La condition inhumaine témoignée par Julius Margolin.
Nul n´ignore que la Révolution russe de 1917- qui a débouché sur la formation de l´État soviétique- a déclenché un énorme enthousiasme de par le monde tant dans les milieux politiques et intellectuels de gauche qu´au sein du mouvement ouvrier international.
Sous la baguette de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, la perspective de la création d´une société nouvelle qui pût mettre un terme aux inégalités sociales et à l´exploitation de l´homme par l´homme remplissait de joie ceux qui avaient toujours rêvé d´un monde plus équilibré où les théories de Marx et Engels seraient appliquées pour le bonheur des hommes et des femmes épris de justice et de liberté.
Pourtant, quelques années plus tard, les premières voix discordantes commençaient déjà à se faire entendre, aussi ténues fussent-elles. Dans un premier temps, les proches du nouveau régime ont pu claironner que ces critiques étaient le fait d´agitateurs contre-révolutionnaires qui ne voulaient nullement abdiquer les privilèges qu´ils s´étaient autrefois assignés. Néanmoins, au fur et à mesure que les témoignages devenaient plus incisifs et que des voix plus avisées (comme celle de Victor Serge, par exemple) clamaient leur indignation, la crédibilité du pouvoir soviétique en fut éclaboussée.
Sous la férule de Josef Staline, surnommé le père des peuples-qui avait succédé à Lénine après la mort de celui-ci au terme d´un processus où Staline a évincé tous ses potentiels adversaires dont Léon Trotski –des gens ont été déplacés, la famine a sévi en Ukraine et les procès de Moscou dans les années trente ont semé la terreur au sein de la société soviétique.
Malgré tout, le prestige du pouvoir soviétique restait plus ou moins intact auprès des intellectuels de gauche ouest- européens, ce qui paraît quand même assez logique si l´on tient compte du fait que les démocraties occidentales étaient totalement discréditées et que la crise internationale et le chômage accroissaient les inégalités sociales et la misère. On vous rappelle d´ailleurs que l´hydre nazie pointait à l´horizon et les soi-disant démocraties bourgeoises et libérales n´étaient pas majoritaires dans un continent européen où les régimes autoritaires d´ inspiration fasciste étaient légion.
Quoi qu´il en soit, les premières critiques objectives et sérieuses venant d´intellectuels de gauche, dont parfois d´anciens communistes, ont surgi dès la fin des années vingt et surtout dans les années trente et quarante à travers les témoignages de Panaït Istrati et d´André Gide ou les fictions d´Arthur Koestler et de George Orwell. Du côté soviétique, quand on évoque les grands témoignages doublés d´œuvres littéraires on cite, à juste titre, les noms de Soljenitsyne et de Chalamov. Pourtant, ces deux écrivains ont eu un illustre prédécesseur dans la dénonciation des atrocités staliniennes et du Goulag : Julius Margolin.
Né en 1900 au sein d´une famille juive de Pinsk en Biélorussie, Julius Margolin est élevé dans la culture russe. Après des études de philosophie à Berlin, il rentre à Pinsk en 1923, mais en 1936 il s´installe en Palestine, alors sous mandat britannique et où la colonie juive s´accroissait jour après jour. En 1939, il se trouve en séjour à Lodz, en Pologne, lorsque le pays est envahi par les troupes hitlériennes, déclenchant ainsi la seconde guerre mondiale. Julius Margolin se réfugie dans sa ville natale à l´est du pays, puisque Pinsk intégrait le territoire polonais depuis 1920. À la faveur du pacte germano-soviétique, la ville passe sous la coupe de l´Union Soviétique et le 19 juin sous prétexte d´une histoire de visa périmé (puisque il n´était pas en fait citoyen soviétique),Julius Margolin est arrêté par le NKVD(police politique)comme un élément socialement dangereux et envoyé dans un camp de travail à l´est du lac Onega. Au fond, le but de son arrestation s´insérait dans une vaste opération de décapitation des élites- qui n´étaient pas encore russifiées- des nouveaux territoires. Libéré en 1945, à la fin de la guerre, grâce à un accord entre les autorités soviétiques et polonaises de libération d´anciens prisonniers polonais, Julius Margolin n´a jamais cessé de témoigner sur l´expérience qu´il a vécue (il a notamment participé, en 1950 en France, en tant que témoin au procès de David Rousset contre le journal communiste Les Lettres Françaises) et d´écrire dans différents journaux. Il s´est définitivement installé dans le nouvel État d´Israël où il est mort en 1971.
De sa terrible expérience des camps de travail, Julius Margolin nous a laissé un témoignage bouleversant sous forme d´un livre admirable qui fut publié pour la première fois en France en 1949 sous le titre La condition inhumaine aux éditions Calmann – Lévy, grâce au soutien de Boris Souvarine. Épuisé depuis longtemps, ce livre vient de reparaître en français grâce aux éditions Le Bruit du Temps qui peuvent se piquer d´avoir un catalogue d´auteurs triés sur le volet où figure maintenant ce petit chef d´œuvre. Cette nouvelle édition s´intitule Voyage au pays des Ze- ka et il s´agit de la première édition au monde publiée dans son intégralité et sous son titre original. La traduction du grand écrivain russe Nina Berberova et Nina Journot est révisée et complétée par Luba Jurgenson, écrivain et traductrice, maître de conférences en littérature russe à l´Université de Paris –IV Sorbonne et auteur de livres importants sur l´expérience totalitaire soviétique comme L´expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (éditions du Rocher, 2003) ou Création et tyrannie(éditions Sulliver, 2009).
Ce livre n´est pas un simple témoignage de la vie dans un camp de travail soviétique, il est aussi une œuvre d´une remarquable qualité littéraire. Tout d´abord il faut expliquer le sens du titre Voyage aux pays des Ze-ka. Ze-ka(ou Zek) c´est l´abréviation pratiquée par l´administration des camps, écrite sous la forme z/k, c´est-à-dire «Zaklioutchonny kanaloarmeets»( détenu combattant du canal). Le terme est apparu au début des années 1930 sur le canal mer Blanche – Baltique, un des grands chantiers du Goulag, mais il fut appliqué par la suite à tous les détenus des camps. Quant au terme Goulag, il est parfois employé équivoquement. En fait, au départ Goulag représentait les initiales de «Direction principale des camps de travail», mais à un moment donné le terme s´est banalisé et a commencé d´être utilisé comme définition des camps de travail.
La vie dans un camp est pénible, on l´imagine, mais surtout elle dégrade la condition humaine, elle humilie l´homme et le fait rabaisser au rang des vermisseaux. Il faut un grand pouvoir d´abstraction pour éluder toutes les tortures – celles du corps et celles de l´âme - et trouver refuge ailleurs, pour laisser son imagination flotter au gré des pensées qui peuplent son esprit. Une des expressions les plus éloquentes des camps, Julius Margolin la reproduit à la page 181 :« La puissance de rendement des hommes et des bêtes de somme». Et l´auteur explique ce que l´expression veut dire au juste : «Ce terme désigne à la fois les prisonniers et les chevaux, qui ne se différencient pas, à qui l´on confère la même dignité, la même valeur et qui ont un sort commun : accomplir la norme de travail qui leur est imposée».
Il est des prisonniers qui touchent le fond, qui vont jusqu´au bout. En russe, il est d´usage le verbe dokhodit quand on veut parler de tout homme agonisant, à l´article de la mort. À la page 268, Julius Margolin évoque la situation des «dokhodiagui» : «Toucher le fond au camp signifie ne plus se laver le matin, ne plus se déshabiller la nuit, ne plus accorder la moindre attention à son aspect physique ni à l´opinion d´autrui. Un homme qui a touché le fond est totalement démoralisé, il a atteint un état de complète déchéance, il est désespéré, il mendie du rabiot à la fenêtre de la cuisine, lèche les gamelles, il se laisse couler sans opposer de résistance. Un dokhodiaga est un être à l´échine brisée, un phénomène pitoyable et repoussant, déguenillé, le regard éteint, dépourvu non seulement de force physique, mais aussi de toute volonté de protestation».
Comparé au truand, toujours prêt à montrer les dents quand il faut ou au travailleur qui est encore en pleine possession de toutes ses facultés, qui peut donc encore servir et qui de ce fait est ménagé par les autorités du camp, Le «dokhodiaga» est «le chien galeux», «l´hyène du camp», rejeté par tout le monde, en somme un bon à rien, ou un moins que rien.
Il y a toujours du travail à faire, le froid est souvent insupportable. Des complicités se tissent dans la douleur, mais aussi des combines sordides s´ourdissent. Toute une foule de personnages défilent dans ce livre dévoilant leurs misères, mais aussi leurs splendeurs, malgré la souffrance où ils sont plongés.
Ce témoignage, outre ses indiscutables qualités littéraires, est un document singulier en ce sens qu´il décrit la vie dans un camp soviétique vue par les yeux d´un étranger, un intellectuel (donc, pour Staline et ses sbires un potentiel subversif) qui n´avait pas été soumis à la pression idéologique et n´avait pas connu la répression soviétique précédant l´internement dans un camp de travail, quoique - puisqu´il avait été élevé au milieu de la culture russe-ce fût le russe sa langue d´expression littéraire.
Ce témoignage présente aussi une autre spécificité : un regard juif sur le Goulag. Julius Margolin était au bout du compte un représentant d´un judaïsme très particulier qui a irrigué la culture russe de sa vigueur et qui s´est dissous dans l´assimilation douloureuse de la période stalinienne.
Voyage au pays des Ze-ka est donc un document d´une extrême acuité et qui remet sur le tapis le vieux problème du devoir de mémoire. Au moment où le monde a sombré dans une terrible crise financière, économique et sociale en raison des méfaits du capitalisme spéculatif, où l´on reparle de nouvelles utopies et certaines voix vont jusqu´à ressusciter l´idée communiste, il ne faut pas oublier l´héritage lourd de la période stalinienne et de tous les crimes que l´on a commis au nom du communiste. Or, plus de vingt ans révolus sur la chute du mur de Berlin, il y a nombre de communistes qui sont loin d´avoir fait le deuil de l´ancienne expérience communiste. Si l´idée communiste a encore un avenir (l´a –t- elle vraiment ?), elle devra repartir sur de nouvelles bases afin d´éviter la reproduction des mêmes erreurs qui ont autrefois contribué à sa perte.