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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 29 décembre 2016

Chronique de janvier 2017.



Zbigniew Herbert ou la magie des mots.

Alors que la Pologne, à l´instar d´autres pays de l´Europe Orientale, se replie tristement sur soi-même-du moins, politiquement- pataugeant qui plus est dans le nationalisme cocardier, il est on ne peut plus pertinent de rappeler que la culture polonaise a enrichi la culture européenne de sa sève inventive et que nombre de scientifiques, d´intellectuels, et d´artistes tout court de ce brave pays ont réussi ailleurs et irrigué de leur génie la culture d´autres pays surtout la France, l´Angleterre, l´Allemagne ou les États-Unis.
La culture polonaise est par nature cosmopolite et c´est dans cette tradition de grands voyageurs que l´on peut inclure le grand poète, dramaturge et essayiste Zbigniew Herbert.
Zbigniew Herbert est né le 29 octobre 1924 à Lwow, qui en ce temps-là faisait partie du territoire polonais (aujourd´hui intégrant l´Ukraine). Fils d´un banquier et petit-fils d´un professeur de langue anglaise, il était un lointain descendant du poète anglais-gallois du dix-septième siècle George Herbert. S´éprenant de la magie des mots, il s´est tôt tourné vers les lettres se découvrant une vocation qu´il n´a cessé de cultiver le long de sa vie. Cependant, sa formation a connu des soubresauts en raison de l´éclatement de la seconde guerre mondiale alors qu´il n´était qu´un adolescent. Aussi, pendant cette période noire où son pays était occupé par l´armée nazie, a-t-il poursuivi ses études dans une université secrète à Lwow même, sa ville natale. En même temps, il était engagé dans l´armée nationale clandestine (Armia Krajowa) faisant montre d´une conscience politique qui forgeait déjà son caractère libre et indépendant. La guerre terminée, il a suivi des études d´économie à l´Université Jagellonne à Cracovie et plus tard, dans les années cinquante, des études de droit à l´université Nicolas Copernic à Torun. C´est plus ou moins à cette époque, profitant d´un certain dégel dans le régime polonais après le stalinisme des premières années, qu´il a débuté une carrière prestigieuse qui l´a propulsé au fil des ans au sommet de la littérature polonaise voire européenne du deuxième demi-siècle. Rechignant devant l´exubérance de ce voyageur atypique, le régime polonais lui a quand même permis de voyager sans trop l´inquiéter. Zbigniew Herbert a alors donné libre cours à son imagination en façonnant sa poésie d´une clarté si rarement rencontrées au vingtième siècle. Puisant aux sources antiques, sa poésie a une singularité de trait remarquable. Elle est souvent lyrique sans se départir pour autant d´une perspective réflexive et philosophique. Ses voyages- entrecoupés de séjours en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche et ailleurs ainsi que de retours en Pologne- lui ont inspiré des essais d´une richesse stylistique et d´un engouement pour tout ce qui touche à la culture qui le placent sans l´ombre d´un doute parmi les essayistes les plus originaux de la seconde moitié du vingtième siècle, toutes langues confondues.
En France, nombre de ses livres ont longtemps été épuisés. Pour combler cette lacune, l´excellente maison d´édition Le Bruit du Temps a commencé depuis quelque temps la publication de ses œuvres poétiques complètes et de ses principaux essais.
L´Œuvre poétique complète est rassemblée en trois tomes et les recueils d´essais dont il est question sont Un barbare dans le jardin, Le Labyrinthe au bord de la mer et Nature morte avec bride et mors. Ces livres d´essais sont le fruit de ses voyages en Europe ou de ses réflexions à la suite de ses périples sur le vieux continent, le premier en France et en Italie, le deuxième sur l´Antiquité grecque et latine et le troisième aux Pays-Bas. Ces trois livres sont illustrés avec des reproductions des œuvres et des monuments commentés par l´auteur.
Dans l´avant-propos d´Un barbare dans le jardin, Brigitte Gautier reproduit des extraits d´une lettre de Zbigniew Herbert à ses parents où il écrit : « Je feins de ne pas être content alors que j´explose de joie à l´intérieur, j´ai vraiment eu une veine incroyable (s´ils ne me refoulent pas à la frontière tchèque –je touche du bois) car ils refusent des passeports à mes amis et il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark, en général». Dans cette lettre du 22 mai 1958 alors que Zbigniew Herbert n´a que trente-trois ans l´auteur, ayant rompu les mailles de la bureaucratie polonaise, exprime son incrédulité de voir le rêve de son voyage en France se concrétiser.
 En ce livre, nous sommes témoins de l´érudition du savant mais aussi de l´émerveillement du voyageur devant la beauté qui se dévoile devant ses yeux. Aussi ses impressions sont-elles nourries de réflexions d´un fin connaisseur. Le raffinement de l´érudit se grise de la réjouissance du dilettante (dans le sens qu´a le mot en italien alors qu´en français il est plutôt péjoratif). En France, Zbigniew Herbert s´extasie en France devant Lascaux et ses peintures rupestres. La perspective et la découverte de l´admirateur le disputent à la mémoire de ses lectures et des choses vues qui lui permettent de formuler un raisonnement clair et avisé. Ainsi, sur une peinture de deux bisons, il écrit : «Composition d´une force d´expression inégalable, devant laquelle toutes les violences des peintres d´aujourd´hui semblent puériles, deux bisons couleur de goudron, arrière-train contre arrière-train. Celui de gauche a la peau de l´échine déchirée, la chair à nu. Ils ont la tête dressée, le pelage hérissé ; leurs sabots de devant bondissent dans la vitesse. Le tableau explose d´une sombre et aveugle puissance. Même les tauromachies de Goya ne sont qu´un faible écho de cette passion»
Quelques pages plus loin, il livre une réflexion sur l´aspiration de l´artiste à l´époque préhistorique : «L´idéal que poursuivaient les artistes et qui était d´imiter les animaux à la perfection, cela à des fins de magie, fut sans doute ce qui les poussa à se lancer dans la couleur. La palette est simple et peut se réduire au rouge et à ses dérivés, au noir et au blanc. Il semble que l´homme préhistorique n´ait pas été sensible aux autres couleurs, tout comme aujourd´hui les Bantous. Du reste, les vieux livres de l´humanité, les Veda, l´Avesta, l´Ancien Testament et les poèmes homériques demeurent fidèles à cette limitation de la vision colorée».
En Italie, il y a, on le sait, une myriade de palais, musées et cathédrales à visiter. Zbigniew Herbert y ressent le même éblouissement de ceux qui l´ont précédé et, par-dessus le marché, il semble avoir la volupté de la langue où excellaient Chateaubriand et Stendhal au dix-neuvième siècle, André Suarès et Valery Larbaud au vingtième siècle, d´autres grands voyageurs en Italie.
Sur la cathédrale de Sienne, il écrit : «Il ne faut pas céder au terrorisme des guides et contempler cet édifice, qui est certainement l´un des plus beaux du monde, avec un regard un peu critique. Le premier moment d´éblouissement et de ravissement passé, bien entendu. C´est un plaisir qu´il ne faut jamais se refuser. Du reste les auteurs de la façade, et parmi eux Giovanni Pisano, ont tout fait pour nous maintenir dans cet état de fièvre esthétique. Les historiens de l´art s´accordent généralement pour dire que la cathédrale de Sienne est le plus beau monument gothique d´Italie. Cela fait ricaner les Français qui affirment avec une indignation mal dissimulée que leur style-le gothique-, dans la péninsule apennine n´est que du roman auquel on aurait adapté des croisées d´ogives».
Ce barbare dans le jardin livre aussi ses impressions sur Arles, Il Duomo, Piero della Francesca, fait un plaidoyer en faveur des templiers et dédie un chapitre aux Albigeois, inquisiteurs et troubadours, entre autres sujets.
 Dans Le Labyrinthe au bord de la mer-publié en Pologne deux ans après sa mort, survenue le 28 juillet 1998-, Zbigniew Herbert rassemble sept essais sur l´Antiquité classique grecque et latine, cette époque lointaine qui fascine encore aujourd´hui les lecteurs et dont on peut tirer force enseignements.
Dans l´essai qui donne le titre au recueil «Le Labyrinthe au bord de la mer» l´auteur décrit son séjour en Crète et évoque la figure d´Arthur Evans (1851-1941), l´archéologue anglais qui a largement contribué aux fouilles de Cnossos et qui a à son actif la découverte de la civilisation minoenne. Il y a un chapitre consacré au paysage grec et un autre à l´Acropole où Zbigniew Herbert cite Chateaubriand : «Les récits de Chateaubriand, sa précision, son intérêt pour les détails techniques et la qualité littéraire de ses descriptions le placent au premier rang des voyageurs en Grèce de «l´époque préarchéologique». Il n´a pas réussi à éviter les erreurs (il est facile de les lui reprocher aujourd´hui) car, influencé par les récits de Spon, il attribue les sculptures du fronton du Parthénon aux artistes de l´époque d´Hadrien. Mais mû par une intuition juste, il dit en même temps qu´il est impossible que Phidias ait laissé nus les deux frontons».
Néanmoins, un des plus beaux chapitres du livre est celui où Zbigniew Herbert évoque les Étrusques, civilisation disparue qui a vécu au centre de la péninsule italienne depuis la fin de l´âge de bronze jusqu´à la fin de l´âge du fer. Par d´autres mots, du VIIIème au Ier siècle av. J.C. Comme  Zbigniew Herbert nous le rappelle, l´histoire des Étrusques est comme celle d´une espèce éteinte d´animaux. Ce que nous savons de l´ Étrurie nous le tenons de sources étrangères. Sur la religion de ce peuple, les informations sont parvenues jusqu´à nous par des commentaires romains, grecs et byzantins : «Les premières tombes étrusques sont encore remplies de scènes de chasse, de festins, de danse et de musique. Les ombres semblent mener une vie insouciante et joyeuse. Mais au IVème siècle avant J.-C, sur les murs pleins de peints de maisons de morts surgissent des démons, effrayants comme des oiseaux nocturnes : Charun et Tuchulcha. Le tombeau des augures de Tarquinia constitue un document bouleversant de jeux funéraires cruels, en l´honneur des défunts. L ´un des personnages tient un énorme chien en laisse et attaque un homme à la tête enveloppée dans un sac, qui se défend avec une masse». Quoi qu´il en soit, les Étrusques, poursuit l´auteur plus loin, « étaient incontestablement des maîtres dans l´art de la vie. Ils se caractérisaient par une légèreté enfantine attachante, un culte du jeu, un goût pour l´élégance raffinée et le luxe. Les cours toscanes de la Renaissance sont une sorte d´écho lointain de cette civilisation». 
 Enfin, dans Nature morte avec bride et mors, Zbigniew Herbert a réuni ses essais sur la Hollande. Asile de tolérance au XVIIème siècle dans une Europe déchirée par les guerres de religion, les Pays-Bas sont devenus, peu d´années après la fin du joug espagnol, une puissance maritime et un empire colonial rivalisant avec l´Angleterre, la France et l´Espagne.
Outre un essai très intéressant sur les tulipes («Des tulipes le parfum amer») et leur importance dans l´économie hollandaise, les réflexions, les histoires, les anecdotes, les digressions que Zbigniew Herbert développe dans ces essais tournent pour la plupart autour de l´art, principalement, cela va sans dire, de la peinture. Particulièrement documenté est l´essai-ou, si vous voulez, le chapitre- consacré au peintre de genre et de portraits hollandais Gerard Terborch (1608-1681). Zbigniew Herbert explique les caractéristiques de sa peinture: «Terborch créa un type de portrait qui lui est propre, foncièrement distinct de Hals, de Rembrandt et des autres maîtres de l´époque, et portant son infalsifiable marque de fabrique. Il tendait à limiter jusqu´à l´excès les moyens picturaux, remplaçait le jeu des couleurs par une gamme étendue de gris, construisant une forme ramassée, statique. Le plus souvent, il peignait la figure toute entière, en pied, sur le fond d´un mur sombre, portant un épais manteau-pèlerine en laine tombant librement des épaules, une redingote, un pantalon à mi-genou, des bas gris perle et des chaussures élégantes à boucle, le pied droit avancé, le pied gauche parallèle au bas du cadre du tableau, conférant ainsi au personnage, même de forte corpulence, presque la grâce d´un danseur. On peut comparer l´ensemble de ces compositions à un fuseau ou à deux cônes joints par la base». Et plus loin, il écrit à propos des couleurs choisies: « Terborch est un coloriste particulier. Il évite ce que nous appelons construction de la forme avec la couleur. Dans ses sobres tableaux dominent des bruns éteints, des ocres et des gris, et sur ce fond éclate soudain une robe bleu outre-mer, des jaunes lumineux ou des rouges cinabre». 
En refermant ces trois œuvres,  le lecteur cultivé, qui aime jouir du plaisir des arts, peut se piquer d´avoir peut-être retrouvé les livres qu´il cherchait. Les livres d´un grand écrivain polonais, cosmopolite, qui aimait la liberté et dont les poèmes ont servi aux contestataires dans les années soixante-dix pour dénoncer le système d´oppression qui les étouffait.
Les paroles sages de Brigitte Gautier dans l´avant-propos du livre Le Labyrinthe au bord de la mer traduisent on ne peut mieux l´essence du travail de Zbigniew Herbert : «Dans ces trois volumes d´essais, Zbigniew Herbert semble être à la recherche de la formule de la culture européenne. La question de l´art y est étroitement liée à celle de la durée. L´art instaure une harmonie contre le chaos, mais il vaut aussi comme la trace laissée par les individus. Herbert est sensible à cette aspiration à transmettre un gage de beauté, un témoignage d´existence, un héritage. Et il retrouve toujours l´homme derrière un vase ou un temple». Et pour couronner le tout, Brigitte Gautier écrit à la fin : «N´étant pas un auteur qui force le trait ou entreprend de tout expliquer, Herbert a toujours attendu de ses lecteurs qu´ils le rejoignent dans ses émotions et ses réflexions, qu´ils réactivent à chaque fois pour eux-mêmes la sensation et la séduction du lieu, de l´objet, de la vie».

    
Zbigniew Herbert :
Un barbare dans le jardin, traduction du polonais par Jean Lajarrige, revue par Laurence Dyèvre, éditions Le bruit du temps, Paris, 2014.
Le Labyrinthe au bord de la mer, traduit du polonais par Brigitte Gautier, éditions Le bruit du temps, Paris, 2011, réédition 2015.
Nature morte avec bride et mors, traduit du polonais par Thérèse Douchy, éditions Le bruit du temps, Paris, 2012.


      
  

La mort de Michel Déon.

Michel Déon était le pseudonyme d´Édouard Michel, né le 4 août 1919 à Paris et mort hier à Galway(Irlande),à l´âge donc de 97 ans,  d´une embolie pulmonaire.
Romancier, dramaturge et éditeur(chez Plon), il siégeait à l´Académie Française depuis 1978.
Parmi ses titres les plus emblématiques, on se permet de mettre en exergue Les poneys sauvages, Un taxi mauve(qui ont fait l´objet d´adaptations à la télé et au cinéma, respectivement), Je vous écris d´Italie, Le jeune homme vert ou Ma vie n´est plus un roman.
Il était souvent rattaché au mouvement des «Hussards»né dans les années cinquante qui s´opposait à la figure de l´intellectuel engagé incarné par Jean-Paul Sartre. Il a également collaboré en tant que chroniqueur littéraire aux Nouvelles Littéraires et au Journal du Dimanche.
 Les éditions de L´Herne lui ont consacré en 2009, lors de son quatre-vingt-dixième anniversaire, un Cahier Déon avec des inédits de l´auteur et des témoignages d´autres écrivains dont Milan Kundera, Emmanuel Carrère, Fernando Arabal et Jean d´Ormesson.


dimanche 4 décembre 2016

La mort de Ferreira Gullar.






On vient d´apprendre avec une énorme tristesse la mort aujourd´hui, à l´âge de 86 ans à Rio de Janeiro, du grand poète brésilien Ferreira Gullar, victime d´une pneumonie Pseudonyme de José Ribamar Ferreira, il est né le 10 septembre 1930 à la ville de São Luís do Maranhão. 
Il fut non seulement un grand poète(un des plus grands poètes de langue portugaise du dernier demi-siècle), mais aussi un critique d´art, essayiste, traducteur, mémorialiste et un des fondateurs du néoconcrétisme, mouvement artistique surgi au Brésil à la fin des années cinquante, qui s´opposait au concrétisme orthodoxe. Le néoconcretisme défendait que l´art n´était pas un simple objet: il avait une sensibilité, une expressivité et une subjectivité propres. 
Malheureusement, il n´y a pas beaucoup de traductions de ses oeuvres en français. On trouve Dans la nuit veloce, paru en 2003 aux éditions Eulina Carvalho et Poème sale, publié en 2005 chez Le Temps des Cerises. Sur Poème Sale(Poema sujo, en portugais), Ferreira Gullar a écrit ce qui suit" J'ai écrit Poème sale en 1975, à Buenos Aires, après plusieurs années d'exil. Il ne s'agissait pas d'évoquer simplement l'enfance et la ville lointaine. Je voulais sauvegarder la vie vécue (une manière, peut-être de me sentir vivant), descendre les labyrinthes du temps, qui sait, peut être pour faire de ma terre natale un refuse affectif. Je dois à Poème sale la fin anticipée de mon exil."
Ferreira Gullar a reçu le Prix Camões, le plus prestigieux de langue portugaise, en 2010.

lundi 28 novembre 2016

Chronique de décembre 2016



Les éclipses d´Éric Faye.

 

Quand on se penche sur la bibliographie d´Éric Faye-né à Limoges le 3 décembre 1963- un constat s´impose: il s´agit d´un écrivain particulièrement prolifique. Dès son premier livre, l´essai Ismail Kadaré, Prométhée porte-feu, paru en 1991 jusqu´à son plus récent roman publié il y a trois mois, il s´est écoulé un quart de siècle et une œuvre assez étoffée, composée de vingt-huit titres. Une œuvre respectée et diversifiée qui a néanmoins un fil conducteur : l´impossibilité de donner un sens à la condition humaine. Cette idée, on pourrait la synthétiser en trois mots synonymes de trois caractéristiques qui sous-tendent ses personnages: la solitude, le désarroi et l´effacement. La solitude des personnages qui se cherchent des repères et qui n´en trouvent pas. Le désarroi devant l´absurdité des événements qui les prennent souvent au dépourvu. Enfin, l´effacement devant l´inconcevable. L´effacement c´est parfois l´effacement de l´artiste comme dans l´excellent roman L´homme sans empreintes(2008) où il est question d´un mystérieux écrivain B.Osborn, obsédé par l´histoire du vingtième siècle et qui ne cesse de se dissimuler derrière son œuvre. On pense surtout, en lisant ce livre, à un auteur comme Bernard Traven, mais on connaît d´autres qui ont choisi l´effacement ou la solitude comme J.D.Salinger ou le toujours vivant Thomas Pynchon.
Cette impossibilité de donner un sens à la condition humaine est parfois doublée dans l´œuvre d´Éric Faye d´une réflexion en filigrane sur les totalitarismes politiques et sur les utopies et les contre-utopies. Aussi a-t-il écrit un essai intitulé Dans les laboratoires du pire, consacré aux contre-utopies dans la littérature du vingtième siècle, de George Orwell à Aldous Huxley et Ray Bradbury. Un essai qui a décroché le prix Deux Magots en 1998. Un an avant, il avait publié une fiction, Parij,  que l´on peut classer comme une uchronie. L´action se situe dans une ville de Paris partagée entre une zone occidentalisée et une zone communiste, en imaginant qu´en 1945 l´Allemagne avait remporté la bataille des Ardennes, retardant de la sorte l´arrivée des Américains et ouvrant ainsi la voie à un élargissement de la zone européenne sous tutelle soviétique.
Il y a aussi des incursions d´Éric Faye dans le fantastique et plus récemment dans la littérature de voyage.  En 2010, son livre Nagasaki fut couronné du Grand Prix du roman de l´Académie Française et traduit en une vingtaine de langues. En 2012, il fut lauréat de la Villa Kujoyama à Kyoto, une expérience transcrite dans un journal Malgré Fukuyama.  
Lors de cette dernière rentrée littéraire, Éric Faye a publié aux éditions du Seuil un nouveau roman, Éclipses japonaises. S´il y est question de personnages japonais, l´intrigue se passe plutôt en Corée du Nord au sinistre régime que l´on sait.
Le roman nous raconte l´histoire de plusieurs personnages plus ou moins anonymes qui soudain se volatilisent sans aucune raison apparente. Le premier disparu remonte à 1966 et c´est un GI américain, le caporal Jim Selkirk, qui s´évapore lors d´une patrouille dans la zone démilitarisée entre les deux Corées : «Au cours de la soirée du 17 février 1966, Jim Selkirk achète deux packs de bière au magasin du camp(…) Lorsqu´il se présente devant le lieutenant Parrish, à minuit, il réussit à faire bonne figure. La patrouille se met en route. Il gèle à pierre fendre. Dans la neige épaisse, les hommes suivent un parcours théoriquement dénué de mines. Ils s´arrêtent sur une crête où ils restent un long moment, en vigie, Vers trois heures du matin, le vent tombe et il commence à neiger à gros flocons. Alors qu´il a totalement dégrisé, le caporal annonce à ses hommes qu´il va inspecter le sentier par lequel ils sont arrivés. Il croit avoir entendu un bruit. Je reviens tout de suite, dit-il. Il reviendra trente-huit ans plus tard.». Les lecteurs les plus attentifs auront peut-être deviné les raisons qui ont pu pousser Jim Selkirk à disparaître : la guerre du Vietnam. Or, il se fait que l´unité à laquelle il appartient n´est jamais partie  au Vietnam et Jim Selkirk- qui en s´échappant en zone militarisée pensait être livré aux Russes par leurs alliés Nord-Coréens et servir ultérieurement de monnaie d´échange contre un de leurs espions alors que son unité serait déjà en train de combattre au Vietnam-ne s´attendait pas à rester trente-huit ans au pays du père Ubu.
L´histoire de Jim Selkirk est en quelque sorte le prélude à une série d´enlèvements produits au Japon a partir de la fin des années soixante-dix, la présence du GI américain dans l´intrigue se justifie parce qu´il finira par croiser une des japonaises enlevées. Parmi les japonais disparus on trouve des hommes et des femmes de tous âges et de tous milieux : une collégienne qui rentrait de son cours de badminton, un archéologue qui s´apprêtait à poster sa thèse, une future infirmière qui voulait s´acheter une glace. Les autorités nippones mènent l´enquête mais elles n´aboutissent à aucune conclusion. Sans traces, sans le moindre lien établi entre les différents disparus, la police ne sait plus, à vrai dire, à quel saint se vouer.
En 1987, un attentat fait exploser le vol 858 de la Korean Airlines. Une des terroristes, Sae-jin -qui était descendue lors d´une escale- est arrêtée. Elle s´exprime dans un japonais parfait, pourtant elle ne parvient pas à convaincre les enquêteurs qu´elle est citoyenne du pays du Soleil Levant. On finit par découvrir qu´elle est une espionne nord-coréenne. On est néanmoins en droit de se poser une question : comment se fait –il qu´elle maîtrise aussi bien le japonais ? C´est qu´elle avait pris des leçons avec une jeune fille japonaise enlevée par les Nord-Coréens. Au fur et à mesure du déroulement de l´intrigue le lien entre les disparus remonte à la surface.
Le régime paranoïaque de la Corée du Nord enlevait des gens pour tirer bénéfice de leur savoir –faire ou pour s´en servir ultérieurement à des fins de propagande politique  ou un jour, peut-être, de monnaie d´échange.
Éric Faye, pour écrire ce roman, s´est inspiré de la réalité quoique certains personnages soient du domaine de la fiction. Dans le cas particulier de la Corée du Nord la réalité est si ubuesque, si cauchemardesque, si inimaginable que l´on peine à croire qu´il puisse vraiment exister un pays comme celui-ci. Un communisme dynastique où le fils succède au père, où le culte de la personnalité est porté à un tel degré que l´hystérie- réelle ou fabriquée- s´empare des gens lors du décès du leader (nombre de citoyens, n´ayant pas connu d´autre réalité croient peut-être aux mensonges du régime).Enfin, où les étrangers qui se trouvent illégalement dans le pays-un pays replié sur soi- même-  risquent d´être condamnés à mort ou au moins à des travaux forcés. Sans oublier les arrestations, la torture, les goulags et, bien sûr, les étrangers enlevés, surtout Japonais.    
À ces gens qui n´ont pas de voix – où dont la voix s´égare dans la nasse d´un supplice permanent- plongés dans un silence assourdissant qui dure depuis si longtemps et qui nous rend si impuissants, que leur reste-t-il ? Il leur reste peut-être la littérature. La littérature peut combler ce vide à travers la fiction ou le témoignage. En donnant la voix à ceux qui n´en ont pas ou dont la voix est étouffée par l´hydre du totalitarisme. Dans l´enfer où ils sont enfermés, la voix reproduite par la littérature n´est sans doute pas entendue, mais à  la fin,  il y a toujours l´espoir, l´espoir qui fait vivre. 
Dans Éclipses japonaises, Éric Faye rend hommage à une sorte particulière de victimes du régime nord-coréen : les Japonais kidnappés. D´une écriture fine et sans fioritures, il a non seulement écrit un beau roman, mais nous a aussi donné une énorme leçon de sagesse et d´humanisme. Alors que certains écrivains- Français et autres-passent leur temps à regarder leur nombril, il est réconfortant de savoir qu´il y en a encore comme Éric Faye qui honorent la littérature. Éric Faye est, sans l´ombre d´un doute, un des grands romanciers français de sa génération.

Éric Faye, Éclipses japonaises, éditions du Seuil, Paris, août 2016.

                 

dimanche 27 novembre 2016

Centenaire de la mort d´Émile Verhaeren.

Aujourd´hui, 27 novembre, on signale le centenaire de la mort acidentelle à Rouen du grand poète belge de langue française Émile Verhaeren. En guise d´hommage, je lui ai récemment consacré un article que vous pouvez lire sur ce blog. C´est ma chronique d´octobre 2016.    

lundi 21 novembre 2016

Centenaire de la mort de Jack London.

  

Ce mardi 22 novembre, on se doit de signaler le centenaire de la mort d´un grand écrivain américain qui malheureusement on lit très peu aujourd´hui: Jack London. 
Né le 12 janvier 1876 à San Francisco, il est mort donc le 22 novembre 1916, à l´âge de 40 ans, à Glen Ellen.Bien qu´il soit mort jeune, Jack London était l´auteur d´une oeuvre considérable de plus d´une cinquantaine de titres: des essais, des livres de poésie, des  romans- dont L´appel de la forêt, Le loup des mers, La peste écarlate, Les mutinés de l´Elseneur- et des recueils de contes et de nouvelles(short stories, en anglais).  Les sujets de prédilection de ses livres étaient  l´aventure et la nature sauvage. Il fut également journaliste et un grand défenseur des idées socialistes, visibles dans certains livres(par exemple Le vagabond des étoiles). J´ai une tendresse particulière pour les oeuvres de Jack London, un des auteurs favoris de mon père.
Pour ceux qui veulent découvrir la vie et l´oeuvre de Jack London, je vous conseille, outre ses nombreux titres, la biographie de Jennifer Lesieur, disponible dans la collection Libretto chez Phébus.  

vendredi 4 novembre 2016

Le Prix Goncourt attribué à Leïla Slimani.

 Leïla Slimani, une franco-marocaine née en 1981 à Rabat, est la lauréate du Prix Goncourt  2016 avec Chanson douce, son deuxième roman publié chez Gallimard tout comme le premier Dans le jardin de l´ogre, paru en 2014.
Un livre et un écrivain à découvrir.

samedi 29 octobre 2016

Chronique de novembre 2016.



  
Le tango selon Jorge Luis Borges.

Dans son livre Comme la trace de l´oiseau dans l´air, paru en 1999 (1), le cinquième écrit en français, l´écrivain franco-argentin Hector Bianciotti(1930-2012) évoquait dans sa prose somptueuse, entre autres sujets, les dernières semaines de vie de Jorge Luis Borges à Genève dans la paisible Suisse, pays où il avait jadis étudié et où il s´était de nouveau installé, cette fois-ci avec sa femme Maria Kodama. Un homme qui était capable de saupoudrer sa mélancolie d´une pointe d´ironie, un de ces écrivains où l´on reconnaît, oserait –on dire, la quintessence de la littérature. Devenu aveugle, il savait mieux que quiconque, comme l´a écrit Hector Bianciotti, «que l´imagination peut remplir une fonction prophétique et que la littérature est faite de déformations et de mutilations de la pensée ; que seule la forme permet l´avènement de la poésie-mais il lui arrivait d´avouer que la réalité l´avait moins ému qu´elle n´aurait dû l´émouvoir».
Borges, né le 24 août 1899-une cuvée formidable, une année qui a vu naître également, entre autres, Hemingway, Michaux, Nabokov ou Kawabata(2)- à Buenos Aires, était de son temps une véritable encyclopédie vivante. Toute la littérature l´intéressait mais aussi ce qui ne l´était pas-apparemment, du moins- y compris la tristesse dont il aura fait, selon un de ses vers, une musique («haré de mi tristeza una música). Il s´est éteint le 14 juin 1986, à Genève, on l´a vu. Dans un essai publié en 2010 intitulé J.L.Borges : la vie commence(3), Jean-Pierre Bernés, ancien attaché culturel de l´ambassade de France à Buenos Aires et éditeur des Œuvres Complètes de Jorge Luis Borges dans La Pléiade, rappelle des moments qu´il a partagés avec le génie argentin et reproduit son ultime autoportrait : «Le vieil anarchiste paisible qui s´éteignait doucement dans la chuchotante Genève me donna même un jour un léger coup sur le bras, pour s´assurer que j´avais bien entendu ses propos et avec une voix d´outre-tombe presque enfantine, il ajouta :«Mon silence vous dira le reste.»Un rire enjoué semblable à des trilles musicaux ponctua volontairement son discours inachevé, mais impératif, comme un point d´orgue à la fin d´une partition».Jean-Pierre Bernès rappelle en épigraphe de cet essai une autre citation de Borges : «Tout écrivain laisse deux œuvres : l´une est la somme de ses écrits, l´autre est l´image qu´on se fait de lui.»
S´il est toujours beaucoup question de Borges c´est non seulement à cause du prestige de son œuvre, mais aussi parce que trente ans après sa mort il ne cesse de nous surprendre. C´est que les éditions Lumen viennent de publier en Espagne un Borges inédit, à savoir El tango-cuatro conferencias. En effet, il s´agit de quatre conférences sur les origines du tango données en des après-midis d´octobre 1965 quelque part à Buenos Aires. Un immigré espagnol  a assisté à cette série de conférences et les a enregistrées avec un magnétophone. Néanmoins, elles sont restées introuvables jusqu´à ce qu´elles tombent entre les mains de l´écrivain basque Bernardo Atxaga, en ce début du vingt et unième siècle et elles sont donc en ce moment accessibles aux lecteurs et admirateurs de l´œuvre de Borges. 
Que l´on aime ou pas le tango-et moi, je l´aime bien-je pense que l´on ne peut rester indifférent à la faconde de Borges, à l´enthousiasme contagieux que l´on ressent à le lire (ou à l´entendre). En lisant ces conférences, on suit le tour d´horizon («un recorrido», comme on dirait en espagnol) à travers la ville de Buenos Aires de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, une ville qui n´était pas encore la métropole qu´elle est devenue au fil des ans, mais dont la vocation à se muer en la capitale la plus européenne d´Amérique Latine se faisait déjà sentir. Paris était probablement la grande référence, mais Buenos Aires se construisait déjà une identité très propre où la culture gaucha-de  gaucho, le gardien de troupeaux de la pampa sud- américaine-était irriguée et enrichie par l´apport de la foule d´immigrés venue du vieux continent (surtout de l´Italie, de l´Espagne, de l´Europe Centrale et Orientale et un peu  de la France aussi).
Dans l´essai cité plus haut, Jean-Pierre Bernés évoque la préférence de Borges pour une certaine filiation de tangos qui n´était pas celle qui est devenue par la suite plus populaire et internationale, surtout à partir des succès de Carlos Gardel : «Dès mon arrivée, Borges fit le trait d´union avec la soirée  tango où nous nous étions rencontrés en me posant d´emblée une question qui me dérouta : «Vous aimez ces lamentations de cocus ?»Il évoquait bien sûr le tango sentimental qu´il n´appréciait guère. Il était fasciné, en revanche, par les vieux tangos rudes et virils que dansaient entre eux les truands dans les bas quartiers de la périphérie de Buenos Aires». Borges réitère ses propos dans ces conférences. Il n´était pas admirateur des tangos chantés par Carlos Gardel, le grand chanteur populaire qui a ponctué sa carrière d´une foule de succès dont Caminito, Adiós Muchachos,  Melodia de Arrabal, Cuesta Abajo, El dia que me quieras entre autres y compris des chansons en français comme Je te dirai. On sait qu´il est mort dans un tragique accident d´avion à Medellin en 1935, mais le mystère autour de sa naissance continue. La version la plus courante-et celle qu´accrédite Borges également- est qu´il serait né en 1890 à Toulouse (de son vrai nom Charles Gardès), mais les Uruguayens défendent qu´il était un des leurs, né entre 1883 et 1887 à Tucuarembó. Mais pour en revenir aux conférences de Borges, il affirme concernant Gardel : «Gardel prend le tango et le rend dramatique(…) des tangos où l´homme fait semblant de se réjouir d´avoir été abandonné par la femme, mais à la fin la voix s´étrangle en un hoquet. Et tout est fait dans la perspective du chanteur». Borges ne peut donc souscrire à l´assertion d´Ernesto Sabato qui avait écrit dans un livre «le tango est une pensée triste que l´on danse». Borges est là-dessus en désaccord avec Sabato : «Je voudrais signaler deux phrases. Deux mots discutables. D´abord «pensée». Je dirais que le tango ne correspond pas à une pensée, mais à quelque chose de plus profond, à une émotion. Et puis aussi l´adjectif «triste», que l´on ne pourrait nullement appliquer aux premiers tangos.». Dans les vieux tangos, selon Borges héritiers des milongas que l´on dansait dans les faubourgs de Buenos Aires et de Montevideo, il y avait un contraste entre des paroles ensanglantées et l´indifférence du chanteur. C´étaient des histoires de truands et de compadritos, un compadrito étant un jeune de basse extraction sociale qui habitait dans les faubourgs. Les préjugés sociaux ont rendu le mot dépréciatif, désignant le plus souvent un homme provocateur et flambard.
Quartier de Palermo, à Buenos Aires.
Il y a aussi un lien puissant entre le vieux tango et le lunfardo, l´argot de Buenos Aires découlant de l´apport au castillan de mots étrangers par les nouveaux immigrés, comme «taita», mot pouvant désigner «le patron»,«le bagarreur», «le sicaïre». Ceci explique que le tango ne fut pas au départ particulièrement populaire. Voyons ce que dit Borges là-dessus : «Le peuple au début repousse le tango et ce parce qu´ il connaissait son origine infâme. Et cela est confirmé par ce que j´ai vu à maintes reprises, ce que j´ai vu quand j´étais gosse à Palermo et beaucoup plus tard aux alentours de la rue Boedo avant la deuxième dictature(4). C´est –à-dire, j´ai vu des couples d´hommes dansant le tango, disons le boucher et le charron, l´un d´eux avec peut-être un œillet à l´oreille dansant au rythme du petit orgue. Parce que les femmes du peuple connaissaient l´origine abjecte du tango et ne voulaient pas le danser (…) Par-dessus le marché, on le dansait en des endroits qui n´étant pas exactement des maisons de mauvaise réputation, en étaient comme le vestibule de ces mêmes maisons».
Toute l´érudition de Borges concernant le tango défile dans ces quatre conférences, tous les personnages, les livres, les événements et l´historiographie qui ébauchent la cartographie d´une danse symbole de l´Argentine qui a fait le tour du monde, depuis la France qui a énormément contribué à son internationalisation jusqu´au Japon. On croise dans ce livre des musiciens tels Eduardo Vicente Bianco, Enrique Saborido, Juan Bautista Deambroggio, Roberto Firpo, Juan Ignacio «Pacho» Maglio, Francisco Canaro ou Julio de Caro ; des écrivains comme Adolfo Bioy Casares, Miguel A. Camino, Ricardo Güiraldes,  Macedonio Fernandez (que Borges admirait), Domingo Faustino Sarmiento(qui fut également président de la République et connu en pays littéraire pour son livre Facundo-civilización y barbarie sur le caudillo Facundo Quiroga),José Hernández(grand poète, auteur du célèbre Martín Fierro, nom qui fut «emprunté» pour le titre d´une revue littéraire parue entre 1924 et 1927), Leopoldo Lugones ou Evaristo Carriego(poète qui a inspiré un récit à Borges «Une vie d´Evaristo Carriego» inclus dans le recueil Evaristo Carriego où l´on peut lire aussi le texte «Une histoire du tango») ; enfin, des poètes populaires du tango comme Celedonio Flores ou des «guapos» (des truands particulièrement courageux dans le jargon de l´époque) comme Juan Moreira ou Juan Murana.
Seul un écrivain exceptionnel pourrait pérorer sur le tango de manière aussi intéressante et joyeuse sans verser dans l´ennui et sans s´embarrasser de poncifs.
Je termine cette chronique comme je l´ai commencée en citant Hector Bianciotti, cette fois-ci un article qu´il a publié dans Le Monde  en 1993 et repris en 2001 dans le recueil Une passion en toutes lettres(5) : «Lorsque, en 1982, on annonça à Borges que son œuvre complète serait publiée dans la «Pléiade», il dit, sur le ton interrogatif dont la politesse et souvent la malice nuançaient ses affirmations ou dissimulaient son sentiment : «C´est mieux que le prix Nobel, non ?»-distinction à propos de laquelle, si quelqu´un l´interrogeait sur l´obstination de l´illustre jury à ne pas la lui décerner, il se limitait à répondre : Il s´agit d´une ancienne tradition scandinave»».
Ironie mise à part, le génie argentin n´avait pas tort. Étant donné la liste des lauréats du prix Nobel des deux ou trois dernières décennies, nous sommes en droit de nous interroger : La distinction majeure de l´Académie Suédoise a-t-elle vraiment manqué à Jorge Luis Borges ?  
  

Jorge Luis Borges, El tango-cuatro conferencias, éditions Lumen, Barcelone, septembre 2016.        

(1)Hector Bianciotti, Comme la trace de l´oiseau dans l´air, éditions Grasset, Paris, 1999.
(2)Voir à ce sujet le livre d´Olivier Rolin, Paysages originels, paru en 1999 aux éditions du Seuil.
(3)Jean-Pierre Bernés, J.L.Borges : la vie commence…, éditions Le Cherche-Midi, Paris 2010.
(4)Allusion au gouvernement de Perón.
(5)Hector Bianciotti, Une passion en toutes lettres, éditions Gallimard, Paris, 2001.

P.S- On peut entendre les conférences de Borges en direct sur l´adresse qui suit :
www.bit.ly/borgestango
  Je vous conseille aussi la lecture de deux livres très intéressants sur Borges : Chez Borges d´Alberto Manguel(aux éditions Actes Sud, traduction par Christine Le Bœuf de l´original anglais With Borges, éditions Telegram) et Borges d´Adolfo Bioy Casares(éditions Destino, édition originale en espagnol).