Yorgos Séféris et le souffle poétique de la Grèce.
Pourquoi, tant de siècles plus tard, l´Antiquité classique grecque nous
fascine-t-elle autant ? Les raisons en sont multiples. Une des plus
intéressantes parmi celles que j´aie lues ces derniers temps-qui porte aussi
sur les dettes réciproques entre notre époque et la Grèce classique- je l´ai
trouvée il n´y a pas longtemps dans un beau livre de l´helléniste espagnol
Pedro Olalla intitulé Historia Menor de Grecia(Historia Mineure de Grèce),
publié en 2012 par les éditions Acantilado et qui malheureusement n´a pas
encore été traduit en français : «La Grèce en tant qu´idéal est une patrie
spirituelle éternellement jeune, une création in fieri, un défi ouvert qui traverse l´histoire comme une
révolution permanente, ou, encore davantage, comme une séduction permanente
vers ce qu´il y a de mieux. Cette Grèce-là est, sans doute, celle qui a
toujours attiré les esprits les plus valeureux qui l´ont perpétuée dans le
temps. Néanmoins, en quel lieu de l´histoire habite cet idéal ? Son
histoire -comme celle de tous les peuples-n´a pas toujours été lumineuse et
rayonnante : elle est pleine de gestes hautains, irrationnels, voire
barbares. D´où donc, a-t-il pu naître cet esprit capable de séduire aux plus
généreux et aux plus soucieux de l´humain ? Je crois qu´il est né de
gestes esseulés, même pas d´êtres exemplaires, rien que des gestes esseulés,
d´éclats de noblesse, qui ont laissé leur empreinte liée à la réussite aussi
bien qu´à l´échec. Dans ces gestes –là a survécu cet esprit».
En écoutant, par exemple, la
musique de la compositrice Eleni Karaindrou qui accompagnait beaucoup les films
de Théo Angelopoulos, on ne peut s´empêcher de penser au souffle poétique dont
semble imprégnée toute la culture grecque. De la nuit des temps nous
reconnaissons la voix éternelle des grands auteurs de l´Antiquité Classique.
C´est le berceau de la civilisation européenne. Pourtant, la littérature
grecque contemporaine est moins connue, quoiqu´elle puisse se prévaloir d´avoir
à son actif deux auteurs couronnés du Nobel : Odysseus Elytis en 1979 et
Yorgos(Georges) ou Giorgos Séféris en 1963. De ce dernier –que je vous propose de
connaître aujourd´hui- le grand poète français Yves Bonnefoy, décédé l´année
dernière, a écrit dans le texte La lumière d´octobre que «jamais comme auprès
de Séféris, je n´avais éprouvé le désir de seulement être là, pour vérifier (…)
qu´il ne faut qu´un exemple de loyauté (…) pour que l´écueil, l´écume et
l´étoile ne soient plus le décor absurde de notre mort. Jamais non plus, comme
par la grâce de ce poète, je ne m´étais senti si hautement favorisé du droit
simple d´être moi-même, si décidément libéré des précautions et des protocoles
qui foisonnent dans le destin.»
Tous ceux qui ont, à un moment de
leur vie, fréquenté Yorgos Séféris témoignent de la gentillesse et la grandeur
de ce voyageur qui a proféré, un jour, une phrase qui est restée célèbre :
«où que je voyage, la Grèce
est ma blessure».
Né en 1900 à Smyrne, Yorgos(ou
Georges) Séféris-de son vrai nom, Yorgos Stylianou Seferiades doit rejoindre
Athènes, avec sa famille, en 1914, au début des hostilités entre la Grèce et la
Turquie. Séféris y fait les études secondaires et son goût pour l´écriture se
manifeste dès sa prime jeunesse. En 1927, son professeur de grec D.N. Goudis
publiera un recueil de «compositions exemplaires» d´anciens élèves où figurent
quatre devoirs du jeune Séféris. Entre-temps, le futur Nobel, devenu adulte,
étudie le droit à la Sorbonne, à Paris, vit à Londres pour perfectionner son
anglais, et entre au corps diplomatique. Son métier de diplomate le mène en
Crète, en Égypte, au Liban, en Italie, en Angleterre, nourrissant ainsi son
œuvre d´une poétique de l´exil. La Grèce que l´on retrouve dans ses poèmes est
une Grèce de la nostalgie, des mythes, des odeurs de myrrhe et de citronnier,
des barques et de beaux rivages. Il y a aussi les pierres et la citerne qui
était pour Séféris le signe par excellence. Comme l´a écrit Yves Bonnefoy,
toujours dans le texte cité plus haut, «Séféris a passé une grande part de sa
vie à être grec -à servir la
Grèce- dans les pays étrangers, et il a bien été ce voyageur
empêché de rentrer au port qu´il évoque dans ses poèmes.». Dans la même veine,
s´exprimait l´écrivain Gil Pressnitzer qui a écrit sur Séféris: «La terre
grecque lui tend ses deux mains pour lui dire ses chimères, lui en exil au cœur
de la lumière. Il apparaît dans la poésie grecque comme un solstice d´été et
dans son souffle passe la douleur et la grandeur de la résurrection de
l´histoire de la Grèce, antique et contemporaine.».
Il se lie d´amitié avec d´autres grands poètes comme T.S.Eliot, Constantin
Cavafy, Yves Bonnefoy, on l´a vu, et des romanciers comme Henry Millet ou
Lawrence Durrell. Grâce à lui, le poète Lorand Gaspar a appris le grec et s´est
imprégné de culture grecque, habitant les paysages, réels ou mythiques, qui ont
inspiré Séféris, afin de traduire sa poésie. Quant à Gaëtan Picon, il n´a
jamais caché son admiration pour un poète qu´il a fréquenté et qu´il a décrit
de la manière éloquente qui suit : «Doré comme les pierres de son pays,
comme ces rocs depuis toujours brûlés, imprégnés par les sucs, les sels, le
rayonnement de l´espace, raviné comme la sécheresse de la terre ocre,
craquelée, le visage est celui d´un homme qui s´expose au soleil» Et plus
loin : «Mais ce soleil, cette vie à laquelle il s´expose, il attend que de
leur brûlure et de leur saturation vienne l´exsudation du poème. Voici qu´il
les ramène dans ses filets, dans l´ombre de sa bibliothèque d´Athènes, entourée
par les flammes du jour-au fond de ce silence, de cette réserve, de cette
absence, que l´on devine en lui comme le vide par lequel la plénitude de sa
présence est invisiblement tenue. Du soleil à l´ombre, e la communication à la
solitude, de l´exil au retour, de l´errance aux racines natales : c´est le
rythme d´une vie et d´une poésie». Dans la poésie de Séféris, comme l´a si bien
écrit-encore une fois-Gil Pressnitzer,
«les dieux marchent à pas de colombes et parlent à mi-voix pour ne point
effrayer les hommes. Car ils sont au milieu d´eux. Il en est le messager. De
ses mots monte la lumière. Simple comme une lumière d´octobre sur la mer».
Parmi les ouvrages essentiels de
Séféris, je me permets de relever les essais Cavafy et Eliot et Hellénisme et
création, le roman Six nuits sur l´Acropole, les Journaux et, bien sûr, nombre
de livres de poésie. À ce sujet, il y a en français, une excellente anthologie
dans la collection Poésie chez Gallimard intitulée Poèmes 1933-1955 suivis de
Trois Poèmes Secrets. Les vers de Poèmes sont traduits par Jacques Lacarrière
et Egérie Mavraki et ceux de Trois Poèmes Secrets par Yves Bonnefoy et Lorand
Gaspar. L´anthologie comprend encore une préface signée Yves Bonnefoy (en fait
le texte La lumière d´octobre de 1963) et une postface par Gaëtan Picon. Je
vous reproduis ici deux petits poèmes illustrant le talent de Yorgos
Séféris :
Calligramme (Journal de bord II) :
«Voiles sur le Nil,
Oiseaux sans cris, privés d´une aile
/cherchant sans bruit celle qui manque,
parcourant dans le ciel absent
Le corps d´un adolescent sans marbre ?
Traçant sur l´azur d´une encre invisible
Un cri désespéré.»
(traduction Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki)
G (extrait de Trois Poèmes secrets) :
Guérison de la flamme, la flamme seule :
Non par goutte-à-goutte de l´instant
Mais par l´éclair, soudain,
Du désir qui rejoint l´autre désir
-Et chevillés ils restent
L´un à l´autre, et le rythme
D´une musique, au centre,
A jamais la statue
Que rien ne bougera.
Dérive, non, de la durée, ce souffle :
Mais foudre, qui tient la barre.
(traduction d´Yves Bonnefoy).
En 1967, à la suite du coup d´état
militaire des colonels, Séféris, refusant l´invitation de l´Université de
Harvard pour y enseigner pendant un an, a déclaré : « J´ai, hélas, le
sentiment que si la liberté d´expression manque dans un seul pays, elle manque
alors partout ailleurs. La condition de l´émigré ne me séduit pas : je
veux rester auprès de mon peuple et
partager ses vicissitudes.» Deux ans plus tard, il a fait une déclaration
publique contre la junte militaire. Le 20 septembre 1971, Séféris est décédé à
l´hôpital Evangélismos à Athènes. Le lendemain, trente mille personnes ont
suivi le cortège funèbre, faisant de son enterrement une manifestation spontanée
contre la dictature des colonels. Comme quelqu´un l´a écrit, on disait au
revoir à un émissaire de la paix.