S´il n´étalait pas au grand jour ses origines juives, toujours est-il que
Sergueï Dovlatov émaillait ses écrits d´un humour un brin corrosif et une
autodérision qui le rapprochaient quelque peu du traditionnel humour juif
qu´Adam Biro a si admirablement décrit dans son Dictionnaire amoureux de
l´humour juif, paru en 2017 chez Plon.
Si aujourd´hui Sergueï Dovlatov, plus de trente ans après sa mort, est un
auteur populaire dans le monde entier y compris dans son pays d´origine, la
Russie, de son vivant il fut un auteur plutôt maudit ou du moins un auteur qui,
victime des coups de boutoir de la censure soviétiques, n´a jamais pu voir ses
livres publiés en Union Soviétique. Connu en ce temps-là surtout comme
journaliste – il a travaillé dans divers journaux et magazines de Leningrad
(nom de Saint-Pétersbourg pendant la période soviétique), puis comme
correspondant à Tallinn du journal Estonie soviétique – ses tentatives de se
faire publier en Union Soviétique ont toujours échoué. L´ensemble de son
premier livre fut d´ailleurs détruit sur ordre du KGB. Mais l´échec le
poursuivait dés sa jeunesse où, après avoir suivi des études de langue
finnoise, il fut recalé à quatre reprises dans l´examen d´allemand à l´Institut
de Philologie de l´Université de Leningrad, un institut qui constituait un
passage obligé pour quiconque voulait devenir écrivain. C´est là qu´il a
rencontré Asia Pekurovskaia, sa future femme et fréquenté les poètes Joseph
Brodsky, Evgueni Rein, Anatoli Naiman et Andreï Ariev. À la suite de son
bannissement de l´Université, survenu en 1961, Serguei Dovlatov a été mobilisé
à l´Armée et affecté à la surveillance des camps de travail. En 1965, il fut
démobilisé et a pu retourner à Leningrad.
Si Leningrad semble omniprésente
dans la vie de Serguei Dovlatov et peut-être considérée en quelque sorte comme
sa ville natale, ce n´est pourtant pas dans l´ancienne capitale russe (sous le
nom de Saint-Pétersbourg) qu´il est né le 3 septembre 1941, mais à Oufa, une
ville de l´Ouest de la Russie. La raison en est que sa famille a dû être
évacuée en République de Bachkirie pendant le siège de Leningrad. Serguei
Dovlatov est né de parents d´origine juive et arménienne respectivement. Son
père, Donat Isaakevitch Metchik a travaillé comme metteur en scène de théâtre
et sa mère, Nora Dovlatova, fut d´abord actrice de théâtre avant de devenir
correctrice pour des journaux et des maisons d´édition. Ses parents ont divorcé
en 1949 et dès cette date Serguei a vécu avec sa mère. Il fut d´ailleurs
rapidement inscrit sous son nom, Dovlatova, en partie en raison de la lutte
contre le cosmopolitisme et les étrangers qui sévissait alors en Urss et qui a
principalement visé les juifs comme son père.
Ses démêlées constantes avec les censeurs soviétiques ont mené à son
expulsion de l´Union des journalistes de l´Urss. En 1976, il publiait
essentiellement dans des magazines en langue russe d´Europe occidentale,
surtout Continent et Temps et nous. En 1978, sa vie a pris un nouveau tournant.
Le 18 juillet, il fut arrêté et emprisonné pendant quinze jours. La police a
alors parlé de «dissidence mineure», de «rencontres avec des journalistes
occidentaux» et l´a accusé de proxénétisme et de parasitisme social.
L´arrestation est intervenue un mois après que Radio Liberty eut adapté Le livre
invisible dans une version radiophonique. Le Kgb lui a proposé de quitter le
pays et ce fut chose faite dès le 24 août 1978. Avec sa mère –sa femme Elena et
sa fille Katia avaient déjà émigré aux États-Unis –il a pris l´avion pour
Vienne où il a fréquenté la diaspora russe et d´autres candidats à l´émigration
vers l´Occident. Il a alors fait parler de lui, l´une de ses nouvelles ayant
été publiée dans l´importante revue La Pensée Russe. Il a également rencontré
le dramaturge polonais Slawomir Mrozek qu´il tenait en haute estime.
En février 1979, il est parti aux États-Unis où il a pu publier ses écrits
–d´abord dans des revues prestigieuses comme The New Yorker et Panorama, puis
sous forme de livre. Il a alors entamé une véritable carrière littéraire jusqu´à
son décès le 24 août 1990 –douze ans jour pour jour après avoir quitté l´Union
Soviétique – à la suite d´une crise cardiaque dans l´ambulance qui l´emmenait à
l´hôpital.
Le grand poète et essayiste Joseph Brodsky, Prix Nobel de Littérature en
1988, a dit de Dovlatov : «Il est le seul écrivain russe dont les œuvres
seront lues jusqu´au bout» et «Ce qui est décisif c´est le ton que chaque
membre d´une société démocratique peut reconnaître : l´individu qui ne se
laisse pas enfermer dans le rôle de la victime, qui n´est pas obsédé par ce qui
le rend différent».
Dovlatov et Brodsky sont
contemporains. Leur destin, en général, est similaire à bien des égards et tous
deux se sont retrouvés aux États-Unis. Le succès de Dovlatov, bien sûr, ne peut
pas se mesurer à celui de Brodsky à l'échelle mondiale, mais la réussite de
Dovlatov est extraordinaire si l´on teint compte du fait qu´il a gardé
l´essence russe de ses écrits et connaissait plutôt mal la langue anglaise,
contrairement à Brodsky qui était toujours axé sur la poésie anglophone et, à
un moment donné, a même commencé à écrire en anglais. Et pourtant, une fois aux
États-Unis, dans un pays étranger, Dovlatov a publié dans le prestigieux The
New Yorker et cela lui a apporté sa renommée auprès des Américains..
Dovlatov s´est éteint au moment où le
rideau de fer venait de tomber et où l´Union Soviétique était près de l´agonie.
Elle allait s´écrouler l´année suivante. Comment Serguei Dovlatov, s´il était
encore en vie, aurait –il vécu la chute du communisme et le démembrement de
l´Union Soviétique ? On pourrait dire que la sobriété de Dovlatov était en
quelque sorte contraire à la volonté de la classe moyenne russe, dans l'ère
post –soviétique et post -communiste des années 1990, de se développer
économiquement. Or c'est curieusement et paradoxalement à cette époque que la
popularité de Dovlatov et de ses œuvres ont connu une ascension fulgurante. Néanmoins,
selon son ami, le poète Andreï Arev, Dovlatov n'était pas un être politique,
mais il était tout autant difficile de dire qu'il était apolitique. Pour
Dovlatov, l'homme ne vivait qu'avec des passions simples : amour, haine,
n'importe quoi, mais pas dans une entreprise collectiviste. La conscience de
Dovlatov était absolument anti-collectiviste, donc il n'a jamais fait de
déclarations politiques, sauf seulement pour défendre un ami qui était en
difficulté.
En français, les œuvres de Serguei
Dovlatov sont en cours de publication chez l´éditeur suisse La Baconnière. Les
livres de celui qui est devenu l´écrivain russe d´après-guerre le plus lu en
Russie depuis la fin du communisme, sont en grande partie autobiographiques. Le
livre invisible suivi de Le journal invisible est une des œuvres les plus
emblématiques de l´auteur et qui ont contribué à asseoir et consolider sa
réputation. Le livre invisible retrace ses tentatives éditoriales en Urss et
conte l´absurdité qui s´empare des dernières décennies post- staliniennes.
L´impossibilité de publier dans son pays sera l´une des causes principales de
son émigration aux États-Unis. Dans une prose teintée d´humour et
d´autodérision, il met en scène ses propres échecs, s´interrogeant même sur les
raisons qui pourraient pousser les lecteurs à lire ses livres, comme il
l´affirme dès l´avant-propos : «C’est avec inquiétude que je prends la plume. Qui va s’intéresser aux
confessions d’un raté ès lettres ? Et quelles leçons tirer de son récit ?
D’ailleurs ma vie manque d’attributs tragiques. Ma santé est florissante. Ma
famille m’aime. Et je sais que je trouverai toujours un travail qui me
permettra d’assurer normalement mon existence sur le plan biologique. Comme si
ce n’était pas suffisant, je bénéficie d’un certain nombre d’avantages. Je
parviens sans peine à prédisposer les gens en ma faveur. J’ai commis plusieurs
dizaines d’actes sanctionnés par le code pénal et qui sont demeurés impunis. Je
me suis marié deux fois, et ces deux unions ont été heureuses. Et pour
couronner le tout, j’ai un chien. Ce qui est vraiment un luxe superflu. Mais
pourquoi dans ce cas ai-je l’impression de me trouver au bord d’une
catastrophe? D’où me vient le sentiment d’être totalement inadapté à cette vie?
Quelle est la cause de mon abattement ? Je veux essayer d’y voir clair. J’y
pense sans cesse. Je rêve d’invoquer le spectre du bonheur… Je regrette d’avoir
écrit ce mot. Les images qui y sont associées tendent de l’infini vers zéro.
Quelqu’un de ma connaissance affirmait sérieusement que son bonheur serait
parfait si la gérance de son immeuble changeait le tuyau de canalisation… ». Dans Le journal invisible, Dovlatov et ses
amis, journalistes russes fraîchement immigrés, se confrontent à la
réalité de la gestion d’une entreprise dans un marché libéral
férocement concurrentiel alors qu’ils tentent de fonder un
journal russophone à New York.
Quant à La Zone, c´est le premier livre
de Dovlatov qui retrace l´année (1962) où il prend ses fonctions de garde dans
le camp à régime spécial d´Oust –Vinsk, au Kazakhstan, un camp de prisonniers
de droit commun. Dans une atmosphère multiethnique où les rôles principaux se
redistribuent entre simples soldats, gradés et prisonniers en tout genre,
l´auteur relate les événements qui accompagnent la vie du camp, sous la forme
d´épisodes singuliers. La Zone, comme on nous l´annonce dans la quatrième de
couverture, est un témoignage romancé du monde concentrationnaire, de son
langage et de ses lois propres. Dans ce texte, Dovlatov manie on ne peut mieux
l´ironie, qu´il élèvera au fil du temps à la catégorie d´un art, et relate la
violence et l´amour, l´absurdité et la loi dans un monde où la parole demeure
le seul moyen de transformer la réalité du camp.
Dans La valise -la valise est celle
qu´il emporte lorsqu´il quitte la Russie -, l´auteur, à travers huit objets,
ressuscite les souvenirs de la vie passée en Russie et sont le prétexte à
autant d´histoires du quotidien, pleines de malice. Il prend le parti de
l´absurdité de la vie par le biais du rire, sans jamais tomber dans le
pathétique.
Dans Le compromis, l´écrivain raconte
les coulisses de douze articles publiés dans des journaux estoniens de langue
russe. Les récits de ce livre témoignent du bras de fer permanent auquel le
journaliste a dû se livrer face à la censure soviétique. Face aux injonctions
du Parti, d´aucuns ont ployé, d´autres se sont rebellés et beaucoup d´entre eux
se sont abîmés dans la vodka.
Dans Le domaine Pouchkine, Dovlatov met
en scène Boris Alikhanov –peut-être son alter ego –un jeune auteur impubliable
de Leningrad qui se fait embaucher le temps d´un été comme guide au domaine
Pouchkine, à Pskov. Sur place, il se confronte aux grands questionnements qui
ont été également ceux de Pouchkine en son temps, comme son œuvre, sa relation
au pouvoir, sa vie familiale et ses problèmes financiers. Pourtant, dans les
coulisses de ce divertissement, l´histoire personnelle du narrateur
s´assombrit…
Enfin, La Filiale raconte l´histoire de Dalmatov, l’alter ego de
Dovlatov, journaliste qui doit rendre compte de l’événement et va se confronter
au désespoir tragicomique de cette diaspora russe; ainsi qu’à une apparition:
son premier grand amour, la fatale Tassia. La Filiale est d’abord un
grand roman sur l’amour, où le narrateur se laisse porter par ses souvenirs.
Ceux de l’humiliation et du doute, des transports et des joies. Néanmoins, la censure et
les obstacles à la liberté de parole des écrivains est naturellement à l´ordre
du jour, comme à la page 72 où, aux États-Unis, le spécialiste de littérature Erdman, au
moment de l´agonie de l´Union Soviétique, répond avec une certaine dose
d´irritation quand on lui demande quelle est la différence entre la Russie et
l´Amérique, alors qu´aucune de deux ne peut se prévaloir de vivre en
liberté : «Il y en a une, qui n´a rien de négligeable. Ici, après une
remarque de ce genre, tu vas tranquillement monter dans ta voiture et rentrer
chez toi. Tandis qu´un habitant de Moscou ou de Leningrad, tout récemment
encore, aurait été emmené par une voiture de police. Et, au lieu de regagner
son domicile, il se serait retrouvé dans une cellule, en détention provisoire».
Tout en se servant de l´ironie et de
l´autodérision, comme on l´a vu tout au long de cette chronique, Serguei
Dovlatov comme tous les écrivains qui été victimes de la censure, a fait, à sa
guise, de la littérature un outil de
résistance.