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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 avril 2022

Chronique de mai 2022.

 


Quand la mémoire risque de s´effacer.

 Le passé communiste des pays d´Europe de l´Est hante encore, cela va sans dire, leur histoire. On peut comprendre assez facilement les raisons de cette hantise : l´écroulement des soi-disant démocraties populaires est relativement récent –une trentaine d´années- ; les visées impérialistes de l´ancien «grand frère» russe refont surface ; enfin, la mémoire risque de s´effacer avec le temps et la disparition de ceux qui ont vécu cette période sombre de l´histoire.

Pendant les quatre décennies et demie de régime communiste, les écrivains est-européens, soumis d´ordinaire à la censure, aux purges, à la clandestinité, à l´exil –intérieur et extérieur –voire à la torture, aux camps, et au meurtre, ont été, malgré toutes les contraintes, les témoins de la mémoire.

En Suisse, les Éditions des Syrtes, fondées en 1999 par Serge de Pahlen, font un remarquable travail de divulgation des écrivains et des penseurs de l´Europe de l´Est. Au -delà de la fiction, d´autres ouvrages –parfois à contre-courant de la pensée commune –ont pour but d´ouvrir la discussion sur des sujets souvent sensibles : essais d´histoire et de géopolitique, sur l´art et la littérature, la dimension spirituelle de l´orthodoxie, témoignages et récits uniques. Un des romans les plus bouleversants parus jusqu´à présent en cette année 2022 est sans l´ombre d´un doute Les dévastés de la Bulgare Théodora Dimova dont les éditions des Syrtes avaient déjà publié Les Mères en 2006 et Adriana en 2008, tous traduits par Marie Vrinat.

Née en 1960 à Sofia, Théodora Dimova est une romancière et dramaturge bulgare parmi les plus réputées.  Son œuvre fut déjà couronnée de nombreux prix prestigieux comme le Razvitié en 2004 et le prix de littérature est-européenne à Vienne, en 2006, tous les deux pour le roman Mères, ou encore le prix  Peroto du roman bulgare justement pour Les dévastés en 2020.

Le roman Les dévastés est en quelque sorte le récit de la terrible épuration qui suit l´arrivée au pouvoir des communistes le 9 septembre 1944.  Ce jour-là un coup d´État est perpétré par le Front de la patrie, soutenu par l´Armée rouge qui pénètre dans une Bulgarie alliée de l´Allemagne nazie et traumatisée par les années de guerre.  On torture, on exécute, on condamne sommairement une prétendue élite que le tribunal populaire qualifie de «monarchofasciste».  On estime que dans les premiers mois, quelque trente mille personnes ont été assassinées. Ces mois de terreur, de disparitions et de meurtres sont évoqués par des femmes qui se retrouvent un froid matin de février 1945 au bord de la fosse commune dans laquelle ont été jetés les corps des hommes  - un intellectuel, un religieux et un chef d´entreprise - qu´elles aimaient et dont les destins se sont croisés dans une même cellule. 

La première histoire de ce roman choral est celle de Raïna –racontée par elle-même –et de son mari Nikola, éditeur de la revue littéraire Cercle 19, auteur et journaliste, issus tous les deux d´une bourgeoisie aisée. Ils recevaient souvent des amis dans leur maison de campagne de Boliarovo, lieu de villégiature des Sofiotes qui menaient une vie confortable sans soucis financiers. Des hommes politiques, des journalistes, des universitaires, des écrivains s´y retrouvent pour parler de littérature et échanger des idées. Raïna, femme cultivée et intelligente, a senti venir le danger quand les communistes ont pris le pouvoir, elle a même proposé à son mari leur départ avec leur deux enfants en Suisse chez sa sœur, mais Nikola, plutôt confiant, ne voit absolument pas en quoi et par qui il serait menacé. Même l´insistance de quelques amis diplomates ne parvient pas à le dissuader de rester. Pourtant, il a tort. Une nuit, on frappe à leur porte et trois hommes débarquent à la maison. Des hommes grossiers avec, à la main, un ordre d´arrestation. Des hommes imbus d´un esprit de revanche qui observant l´intérieur si raffiné de la maison écument de rage. Nikola, incrédule, a beau clamer son innocence et crier à l´erreur, rien n´y fait. Il est torturé et enfermé dans une geôle infecte. Raïna remue ciel et terre pour essayer de sauver son mari y compris l´offre de biens, d´argent et même celle de son propre corps à un milicien, mais le nouveau pouvoir en place est irréductible. La mascarade d´audience qui condamne Nikola est bien l´illustration éloquente des rapports que nous avons toujours lus sur les procès staliniens dans les anciennes «démocraties populaires». En voici un exemple (après que Nikola eut contesté aux accusations portées contre lui qu´il n´était qu´un journaliste et qu´il n´était nullement subversif) : «Le juge d´instruction a eu un sourire énigmatique et a répondu, justement, c´est justement à propos de votre activité d´écrivain- journaliste, c´est bien ce qu´on attend de vous, précisément ! Que vous fassiez votre autocritique pour vos crimes. Que vous racontiez qui vous recrutait, qui vous rencontriez, lorsque vous faisiez partie de la délégation bulgare partie pour une visite culturelle en Allemagne, en 1940 (…), que vous décriviez toute votre activité contre le peuple en tant qu´éditeur de la revue fasciste Cercle 19 (…), que vous dévoiliez vos pensées les plus intimes concernant le pouvoir populaire. Alors, tout sera bien plus facile pour vous. Le gouvernement populaire est magnanime et il vous pardonnera vos erreurs passées. Quant à vous, vous lui témoignerez votre reconnaissance en travaillant avec ferveur pour le nouveau pouvoir. Vous avez des contacts avec les représentants de légations étrangères qui ont été logés à Boliarovo durant les bombardements».    

Dans la deuxième histoire, la femme qui témoigne –en guise de lettre à ses enfants alors qu´elle est malade-  n´est autre qu´Ekaterina, l´épouse du prêtre Mina, condamné lui aussi à mort. Soumise à de constantes humiliations, obligée de recevoir chez elle des locataires envoyés par les nouvelles autorités, elle finit déportée avec sa famille dans une bourgade éloignée. Voyant la mort aussi proche, elle donne des conseils à ses enfants : «Comme j´aimerais pouvoir vous protéger des offenses et des humiliations, des épreuves que vous devrez subir uniquement parce que vous nous avez eus comme parents. Je prie surtout pour que vous ne deveniez pas brutaux, sans scrupules, indifférents, particulièrement entre vous. Protégez-vous l´un l´autre, protégez-vous vraiment. Soyez l´un pour l´autre un foyer et une patrie. Je vous en conjure (…) Vous n´aurez pas les moyens de faire des études. Il n´y aura personne pour vous aider, vous ne recevrez le soutien de personne. Vous devez vous instruire tout seuls, apprendre des langues étrangères, lire beaucoup. Prenez pour exemple votre père. Il poussait toujours les autres à lire, se fâchait lorsqu´ils étaient paresseux, intellectuellement paresseux, il les incitait à s´instruire, à être curieux de tout, à raisonner, réfléchir, s´intéresser au monde et à Dieu, à vivre dans le Saint-Esprit, il leur communiquait sa curiosité et sa passion». La mère exhortait donc ses enfants à préserver la mémoire, la mémoire contre la barbarie, le conformisme et l´oubli.

Dans la troisième histoire, nous sommes témoins de l´angoisse de Viktoria et de sa fille adoptive Magdalena, déportées toutes les deux. Viktoria, pianiste virtuose, était mariée à Boris Piperkov, chef d´entreprise, fondateur d´une coopérative, troisième condamné à mort et compagnon de cellule de Nikola et du père Mina. Toujours les mêmes chefs d´inculpation portés contre le condamné –dont le principal étant celui d´être un ennemi du peuple- et toujours l´humiliation de sa famille. Enfin, pour clore le roman, nous avons la voix d´Alexandra, petite-fille de Raïna, image de l´espoir, de la jeunesse et de la nouvelle génération bulgare à laquelle il incombe d´assurer la mémoire de la période sombre de l´histoire du pays.


Théodora Dimova explique dans la postface du roman les raisons qui l´ont poussée à écrire Les dévastés. C´était après un hommage rendu le 1er février 2016 aux victimes du communisme dans le parc du Palais de la culture. Sous un froid glacial, il y avait environ deux cents personnes, mais il n´y avait aucun représentant des pouvoirs publics. Théodora Dimova s´est sentie oppressée  ce matin-là. On aurait dit que l´on rendait hommage à une personne privée, comme si les victimes n´avaient rien à voir avec l´État bulgare, comme s´il était plus confortable de vivre sans mémoire. Elle a donc décidé de se documenter davantage sur le régime communiste en Bulgarie, sur les années qu´elle n´a pas vécues (elle avait moins de trente ans quand le régime s´est effondré). Elle s´est souvenue de sa grand-mère qui avait quarante ans en 1944, de ce qu´elle lui disait, de la manière dont elle l´éduquait: «Je me suis souvenue aussi qu´en seconde classe (l´équivalent de CE1 en France) on nous avait fait écrire un poème ou un récit avec pour thème «Le Parti». Il faut croire que j´ai eu une bonne note, parce que j´étais tout heureuse de le montrer. Mais elle, elle a fait un geste de recul, elle s´est retirée en elle-même, s´est tue, non seulement elle ne m´a pas félicitée, mais, au contraire, elle a tourné le dos, s´est éloignée et ne m´a rien dit, comme si je l´avais blessée physiquement, comme si j´avais été brutale avec elle. Et ce n´est qu´en me rappelant cet étrange incident que j´ai compris d´où me venait ce sentiment trouble et confus de culpabilité. Car, en tant qu´écrivain, ma tâche est de mettre le doigt dans la plaie, d´exprimer l´intuition du plus grand nombre possible de gens».

Les générations grandies dans la Bulgarie communiste étaient manipulées dès l´enfance pour glorifier le Parti. Or, il revient à la génération de Théodora Dimova de transmettre cette mémoire héritée de la génération de sa grand-mère pour que les générations à venir ne vivent pas, selon ses propos mots «dans le monde humiliant du mensonge». 

Théodora Dimova, Les dévastés, traduit du bulgare par Marie Vrinat, éditions des  Syrtes, Genève, janvier 2022.