoir. Si les
hommes veulent le pouvoir, au point de se battre jusqu’à la mort pour y
accéder, c’est avant tout parce que leur soif de domination se proportionne à
la satisfaction d’avoir survécu : le détenteur de la puissance qui l’exerce
afin d’en dominer d’autres a commencé par être un survivant».
Lors de la
parution en Allemagne de cet essai inédit Le livre contre la mort, le quotidien
Der Tagesspiegel écrivait à juste titre : «Vingt ans après sa mort, une
chose est sûre : Canetti est plus vivant que jamais-en tout cas dans ses
écrits».
La mort physique est inéluctable,
mais avec son œuvre- exigeante et protéiforme-Elias Canetti a assuré son
immortalité dans le monde des idées.
Elias Canetti, Le livre contre la mort, traduit de l´allemand par Bernard
Kreiss, postface de Peter von Matt, éditions Albin Michel, Paris, février 2018.