Céline, l´inimitable.
On pourrait s´imaginer dès les premiers instants que la parution de tout
inédit de Louis –Ferdinand Destouches, dit Louis –Ferdinand Céline ou Céline
tout court, soixante ans après sa mort, susciterait inévitablement de vives polémiques.
Or, cette année finissante (2021, où j´écris cette chronique) nous avons eu
droit à deux inédits –Guerre et Londres - de celui qui fut sans l´ombre d´un
doute un des noms majeurs de la littérature française et universelle du
vingtième siècle, né à Courbevoie le 27 mai 1894 et mort le 1er
juillet 1961 à Meudon. À l´œuvre de Céline, selon certaines voix, nul n´est à
vrai dire indifférent : ou bien vous l´aimez ou bien vous la détestez.
Ceux qui vénèrent l´auteur ne cachent
point leur fascination pour son inventivité langagière, son maniement superbe
de l´argot, bref son style qui a réinventé l´art d´écrire en français ou encore
son portrait singulier d´un monde interlope composé de marlous, de prostituées
et de tous ceux qui étaient d´une façon ou d´une autre des laissés-pour-compte
de la vie. Par contre, ceux qui le vomissent –c´est bien souvent le mot qui
nous vient à l´esprit en évoquant les détracteurs de Céline – ne supportent pas
son côté outrancier, ses imprécations, son usage –qu´ils jugent peut-être
excessif - de l´argot et, bien sûr, son antisémitisme. L´antisémitisme est, on
le sait, la caractéristique la plus exécrable des écrits de Céline. Le flot
d´injures dont il abreuve les Juifs en ayant d´ordinaire recours à l´argot le
plus cocardier et répugnant comme «youpin» ou «youtre» entre autres sert de
repoussoir à nombre de lecteurs. D´aucuns établissent une différence entre les
œuvres de fiction et les simples pamphlets. Quoi qu´il en soit, la question prête
à polémique et suscite toujours des débats plus ou moins violents. Le style est-il
indépendant des idées ? Certains y souscrivent, mais pour d´autres on ne
peut dissocier le style des idées ordurières qu´il a souvent exprimées.
Dans les pages qu´il a consacrées à Céline dans son essai récent- paru en
septembre aux éditions Amsterdam –Le style réactionnaire- De Maurras à
Houellebecq, Vincent Berthelier, agrégé de lettres et docteur en langue
française, partage l´idée que la langue et le style allaient de pair avec la
race autour du «projet célinien». Si Céline incarne l´ obsession du style,
celle-ci est liée, d´après Berthelier, à ses idées et à ses engagements
politiques. Céline aurait maintes fois essayé d´attribuer l´insuccès critique
de ses livres au fait que leur style et leur histoire ne correspondaient pas au
standard littéraire qui exigeait une littérature morte et dépouillée d´émotion.
Dans des lettres adressées aux critiques (André Rousseaux et Léon Daudet) il
s´ingéniait à justifier ses options stylistiques qui étaient mal reçues par la
presse. Dans ces lettres-là, il défendait l´argot contre la langue classique,
tout à fait morte selon lui. En cela, il se plaçait à l´opposé de l´idéal
esthétique de l´Action Française : «On me reproche aussi de n´être point
latin, classique, méridional(…) Je ne suis pas méridional. Je suis parisien,
breton et flamand de descendance. J´écris comme je sens» (Lettre à Léon Daudet,
non datée). Vincent Berthelet écrit que, à cette époque-là, l´opposition entre
style et idées était encore tout à fait inexistante. Néanmoins, des idées,
Céline n´en était pas dépourvu, comme nous le rappelle Berthelet : «Mort à
crédit est un livre antibourgeois, anarchiste et nihiliste, auquel on reproche
son pessimisme et sa misanthropie. Malgré quelques appels du pied de la gauche.
Céline adopte ouvertement des positions anticommunistes après son retour
d´Urss, avec Mea Culpa, publié le 28 décembre 1936. S´y ajoutent, dans les
pamphlets suivants, des positions antisémites et pro-hitlériennes, mais aussi
des attaques plus frontales contre tout ce qui lui semble représenter le style
académique (Gide, Proust, Mauriac, Duhamel, etc.). C´est avant tout à partir de
ces textes qu´il faut reconstituer le projet littéraire spécifiquement fasciste
développé par Céline».
Après la guerre et surtout après
l´Épuration, Céline s´est mis à affirmer que ses ennuis (l´emprisonnement au
Danemark, l´exil, l´exclusion du monde littéraire parisien) sont moins dus à
ses idées antisémites et fascistes qu´à son esthétique.
Quoi qu´il en soit, les polémiques
autour de Céline ont toujours été et restent intarissables. Concernant ces deux
inédits, les deux manuscrits retrouvés, il y a une histoire atypique autour de
leur surgissement tout récemment.
A l´été 2021, Le Monde révélait que près de 6000 feuillets inédits de
l´écrivain, disparus depuis la Libération- en fait, abandonnés par Céline au
moment de sa fuite en Allemagne en 1944 -,avaient refait surface et étaient
entre les mains de Jean-Pierre Thibaudat, ancien journaliste au quotidien
Libération, lequel, au terme d´une âpre bataille judiciaire, avait finalement
remis les manuscrits aux ayants droit de Louis Ferdinand Céline, qui sont,
après la mort de Lucette Destouches (la veuve de l´écrivain), l´avocat François
Gibault et Véronique Robert-Chovin. Alors que dans un premier temps Jean-Pierre
Thibaudat renâclait à rendre public comment les manuscrits lui étaient
parvenus, il a fini par révéler l´identité des donateurs sur son blog Balagan,
hébergé par Mediapart. Or, il tenait les manuscrits de la famille d´Yvon
Morandat, célèbre résistant et ex-secrétaire d´État de Georges Pompidou. Cette
possibilité avait d´ailleurs déjà été évoquée par Le Monde, mais on connaît
maintenant les détails de l´histoire. Jean-Pierre Thibaudat a tout révélé d´abord
sur son blog en août 2022, puis il a présenté une version remaniée des articles
parus sur Balagan dans un livre intitulé Louis-Ferdinand Céline, le trésor
retrouvé, paru en octobre aux éditions Allia. L´ancien journaliste du quotidien
Libération y écrit qu´il voulait que ce
trésor fût versé dans un fonds public pour être mis à la disposition de tous,
chercheurs, étudiants, lecteurs, mais les ayants droit ont fait publier Guerre
puis Londres en 2022. D´autres manuscrits suivront –La volonté du roi Krogold,
Casse-pipe –débouchant sur une refonte de certains volumes de la Pléiade
consacrés à l´écrivain. Pour Jean-Pierre Thibaudat, le temps presse pour les
ayants droit et leurs royalties puisque l´œuvre de Céline tombera dans le
domaine public en 2031, soixante-dix ans après la mort de l´auteur. Ironie de
l´histoire: c´est bien un résistant qui a sauvé les manuscrits d´un écrivain
auteur de pamphlets antisémites et ami des Allemands.
Le premier de ces deux inédits, paru en mai 2022, s´intitule donc –on l´a
vu- Guerre, probablement daté de 1934,
deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit et deux ans avant celle
de Mort à Crédit. Le titre est d´ailleurs assez suggestif étant donné que cette
réalité, la guerre, est une constante dans l´œuvre de Céline. Dans le dossier
que Lire –Magazine Littéraire a consacré à l´écrivain dans le numéro d´octobre,
Fabrice Gaignault écrit que Céline, refusant l´héroïsme et les visions de
bravoures édifiantes, voit dans la guerre l´absurdité de l´existence humaine
poussée à son paroxysme. Dans Guerre, on voit au début un grouillement
d´insectes en pantalons garance, morts ou tout comme, pourrissant dans la
glaise, chairs éventrées, membres disloqués, moignons sanguinolents. Céline,
toujours selon Fabrice Gaignault, se mue en Jérôme Bosch des charniers hideux
criblés de shrapnels : « Ces petits morceaux d´horreur que l´on
retrouve dans plusieurs de ses livres disent moins l´état du champ de bataille,
la dénonciation implacable du scandale de l´inutile mort en masse telle que
nous l´ont transmise avec talent Barbusse, Genevoix, Remarque et d´autres
encore, que la collusion évidente avec la vie pacifique. En d´autres termes,
chez Céline, la guerre est la continuation de l´absurdité de l´existence par
d´autres moyens». Cette dernière phrase s´inspire de l´affirmation de Carl von
Clausewitz (1780-1831), le général prussien qui a écrit un jour que la guerre
n´était que le prolongement de la politique par d´autres moyens.
L´action du roman –on nous l´annonce dès la quatrième de couverture –se
situe dans les Flandres pendant la Première Guerre Mondiale. Dans ce roman de
premier jet, Céline, entre récit autobiographique et œuvre d´imagination, y
lève le voile sur l´expérience centrale de son existence : le traumatisme
physique et moral du front. On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand
Bardamu depuis le moment où, grièvement blessé, il reprend conscience sur le
champ de bataille jusqu´à son départ pour Londres. À l´hôpital de Peurdu
–sur-la –Lys, soigné par une infirmière entreprenante –la L´Espinasse qui vient
branler son patient préféré la nuit -, il se remet lentement de ses blessures
tout en ayant peur de passer en conseil de guerre et d´être fusillé, ce qui
arrivera à Bébert, devenu Cascade, son compagnon de chambre, maquereau
vaguement anarchiste, pour mutilation volontaire. Ferdinand, quant à lui, trompe
la mort et s´affranchit du destin qui lui était jusqu´alors promis.
À quelques exceptions près –dont Antoine Perraud sur le site Mediapart qui
a émis des réserves sur une œuvre qui n´a pas été relue par l´écrivain et n´est
donc pas aboutie ni exempte de lourdeurs – la presse s´est montrée dans
l´ensemble fort élogieuse tout en reconnaissant des imperfections que l´auteur
aurait expurgées s´il avait pu la réviser. Pour certains, le problème se poserait
néanmoins dans une autre perspective : Céline aurait-il simplement validé
la parution de ce manuscrit ? Deux chercheurs italiens Pierluigi Pellini
et sa doctorante Giulia Mela contestent la décision de Gallimard sous forme
d´un brûlot publié sur le site internet du CNRS intitulé : «Genèse d´un
best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu «roman inédit» de
Louis-Ferdinand Céline». Quoi qu´il en soit, les inédits ont quand même été
validés par d´éminents critiques et spécialistes de l´œuvre célinienne comme
Pascal Fouché, Régis Tettamanzi et deux de ses biographes, Henri Godard et
François Girault (qui est aussi un de ses ayants droit) qui ont d´ailleurs tous
collaboré à l´édition de ces deux nouveaux livres. D´autre part, il suffit de
lire les premières lignes de Guerre et de Londres pour se rendre compte que
nous sommes bel et bien devant la langue originale de Louis –Ferdinand Céline.
Londres, qui se présente en quelque sorte comme la suite de Guerre, est paru
en octobre 2022. Dans ce roman –qui entretient des liens avec Guignol´s band,
l´autre roman «anglais» plus tardif de Céline -, on retrouve le brigadier
Ferdinand Bardamu qui a quitté la France pour rejoindre Londres, «où viennent
fatalement un jour donné se dissimuler toutes les haines et tous les accents
drôles». À Londres, Ferdinand retrouve
son amie prostituée Angèle, désormais en ménage avec le major anglais Purcell.
Ferdinand parvient à élire domicile dans une mansarde de Leicester Pension où
un certain Cantaloup, un maquereau de Montpellier, organise un intense trafic
sexuel de filles avec quelques autres personnages pittoresques dont un
policier, Bijou, et un ancien poseur de bombes, Borokrom. Proxénétisme,
alcoolisme, trafic de poudre, violences et irrégularités de toutes sortes
rendent de plus en plus suspecte cette troupe de sursitaires déjantés, hantés
par l´idée d´être envoyés ou renvoyés au front.
Selon l´éditeur, Londres s´impose comme le grand récit d´une double
vocation, celle de la médecine et de l´écriture, mais Londres, malgré les insuffisances
que nombre de critiques ont signalées est bien évidemment beaucoup plus que cela :
c´est sans l´ombre d´un doute, un roman sur la condition humaine. Ou peut-être
fallait-il écrire la condition inhumaine. Paradoxalement, la condition
inhumaine qui caractérise justement l´humanité. Quelque part, on peut
lire : «J´aurais voulu, je crois, guérir toutes les maladies des hommes,
qu´ils souffrent plus jamais les charognes. On est étrange, si on l´avouait.
Bien». Le livre est parfois particulièrement violent et composé de scènes de
cul, car il s´agit souvent de dresser et de punir les filles et, comme toujours
chez Céline, il est question d´antisémitisme. Dans ce roman, la question de la
représentation des Juifs se pose aussi. Là-dessus, le préfacier Régis
Tettamanzi explique : «Dans Londres, Céline montre les juifs de l´East
End(…) Il y a dans ce texte, sinon une dimension réaliste, du moins la prise en
compte de cette population de laissés-pour-compte, parmi les quartiers misérables
de cette partie de Londres où survivent les pauvres. À cet égard, il faut le
noter, les juifs ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Ils sont là,
tout simplement».Régis Tettamanzi met en exergue dans sa préface un extrait du
roman qui illustre on ne peut mieux ses paroles : «Les petits magasins
juifs sont tassés sur les bords de Mile End Rode. Ça n´en finit pas. Des
pancartes sur tous les mobiliers en soldes si hautes que les buffets
disparaissent derrière les descriptions avantageuses. Une taverne si discrète
qu´on ne boit que du thé au lait pour un pence et demi.
Tout petit salon de misère poisseuse où finissent deux gouvernantes
abandonnées qui parlèrent autrefois quatre langues couramment. Elles ne
connaissent plus que les numéros de tous les tramways qui passent. Elles
retrouvent vers cinq heures après midi le petit commerçant qui ne réussit guère
dans les édredons, et qui s´intéresserait lui plutôt aux autobus».
La parution de Londres a suscité autant de réserves que celle de Guerre.
Nombre de critiques mettent l´accent sur le fait que le livre est extrêmement
répétitif, qu´il y a des passages ennuyeux, que l´on y trouve trop de cul et de
violence, bref qu´il s´agit d´un manuscrit à l´état de brouillon. Certes, mais
en même temps on ne peut nier que l´on reconnait dès le début, comme on l´a
déjà vu plus haut, l´inventivité, la richesse argotique, la gouaille qui a fait
la réputation de l´écrivain. Bref, le style singulier de l´inimitable
Louis-Ferdinand Céline.
Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché,
avant-propos de François Gibault, éditions Gallimard, Paris, mai 2022.
Louis-Ferdinand Céline, Londres, éditions établie et présentée par Régis
Tettamanzi, éditions Gallimard, Paris, octobre 2022.