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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 27 décembre 2009

Chronique de janvier 2010



Les éblouissements de Pierre Mertens.

«Et à la fin, il y a toujours autant de lumière».Nous ignorons toujours pour quelle raison, concernant un écrivain, il y a des phrases particulières que nous gardons dans notre mémoire et dont nous nous souvenons quand il est question de lui. Quand on évoque le nom de Pierre Mertens, il me vient toujours à l´esprit une phrase d´un de ses romans que l´on retrouve d´ailleurs dans le texte de la quatrième de couverture. C´est la phrase par laquelle débute cet article et le livre s´intitule Perasma, une longue et belle histoire d´amour, avec des digressions, des réflexions et de l´ironie, des caractéristiques inhérentes à toutes les œuvres signées par Pierre Mertens. Pourtant, ce n´est même pas, parmi tous les livres écrits par cet admirable écrivain belge, celui que je préfère, mon coup de cœur étant Les éblouissements (est-ce un hasard si j´ai trouvé un moyen de le choisir comme titre de l´article ?), prix Médicis 1987, où il évoque la figure controversée du poète allemand Gottfried Benn, tombé en disgrâce après avoir flirté, au tout début du néfaste phénomène, avec les théories repoussantes du troisième Reich. Quoi qu´il en soit, Pierre Mertens a laissé un peu de côté la fiction et ses rares livres parus ces derniers temps sont surtout des essais.
Né le 9 octobre 1939 à Bruxelles de père résistant et mère juive, il a vécu la seconde guerre mondiale comme «enfant caché», une donnée biographique que Mertens a révélée tout récemment dans une interview accordée au quotidien Le Soir où il collabore régulièrement. Spécialiste de droit international, il a beaucoup voyagé de par le monde, ayant pris contact avec des réalités politiques où la parole de l´intellectuel est le plus souvent muselée. Pourtant, si en Europe et particulièrement en Belgique, les intellectuels jouissent d´une liberté d´expression sans pareille en d´autres latitudes, on n´est jamais sûr d´être à l´abri de toute forme de censure. Pierre Mertens sait bien de quoi il retourne, lui qui en 1995, après la parution de son roman Une paix royale(éditions du Seuil), un livre où mêlant réalité et fiction il évoquait la famille royale belge, s´est vu attirer les foudres de la princesse Lilian ou du prince Alexandre qui lui ont intenté un procès, à la suite duquel le livre a dû être amputé d´un certain nombre de passages (l´équivalent de deux pages au total), pour pouvoir être réédité. Une deuxième décision judiciaire a annulé le premier verdict et les éditions les plus récentes du livre ont pu réintégrer les passages amputés, mais toute cette histoire a terni l´image de la monarchie belge et particulièrement des princes Alexandre et Lilian que Pierre Mertens avait curieusement connus quelques années auparavant à Argenteuil. Pour la petite histoire, on vous rappellera qu´entre autres choses ce qui aurait beaucoup choqué les altesses royales c´était un épisode du livre où le narrateur Pierre Raymond- que l´on pourrait concevoir comme l´alter ego de Pierre Mertens-raconte qu´il a été renversé dans sa jeunesse par le roi Léopold III. Ces péripéties sont à nouveau en quelque sorte à l´ordre du jour, puisque Pierre Mertens y revient en passant dans son dernier livre Le don d´avoir été vivant, paru en octobre dernier aux éditions Écriture.
Dans ce livre d´essais, Pierre Mertens évoque des auteurs qui lui sont chers comme Gottfried Benn, bien sûr, mais aussi Malraux, Lowry, Sciascia, Kafka, Kundera, Cortázar, Tynianov (le plus inconnu de tous ces noms),Pasolini et Pavese(1). La plupart de ces essais avaient déjà paru sous une autre forme- d´ordinaire plus abrégée-dans des livres précédents (notamment L´agent double ou Une seconde patrie), mais c´est toujours avec un énorme plaisir qu´on lit les écrits lucides et intelligents de Pierre Mertens.
Gottfried Benn, on l´ a vu plus haut, est un nom très controversé. Celui que l´on peut considérer à juste titre comme un des tout premiers poètes allemands du vingtième siècle, chantre de l´esthétique expressionniste qui a éclaté au grand jour dès 1912 ,avec la publication du recueil Morgue, alors qu´il achevait encore ses études de médecine, souffre aujourd´hui encore d´une sorte de malédiction du fait d´avoir un temps flirté avec le nazisme dont il s´est pourtant éloigné par la suite. Pierre Mertens rappelle une lettre de Klaus Mann qui avait toujours loué la «pureté fanatique» (d´un point de vue esthétique, bien entendu) de Benn, où il adjure le poète de considérer la vraie nature du nouveau pouvoir nazi, surtout quand on n´ignore pas que son œuvre était en nette contradiction avec toutes les valeurs prônées par le nouveau Reich. La réponse de Benn est des plus décevantes. Le poète y affirme ne pas se reconnaître le droit de se couper du peuple : «L´Allemagne déchue, humiliée, déshonorée, n´est-elle pas occupée de revivre, de relever la tête, de se donner un avenir ?»
Pierre Mertens dissèque dans ce brillant essai la généalogie de la pensée de Benn, les raisons qui ont pu le pousser dans un premier temps (1933-1935) à saluer l´avènement du Troisième Reich et au fond l´ostracisme auquel on l´a voué (et auquel auront échappé des auteurs dont les accointances avec les nazis furent plus sérieuses) et que les Vingt-Deux Poèmes antihitlériens publiés à compte d´auteur en 1943, n´ont pas effacé.
Kafka est, on le sait, une des passions de Mertens, depuis qu´il aura lu La Métamorphose à l´âge de quinze ans. Dans cet essai, il analyse l´engouement que l´œuvre de Kafka a suscité et les fictions que sa vie a déclenchées tant et si bien que certains auteurs se sont mis à imaginer que Kafka ne serait pas mort en 1924, mais aurait connu un tout autre sort. Mertens cite surtout les exemples du récit La Fuite de Kafka de Johannes Urzidil (voir mes chroniques de décembre 2007), auteur tchèque de langue allemande lui aussi, mort en 1970, qui retrace la vie d´un Kafka parti aux Etats-Unis (comme le héros de son livre L´Amérique) y coulant des jours heureux et Adieu Kafka, de Bernard Pingaud, où, par Franz Klaus interposé, on imagine que Kafka serait mort à Dachau. Ceci nous renvoie à d´autres réflexions autour de Kafka comme le fait que l´on puisse voir en lui à travers ses fictions un annonciateur de l´Holocauste, chose intolérable même pour ceux qui admirent son œuvre, mais supposition fort contestable, par ailleurs, Mertens nous rappelant que s´il y a prémonition dans les fictions du grand Tchèque, on peut y déceler comme «une solidarité anticipée et désespérément fraternelle de Kafka à l´égard des futurs martyrs.»Il y a encore, concernant Kafka, ceux qui comme le philosophe Günther Anders déplorent que Kafka n´ait fait défiler dans ses fables et récits que des accusés qui ne se rebellaient pas contre la sentence qui les frappait. Enfin, à chacun son Kafka…
L´essai sur un autre Tchèque, Milan Kundera, est l´occasion pour le retour à l´ancien rideau de fer, l´enthousiasme suscité par le Printemps de Prague, la constitution du mouvement des signataires de la Charte 77,le rôle de l´intellectuel devant le pouvoir politique, sa distance pour des raisons purement esthétiques ou son engagement militant(où il est notamment question de réalisme critique, de György Lukács, de l´opposition entre Kundera et Havel) ou du désenchantement des dissidents une fois passés à l´Ouest .

Sur Pier Paolo Pasolini, on n´ignore pas que la source est intarissable. Mertens évoque l´artiste(le poète, le romancier, le cinéaste) et l´homme qui a joué un rôle important dans la vie italienne de la seconde moitié du vingtième siècle jusqu´à sa mort en 1975, assassiné à Rome par un de ces jeunes qu´il aimait draguer dans les bas-fonds de la ville éternelle. Homme à la fois progressiste et conservateur (il regrettait certains aspects de l´industrialisation, la disparition du monde rural et semblait prôner un retour à une espèce d´Arcadie ou de paradis perdu), catholique ou encore communiste, il se mettait souvent à dos tant la gauche que la droite. Les contradictions de sa personnalité ont fait de lui, cela va sans dire, une des personnalités les plus controversées de l´Italie de l´après-guerre et ce côté polémique ne l´a pas quitté même après sa mort. Aujourd´hui, plus de trois décennies révolues après le fatidique événement, le mystère subsiste autour du crime : une simple histoire passionnelle ou complot de ses adversaires politiques ?
Mertens marche aussi sur les traces d´un autre grand Italien, Cesare Pavese, dont on a signalé le centenaire en 2008 et qui s´est suicidé dans une chambre d´hôtel (l´Albergo Roma) près de la gare de Turin en 1950. Mertens vagabonde autour de l´hôtel, parle de son œuvre, cite des pages du Mestiere di vivere(Le métier de vivre), le journal intime trouvé au chevet de son lit de mort et publié donc à titre posthume, rappelle les racines rurales de l´auteur, évoque son mal de vivre, ses déboires amoureux en passant, sa misogynie, et la douce mélancolie qui se dégage de ses livres.
Le combat civique de Leonardo Sciascia, l´exil selon Julio Cortázar(2), l´ivresse et la littérature chez Malcolm Lowry, le souvenir de Malraux et la compassion pour l´histoire de Iouri Tynianov(plus connu comme précurseur de l´école formaliste russe, mais brillant essayiste et romancier également )sont au cœur des essais consacrés à chacun de ces écrivains.
Une fois terminée la lecture de ces essais, on aurait envie d´en lire davantage tant on est ébloui par la plume intelligente de Pierre Mertens. On a néanmoins un autre regret et je n´hésite pas à vous le faire partager sous forme de question adressée à l´auteur même : à quand une nouvelle fiction, Monsieur Mertens ?


(1)Certains de ces auteurs ont fait l´objet d´un article de fond sur ce blog dont Leonardo Sciascia (mai 2008), Cesare Pavese (novembre 2008), Milan Kundera (juin 2009) et Malcolm Lowry (juillet 2009).

(2)Dans cet essai, Mertens reproduit une phrase de Cortázar sur l´écrivain uruguayen Felisberto Hernandez. Ayant lu il y a peu un livre de Felisberto Hernandez, il m´est venu à l´esprit que l´on pourrait établir une certaine analogie, toutes proportions gardées, quant à la transfiguration du réel, entre lui et deux autres auteurs : le Roumain Max Blecher(voir la chronique de septembre 2009)et le poète portugais Cesário Verde. J´y reviendrai, peut-être un jour.