José Donoso,
l´admirable oiseau de la littérature chilienne.
Cette année, le 5 octobre prochain, on signalera le centenaire de la
naissance d´un grand écrivain latino-américain qui, en dépit de l´indiscutable
prestige dont son œuvre a toujours fait l´objet, n´a peut-être pas atteint à
l´échelle internationale la consécration qu´il aurait sans doute méritée.
L´écrivain chilien José Donoso –c´est bien de lui qu´il s´agit – est
néanmoins un des grands romanciers associé au mouvement qu´on a appelé le boom
latino-américain –il en a même écrit une histoire personnelle (1)- au même
titre que Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Carlos Fuentes, Julio
Cortázar, Juan Rulfo ou Jorge Luis Borges, entre autres. Décédé le 7 décembre 1996, à l´âge de 72 ans, à
Santiago du Chili – la même ville où il avait vu le jour -, on a l´impression
que son œuvre n´a pas suscité ces dernières années un grand intérêt soit auprès
des lecteurs soit chez les principaux éditeurs. Certes, il est un prix
littéraire qui porte son nom et cette année et il y a de nouvelles traductions
de ses œuvres en d´autres langues. Il y a également des événements culturels
qui commémorent le centenaire de la naissance de José Donoso, mais est-ce suffisant
pour un écrivain de sa stature ? José Donoso lui-même ne serait pas
surpris que la postérité lui eût réservé –du moins pour l´instant –un accueil
aussi mitigé, lui qui peu de temps avant sa mort avait confié à un autre
écrivain chilien, Carlos Franz : «Dans dix ans, nul ne me lira». Carlos
Franz, d´ailleurs, dix ans après la mort de José Donoso, mettait en relief
l´oubli dans lequel était plongée l´œuvre de José Donoso, dans un article
justement intitulé «El obsceno pájaro del olvido» («L´ obscène oiseau de
l´oubli»), allusion au roman le plus emblématique de l´auteur, El obsceno
pájaro de la noche (L´obscène oiseau de la nuit). Carlos Franz y écrivait qu´en
se promenant dans les librairies madrilènes –on vous rappelle que José Donoso a
vécu plus d´une dizaine d´années à Madrid -, les livres de son célèbre
compatriote étaient introuvables. Il
présente quelques arguments pour justifier cette désaffection à l´égard de
l´œuvre de Donoso : il était un écrivain qui changeait de stratégies, qui
fuyait les styles fixes et la voix et l´esthétique uniques qui pour lui
n´étaient que des déguisements, des formes momentanées, voire des modes de
l´intellect. De même que les goûts
esthétiques changent, deviennent caducs et refont surface, de même le
changement de styles, la métamorphose et le déguisement sont des
caractéristiques essentielles de l´œuvre donosienne.
Issu de la bourgeoisie chilienne –comme d´ailleurs l´autre grand écrivain
né dans l´entre deux-guerres, son ami Jorge Edwards (1931-2023) -, José Donoso
a suivi des études de philologie anglaise à l´Université de Princeton, aux
États-Unis, grâce à une bourse de la Doherty Foundation. Au début des années
cinquante, il a fait plusieurs voyages au Mexique et en Amérique Centrale. De
retour au Chili, il s´est inscrit en pédagogie à l´Université Pontificale
Catholique.
Naturellement influencé par la littérature anglophone contemporaine –il a
d´ailleurs écrit des contes directement en anglais-, ses premières œuvres sont
des nouvelles. Ses œuvres, d´ordinaire peuplées d´êtres monstrueux livrés à
leurs pulsions secrètes, montrent le déclin des classes privilégiées. En 1957,
il a écrit son premier roman Coronación (Couronnement, en français), un roman
qui dépeint la vie à Santiago et préfigure des thèmes qui marqueront son
œuvre : la décadence, l´identité, la transgression et la folie. C´est
l´histoire d´Andrés, un quinquagénaire solitaire qui est témoin de la démence
de sa grand-mère nonagénaire. Dans ce roman, le lecteur se trouve devant une
réalité grotesque où les personnages égrènent leurs souvenirs et plonge dans le
quotidien des familles bourgeoises de Santiago enfermées dans des manoirs où
elles nourrissent leurs obsessions les plus obscures.
Un autre roman important de José Donoso est El lugar sín limites (Ce lieu
sans limite) paru en 1966 et adapté au cinéma par le cinéaste mexicain Arturo
Ripstein. Il s´agit de l´histoire conflictuelle de Manuela, un homosexuel
travesti qui régente un bouge et qui au fur et à mesure dévoile les secrets qui
se cachent derrière les fausses apparences en même temps qu´il décrit une
société qui sombre dans la déchéance.
Néanmoins, son œuvre la plus aboutie et qui a assis sa réputation
d´écrivain majeur est sans l´ombre d´un doute El obsceno pájaro de la noche
(L´obscène oiseau de la nuit), publié en 1970 et couronné par de nombreux prix
littéraires. José Donoso s’inspire
d’un événement vécu (la vision fugitive d’un enfant difforme dans une voiture
de luxe) et d’une légende remontant au XVIIIe siècle concernant les Aizcoitia,
une grande famille de propriétaires. Inés, leur seule fille parmi dix enfants,
était une sorcière ; ils l’ont fait enfermer dans un couvent pour recluses où
elle finit sa vie en sainte. Dans le roman, cette institution, délabrée, existe
toujours et y vivent des vieilles femmes dont on ne sait si elles sont des
domestiques, des guérisseuses ou des sorcières. Le dernier descendant des
Azcoitia, Don Jerónimo, n’a pas d’enfant, et une sorcière intervient pour faire
naître un fils. Celui-ci est difforme. Pour le protéger, Jerónimo crée dans un
de ses vastes domaines une société de monstres où la difformité est vécue comme
étant la normalité. Un ami de
Donoso, l´écrivain mexicain Carlos Fuentes (1928-2012), met en exergue dans son
œuvre La gran novela Latinoamericana (non traduit en français), l´originalité
de l´œuvre du grand romancier chilien, surtout dans ce roman : «Ce n´est
nullement le fruit du hasard que Humberto Peñaloza, le personnage muet de
l´œuvre majeure de Donoso, L´obscène oiseau de la nuit ait simultanément perdu
le parler (ou fait semblant de l´avoir perdu ou converti le silence en
l´éloquence même de l´origine de l´être parlant). Tout se passe dans les romans
de Donoso comme si nous exigions tous un discours à la fois nouveau et fort
ancien pour pouvoir marcher entre un monde qui n´est autre que la forêt des
symboles dont parlait Baudelaire (…)En tant que lecteur des lettres anglaises,
Donoso nous invite à suivre les préceptes imaginaires de Coleridge. L´écrivain
doit être avant tout un médiateur entre la sensation et la perception, rien
qu´à seule fin de dissiper ensuite toute liaison raisonnable entre les choses
avant de tout recréer avec une nouvelle imagination dépouillée de rationalisme
qui, en tout réduisant à un seul sens, sacrifie la signification même de l´acte
poétique qui consiste à multiplier le sens des choses. Comme Wittgenstein le
demande, dans L´Obscène oiseau de la nuit il n´y a pas davantage à dire, hormis
l´indicible : la poésie et le mythe».
Après ce roman, il y a une autre œuvre majeure de José Donoso, Casa de
Campo (1978) qui a conservé le même titre dans la traduction française. Casa de
Campo, comme son nom l´indique, est une maison de campagne somptueuse et baroque, perdue au milieu d'une
plaine inhospitalière rongée par la menace des anthropophages, et, dans ce
cadre, d'un esthétisme exquis où rôde l'angoisse. Une trentaine d'enfants -
pour un jour, pour un an, nul ne le sait – sont privés de leurs parents, les
riches Ventura : tel est le monde, volontairement irréel, que crée José
Donoso dans « Casa de Campo» et qu'il va faire s'effondrer dans les
convulsions d'une société agonisante. Roman fabuleux où, des gouffres noirs qui
se creusent sous l'or et la fortune, surgit un ordre monstrueux, précipité par
le départ des adultes vers une incertaine et immatérielle partie de campagne.
Sans aucun doute, cela évoque le Chili de la dernière décennie : ces
maîtres qui fuient, au propre et au figuré, une réalité devenue insupportable,
ces serviteurs chargés de réprimer les révoltes par un implacable majordome,
frère jumeau de Pinochet, ce médecin fou et idéaliste, qui parle comme Salvador
Allende, ces enfants aux discours savants qui offrent toute la gamme des
intellectuels, et ces indigènes, férocement écrasés par les valets avec la
bénédiction des maîtres. Mais, s'il est légitime de faire de « Casa de
Campo » une telle interprétation historique, ce roman a une portée
universelle qui met en cause les mécanismes aveugles de toute révolution. A
travers lui, José Donoso nous invite à une réflexion sur la liberté humaine et
ses limites.
On retient aussi de son œuvre richissime, entre autres titres, son ouvrage, El jardín de al lado (1981,
en français, Le
Jardin d’à côté) qui
lui permet de discourir sur son exil en Espagne et la
souffrance qu’il éprouve à être éloigné de son pays à cause de la dictature
d´Augusto Pinochet. Pourtant, en 1981, il est rentré au Chili après une
décennie et demie d´expatriation et ce fut en quelque sorte une descente aux
enfers. Quelques mois après avoir été arrêté pour avoir participé à une «
réunion politique non autorisée », il a publié, en 1986, le roman La
desesperanza (La
désespérance) dans lequel il aborde la tragédie politique chilienne
du point de vue de l’homme qui est revenu dans son pays après de longues années
d’exil.
Dans une thèse de doctorat soutenue en 2017 à l´Université du Chili,
Fabiola Pena von Appen dresse une comparaison entre le thème de la décadence
dans l´œuvre de José Donoso et dans celle du cinéaste chilien Silvio Caiozzi.
Il s´agit d´un travail
de création intime entre ces deux artistes qui circonscrivent le leitmotiv de
la décadence sous différents aspects tels que : la dégradation sociale, la
descente aux enfers de la famille, le déshonneur économique de la bourgeoisie
chilienne, la discrimination entre les classes sociales, entre autres. Pour Fabiola
von Appen, on trouve dans l´œuvre de José Donoso une forme classique d’aborder
le récit et une autre plus métaphysique et surréaliste. Bien que plusieurs de
ses romans contiennent des histoires fantastiques qui passent pour s'inscrire
dans le réalisme magique, Donoso a toujours maintenu une essence réaliste. Son œuvre
met en évidence la décadence de la
société chilienne et sa critique s’étend au-delà des facteurs économiques.
C´est aussi un tableau de la condition humaine.
Dans son
Dictionnaire amoureux de l´Amérique Latine (2), Mario Vargas Llosa évoque son
ami José Donoso et son œuvre d´une façon chaleureuse et admirative en
affirmant qu´il était le plus littéraire de tous les écrivains, non seulement
parce qu´il avait beaucoup lu et savait tout ce que l´on pût savoir sur les
vies, les morts et les anecdotes de la gent littéraire, mais aussi parce qu´il
avait façonné sa vie comme l´on façonne les fictions, avec l´élégance, les
gestes, les impudences, les extravagances, l´humour et l´arbitraire dont se
prévalent surtout les personnages du roman anglais, celui qu´il préférait parmi
tous.
Un autre ami déjà
cité plus haut, Jorge Edwards (voir la chronique de ce blog de mai 2011),
écrivait dans le quotidien espagnol El País (3) en 1996 après la mort de
José Donoso ce qui suit: «Avec sa persévérance, avec sa passion littéraire qui
ne faisait pas de concessions, il a fini par enfanter tout un monde, un miroir
déformé du nôtre qui nous dit, à travers sa déformation, des choses que nous avons le devoir de savoir
et que souvent nous n´acceptons pas».
Enfin, on termine
cette chronique sur cet extraordinaire écrivain chilien en reproduisant encore
une fois les paroles de Carlos Fuentes : «Les méthodes littéraires de José
Donoso, sa méditation perpétuelle entre sensation et perception, lui permettent
de jouer un délicat et mélancolique quatuor à cordes et aussi de mettre en scène
un opéra éblouissant, sombre et douloureux. On continuera d´écouter la musique
de ses sphères».
(1)José Donoso,
Historia personal del boom, 1972, inédit en français.
(2)Mario Vargas
Llosa, Dictionnaire amoureux de l´Amérique Latine, traduit de l´espagnol par
Albert Bensoussan, éditions Plon, Paris, 2005.
(3) Texte repris
dans Diálogos en un tejado (Dialogues sur un toit), éditions Tusquets, Madrid,
2003. Inédit en français.