L´angoisse existentielle d´ Amadeu do Prado ou Lisbonne selon Pascal Mercier.
Contrairement à l´opinion d´ordinaire exprimée par certains Portugais se complaisant dans la douleur, la ville de Lisbonne a toujours suscité l´intérêt voire l´engouement de nombre de visiteurs étrangers débarqués un jour- fût-ce par hasard -dans cette ville plongée soit dans une douce mélancolie soit dans une langueur valétudinaire.
Souvent associée aux vieux poncifs de la tristesse et de la saudade, sous l´ombre tutélaire de Fernando Pessoa, cette Lisbonne baudelairienne, selon l´expression évoquée dans le livre Petites équivoques sans importance de Antonio Tabucchi, ne cesse de fasciner la gent littéraire.
Le 15 février paraîtra dans la collection 10/18 l´édition en format de poche d´un des romans les plus surprenants de la rentrée littéraire française de 2006 : Train de nuit pour Lisbonne. Le roman a connu un certain succès partout où il fut déjà traduit. En France, il a fait partie de la sélection pour le Médicis étranger et en Italie il fut couronné du prestigieux prix Grinzane Cavour. L´auteur, contrairement à ce que l´on a pu penser dans un premier temps en regardant son nom sur la couverture du livre – publié chez Maren Sell -, n´est pas un francophone. Certes, il parle très couramment le français, mais, en effet, Pascal Mercier- puisque c´est de lui que l´on parle- est le pseudonyme d´un écrivain suisse de langue allemande, Peter Bieri, né en 1944 à Berne et enseignant la philosophie à Berlin après l´avoir déjà enseignée deux années durant à Heidelberg aux Etats-Unis.
L´histoire de Train de nuit pour Lisbonne commence par un fait insolite : une femme penchée, par un matin pluvieux, sur un parapet attire sur elle l´attention de Raimond Gregorius, un professeur de lycée bernois à l´érudition rare- maîtrisant le grec, le latin, l´hébreu, le sanscrit- qui, croyant qu´elle va sauter, se précipite sur elle. Gregorius apprend qu´elle est portugaise et un peu plus tard, il découvre par hasard, dans une librairie, un livre d´un auteur portugais tout à fait inconnu nommé Amadeu do Prado. Il s´agit de la version originale portugaise et, ne sachant pas le portugais, le professeur Gregorius demande au libraire de lui traduire le titre et un extrait du roman qui s´intitule Um ourives das palavras (Un orfèvre des mots). Gregorius tombe immédiatement sous le charme de ce livre éblouissant, décide de le prendre (le libraire le lui offre d´ailleurs) et au fur et à mesure que- à l´aide de quelques rudiments de portugais qu´il assimile-il plonge dans la lecture de l´œuvre inouïe de Prado, son enthousiasme n´en devient que plus grand. Dans son esprit germe alors une idée folle qu´il finit par mener à bout : il abandonne son boulot et ses élèves et prend le premier train de nuit pour Lisbonne à la découverte de l´univers d´Amadeu Prado.
À Lisbonne, Gregorius rend visite à ceux qui l´ont côtoyé : des proches, des amis, de vieilles connaissances, des femmes, bref des gens qui pouvaient lui donner des renseignements sur celui auquel Gregorius s´identifie de plus en plus. Médecin et brillant intellectuel, Amadeu do Prado était aussi un résistant à la dictature salazariste, s´opposant ainsi en quelque sorte à son père, juge émérite qui a toujours servi le régime portugais d´inspiration fasciste. L´ironie du sort a voulu que Amadeu do Prado né en 1920 soit mort en 1973, après certes le décès de Salazar, mais un an avant la révolution des œillets, survenue le 25 avril 1974. Le professeur Gregorius reconstitue des pans entiers de la vie de Amadeu do Prado. Un objet, un détail, des rues et des venelles sombres du vieux Lisbonne, un lieu autrefois fréquenté par le médecin, tout peut cacher des faits importants sur la vie de Amadeu do Prado. L´enquête mène Gregorius à une maison de jeu clandestine et à découvrir que Amadeu avait sauvé, en tant que médecin, la vie d´un haut dignitaire du régime, ce qui lui avait valu la reconnaissance de celui-ci, mais qui lui avait, par contre, causé bien des ennuis, parmi ses camarades résistants, surtout ceux issus des couches les plus populaires. Mais Grégorius est surtout envoûté par les angoisses existentielles et par les écrits philosophiques de Amadeu do Prado, comme l´extrait qui suit, intitulé «Respect et pulsion devant la parole de Dieu» :« Je ne voudrais pas vivre dans un monde sans cathédrales. J´ai besoin de leur beauté et de leur noblesse. J´ai besoin d´elles contre le caractère ordinaire du monde (…) Je veux lire les puissantes paroles de la Bible. J´ai besoin de la force irréelle de sa poésie. J´ai besoin d´elle contre la négligence à laquelle est livrée la langue et contre la dictature des slogans. Un monde sans tout cela serait un monde dans lequel je ne voudrais pas vivre. Mais il est aussi un autre monde dans lequel je ne veux pas vivre : le monde où l´on diabolise le corps et la pensée indépendante et où l´on stigmatise comme des péchés des choses qui appartiennent au meilleur de ce que nous pouvons vivre. Le monde où l´on exige notre amour envers des tyrans, des exploiteurs et des assassins, soit que l´écho de leurs bottes résonnent avec un écho assourdissant dans les rues ou que les ombres lâches se glissent par la ville, silencieuses comme des chats et enfoncent jusqu´au cœur dans le dos de leurs victimes l´acier étincelant. Pardonner à de telles créatures, et même les aimer, cela relève de ce que l´on peut demander de plus absurde, du haut de la chaire à l´être humain.»(pages 195/196, édition grand format).
Le 28 septembre 2006, dans une interview accordée à Claire Devarrieux du quotidien français Libération, Pascal Mercier s´est un peu expliqué sur l´origine de ce livre : «J´avais écrit quelques textes, d´un niveau de style, un vocabulaire, un son, une mélodie qui étaient comme au-dessus de moi-même. Je ne pouvais pas croire que je les avais écrits. Ainsi a été créée la fiction de Prado. Les textes qui apparaissent dans le roman lui sont attribués. Je savais, en les écrivant, que c´était l´écho de Pessoa en moi qui s´exprimait». Le personnage de Gregorius, au début, n´était pas prévu pour le même livre que Prado. L´idée n´a surgi qu ´ultérieurement. Quand au sujet du roman, l´époque et le choix du pays, la raison en est assez curieuse : «Je suis tombé sur une photographie du jeune Anton Tchekov. Ce portrait, ce visage, c´était Prado. Son regard était tel qu´il me permettait d´importer le thème de la Résistance dans le roman. Mais quelle Résistance, dans quel pays ? Le père de Prado, juge, continuait à travailler sous la dictature. Il ne pouvait être homme à supporter Hitler, Staline ou Franco. Mais Salazar ? C´était un intellectuel brillant.»
Ceux qui n´ont pas encore plongé dans l´univers de Amadeu do Prado et de Raimund Gregorius, auront beau jeu de le faire maintenant avec la parution, en version économique, du très beau roman de Pascal Mercier Train de nuit pour Lisbonne.