Quand la mémoire risque de s´effacer.
Pendant les quatre décennies et demie de régime communiste, les écrivains
est-européens, soumis d´ordinaire à la censure, aux purges, à la clandestinité,
à l´exil –intérieur et extérieur –voire à la torture, aux camps, et au meurtre,
ont été, malgré toutes les contraintes, les témoins de la mémoire.
En Suisse, les Éditions des Syrtes, fondées en 1999 par Serge de Pahlen,
font un remarquable travail de divulgation des écrivains et des penseurs de
l´Europe de l´Est. Au -delà de la fiction, d´autres ouvrages –parfois à
contre-courant de la pensée commune –ont pour but d´ouvrir la discussion sur
des sujets souvent sensibles : essais d´histoire et de géopolitique, sur
l´art et la littérature, la dimension spirituelle de l´orthodoxie, témoignages
et récits uniques. Un des romans les plus bouleversants parus jusqu´à présent
en cette année 2022 est sans l´ombre d´un doute Les dévastés de la Bulgare
Théodora Dimova dont les éditions des Syrtes avaient déjà publié Les Mères en
2006 et Adriana en 2008, tous traduits par Marie Vrinat.
Née en 1960 à Sofia, Théodora Dimova est une romancière et dramaturge
bulgare parmi les plus réputées. Son
œuvre fut déjà couronnée de nombreux prix prestigieux comme le Razvitié en 2004
et le prix de littérature est-européenne à Vienne, en 2006, tous les deux pour
le roman Mères, ou encore le prix Peroto
du roman bulgare justement pour Les dévastés en 2020.
Le roman Les dévastés est en quelque sorte le récit de la terrible
épuration qui suit l´arrivée au pouvoir des communistes le 9 septembre
1944. Ce jour-là un coup d´État est
perpétré par le Front de la patrie, soutenu par l´Armée rouge qui pénètre dans
une Bulgarie alliée de l´Allemagne nazie et traumatisée par les années de
guerre. On torture, on exécute, on
condamne sommairement une prétendue élite que le tribunal populaire qualifie de
«monarchofasciste». On estime que dans
les premiers mois, quelque trente mille personnes ont été assassinées. Ces mois
de terreur, de disparitions et de meurtres sont évoqués par des femmes qui se
retrouvent un froid matin de février 1945 au bord de la fosse commune dans
laquelle ont été jetés les corps des hommes
- un intellectuel, un religieux et un chef d´entreprise - qu´elles
aimaient et dont les destins se sont croisés dans une même cellule.
La première histoire de ce roman choral est celle de Raïna –racontée par
elle-même –et de son mari Nikola, éditeur de la revue littéraire Cercle 19,
auteur et journaliste, issus tous les deux d´une bourgeoisie aisée. Ils
recevaient souvent des amis dans leur maison de campagne de Boliarovo, lieu de
villégiature des Sofiotes qui menaient une vie confortable sans soucis
financiers. Des hommes politiques, des journalistes, des universitaires, des
écrivains s´y retrouvent pour parler de littérature et échanger des idées.
Raïna, femme cultivée et intelligente, a senti venir le danger quand les
communistes ont pris le pouvoir, elle a même proposé à son mari leur départ avec
leur deux enfants en Suisse chez sa sœur, mais Nikola, plutôt confiant, ne voit
absolument pas en quoi et par qui il serait menacé. Même l´insistance de
quelques amis diplomates ne parvient pas à le dissuader de rester. Pourtant, il
a tort. Une nuit, on frappe à leur porte et trois hommes débarquent à la
maison. Des hommes grossiers avec, à la main, un ordre d´arrestation. Des
hommes imbus d´un esprit de revanche qui observant l´intérieur si raffiné de la
maison écument de rage. Nikola, incrédule, a beau clamer son innocence et crier
à l´erreur, rien n´y fait. Il est torturé et enfermé dans une geôle infecte. Raïna
remue ciel et terre pour essayer de sauver son mari y compris l´offre de biens,
d´argent et même celle de son propre corps à un milicien, mais le nouveau
pouvoir en place est irréductible. La mascarade d´audience qui condamne Nikola
est bien l´illustration éloquente des rapports que nous avons toujours lus sur
les procès staliniens dans les anciennes «démocraties populaires». En voici un
exemple (après que Nikola eut contesté aux accusations portées contre lui qu´il
n´était qu´un journaliste et qu´il n´était nullement subversif) : «Le juge
d´instruction a eu un sourire énigmatique et a répondu, justement, c´est
justement à propos de votre activité d´écrivain- journaliste, c´est bien ce
qu´on attend de vous, précisément ! Que vous fassiez votre autocritique
pour vos crimes. Que vous racontiez qui vous recrutait, qui vous rencontriez,
lorsque vous faisiez partie de la délégation bulgare partie pour une visite
culturelle en Allemagne, en 1940 (…), que vous décriviez toute votre activité
contre le peuple en tant qu´éditeur de la revue fasciste Cercle 19 (…), que
vous dévoiliez vos pensées les plus intimes concernant le pouvoir populaire.
Alors, tout sera bien plus facile pour vous. Le gouvernement populaire est
magnanime et il vous pardonnera vos erreurs passées. Quant à vous, vous lui
témoignerez votre reconnaissance en travaillant avec ferveur pour le nouveau
pouvoir. Vous avez des contacts avec les représentants de légations étrangères
qui ont été logés à Boliarovo durant les bombardements».
Dans la deuxième histoire, la femme qui témoigne –en guise de lettre à ses
enfants alors qu´elle est malade- n´est
autre qu´Ekaterina, l´épouse du prêtre Mina, condamné lui aussi à mort. Soumise
à de constantes humiliations, obligée de recevoir chez elle des locataires
envoyés par les nouvelles autorités, elle finit déportée avec sa famille dans
une bourgade éloignée. Voyant la mort aussi proche, elle donne des conseils à
ses enfants : «Comme j´aimerais pouvoir vous protéger des offenses et des
humiliations, des épreuves que vous devrez subir uniquement parce que vous nous
avez eus comme parents. Je prie surtout pour que vous ne deveniez pas brutaux,
sans scrupules, indifférents, particulièrement entre vous. Protégez-vous l´un
l´autre, protégez-vous vraiment. Soyez l´un pour l´autre un foyer et une
patrie. Je vous en conjure (…) Vous n´aurez pas les moyens de faire des études.
Il n´y aura personne pour vous aider, vous ne recevrez le soutien de personne.
Vous devez vous instruire tout seuls, apprendre des langues étrangères, lire
beaucoup. Prenez pour exemple votre père. Il poussait toujours les autres à
lire, se fâchait lorsqu´ils étaient paresseux, intellectuellement paresseux, il
les incitait à s´instruire, à être curieux de tout, à raisonner, réfléchir, s´intéresser
au monde et à Dieu, à vivre dans le Saint-Esprit, il leur communiquait sa
curiosité et sa passion». La mère exhortait donc ses enfants à préserver la
mémoire, la mémoire contre la barbarie, le conformisme et l´oubli.
Dans la troisième histoire, nous sommes témoins de l´angoisse de Viktoria et de sa fille adoptive Magdalena, déportées toutes les deux. Viktoria, pianiste virtuose, était mariée à Boris Piperkov, chef d´entreprise, fondateur d´une coopérative, troisième condamné à mort et compagnon de cellule de Nikola et du père Mina. Toujours les mêmes chefs d´inculpation portés contre le condamné –dont le principal étant celui d´être un ennemi du peuple- et toujours l´humiliation de sa famille. Enfin, pour clore le roman, nous avons la voix d´Alexandra, petite-fille de Raïna, image de l´espoir, de la jeunesse et de la nouvelle génération bulgare à laquelle il incombe d´assurer la mémoire de la période sombre de l´histoire du pays.
Théodora Dimova explique dans la postface du roman les raisons qui l´ont
poussée à écrire Les dévastés. C´était après un hommage rendu le 1er
février 2016 aux victimes du communisme dans le parc du Palais de la culture.
Sous un froid glacial, il y avait environ deux cents personnes, mais il n´y
avait aucun représentant des pouvoirs publics. Théodora Dimova s´est sentie
oppressée ce matin-là. On aurait dit que
l´on rendait hommage à une personne privée, comme si les victimes n´avaient
rien à voir avec l´État bulgare, comme s´il était plus confortable de vivre
sans mémoire. Elle a donc décidé de se documenter davantage sur le régime
communiste en Bulgarie, sur les années qu´elle n´a pas vécues (elle avait moins
de trente ans quand le régime s´est effondré). Elle s´est souvenue de sa grand-mère
qui avait quarante ans en 1944, de ce qu´elle lui disait, de la manière dont
elle l´éduquait: «Je me suis souvenue aussi qu´en seconde classe (l´équivalent
de CE1 en France) on nous avait fait écrire un poème ou un récit avec pour
thème «Le Parti». Il faut croire que j´ai eu une bonne note, parce que j´étais
tout heureuse de le montrer. Mais elle, elle a fait un geste de recul, elle
s´est retirée en elle-même, s´est tue, non seulement elle ne m´a pas félicitée,
mais, au contraire, elle a tourné le dos, s´est éloignée et ne m´a rien dit,
comme si je l´avais blessée physiquement, comme si j´avais été brutale avec
elle. Et ce n´est qu´en me rappelant cet étrange incident que j´ai compris d´où
me venait ce sentiment trouble et confus de culpabilité. Car, en tant
qu´écrivain, ma tâche est de mettre le doigt dans la plaie, d´exprimer
l´intuition du plus grand nombre possible de gens».
Les générations grandies dans la Bulgarie communiste étaient manipulées dès
l´enfance pour glorifier le Parti. Or, il revient à la génération de Théodora
Dimova de transmettre cette mémoire héritée de la génération de sa grand-mère
pour que les générations à venir ne vivent pas, selon ses propos mots «dans le
monde humiliant du mensonge».
Théodora Dimova, Les dévastés, traduit du bulgare par Marie Vrinat,
éditions des Syrtes, Genève, janvier
2022.