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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 janvier 2021

Chronique de février 2021.

 

Catalin Mihuleac

Enfer à Iasi ou la mémoire dérangeante d´un pogrom roumain.


L´histoire des pays se tisse, on le sait, au gré des splendeurs qui rendent les peuples fiers de leur passé, mais aussi à l´aune des misères qui les poussent à oblitérer les zones d´ombre, souvent jonchées de cadavres, qui ternissent leur mémoire. En Roumanie, outre les années sombres où le conducator Nicolae Ceausescu, sa femme Elena et la redoutable  Securitate –police politique du régime communiste – ont sévi sans partage, il est une autre période de l´Histoire du vingtième siècle encore plus dérangeante pour la mémoire roumaine : le pogrom de Iasi en juin 1941 où plus de treize mille juifs ont péri sous les coups de boutoir de l´armée et de la police du régime du général Ion Antonescu, allié des nazis, mais aussi de civils de toutes les classes sociales pris d´une hystérie collective contre les juifs, considérés comme des ennemis de la nation et sympathisants communistes.

Malgré l´évocation qu´en font les historiens, la mémoire roumaine a encore parfois du mal à digérer cette période ténébreuse de son histoire, peut-être parce que s´il y eut des Roumains chrétiens et autres qui ont sauvé des juifs au péril de leur vie, ils ont pourtant été nombreux à contribuer de bon gré à leur lynchage et à leur extermination.

Si le travail de recherche et d´interprétation de l´historien est fondamental pour la préservation de la mémoire, peut-être le romancier dans un autre registre joue –t-il un rôle tout aussi important en ce sens que la fiction permet parfois au lecteur, à travers les sentiments d´un personnage et les techniques du récit littéraire, de s´identifier davantage et plus facilement aux figures et aux moments de l´histoire.

La parution en 2014 chez Editura Polirom du roman America de peste pogrom où il est question justement du pogrom de Iasi fut un véritable événement en Roumanie et plus tard en Allemagne aussi. Partout, on a salué son énorme originalité et son indiscutable force narrative, d´autant plus que l´auteur a pondu un roman où le ton parfois grave est ici ou là remplacé par une narration à l´humour sarcastique, comme si, puisque les juifs sont à l´ordre du jour, l´auteur ne pourrait, tout en évoquant la souffrance, s´empêcher de penser, en écrivant un roman comme celui-ci, à la grande tradition de l´humour juif que l´on connaît par des auteurs comme, entre autres, Sholem Aleikem, Edgar Hilsenrath, ou d´une manière plus atypique et subreptice Kafka lui-même (on pourrait ajouter Woody Allen côté cinéma).


Toujours est-il que l´auteur de ce roman s´est attaqué de main de maître à l´un des grands tabous de l´histoire roumaine contemporaine. Cet écrivain répond au nom de Catalin Mihuleac et il a fallu six ans pour que la traduction en français (par Marily Le Nir) eût vu le jour en septembre dernier grâce aux éditions Noir sur Blanc sous le titre Les Oxenberg & Les Bernstein. Le roman fut bien accueilli et a reçu en France le Prix Transfuge du meilleur roman européen.

Né en 1960 à Iasi justement, Catalin Mihuleac a fait des études de géologie, de biologie, de géographie et, à la fin, d´économie à l´Université Alexandru Ioan Cuza. Il a travaillé une demi-douzaine d´années en tant que géologue. À la chute du régime communiste, il a entamé une carrière de journaliste tout en publiant ses premiers textes satiriques dans des revues telles România Literara, Ziarul de Duminica, Orizont, Dacia Literara et Cronica. Aujourd´hui, il est éditeur du magazine Timpul.

Deux histoires parallèles ont cours dans ce roman : celle des Bernstein, une famille de Juifs américains qui réussit à Washington DC dans les années 1990 grâce au commerce en gros de vêtements vintage, et celle, soixante ans plus tôt, des Oxenberg, juifs aussi,  dans la ville roumaine de Iasi.

Le début de la narration commence en 2001 lorsque la riche Dora Bernstein et son fils Ben se rendent à Iasi pendant l´été et font la connaissance de Suzy, une jeune pragmatique et un brin insolente, qui a grandi dans la Roumanie de Ceausescu où le mensonge, la misère et une nouvelle mouture du communisme, un communisme aux accents ubuesques, ont transformé le pays en une fable cauchemardesque. Suzy finit par épouser Ben et fait fructifier les affaires de sa belle-famille. Les Bernstein, persuadés que tout, des habits aux idées, y compris les sentiments, est plus ou moins de seconde main, ne voient dans le passé qu´une valeur ajoutée. 



L´autre histoire du roman se situe, on l´a vu, à Iasi où dans les années trente le médecin juif Jacques Oxenberg se taille une bonne réputation après avoir vu couver l´antisémitisme à la Faculté où il a étudié. Il a essuyé toutes sortes d´humiliations et n´a pas rechigné devant les règlements absurdes mis en place comme l´injonction faite aux étudiants juifs de ne disséquer que des cadavres juifs faute de quoi ils seraient renvoyés. Dans une époque où l´antisémitisme s´accentue donc au fil des jours, Jacques Oxenberg devient néanmoins un obstétricien célèbre, le meilleur de la région, le maître des césariennes, surnommé par les nationalistes – qui appellent à un retour aux accouchements traditionnels à la maison- «le docteur vaginard». Roza, sa femme, élégante et lettrée prépare la traduction en allemand d´une anthologie de nouvelles roumaines. Leur fils Lev est un écolier espiègle qui a déjà, si jeune, l´entregent pour bien mener ses affaires, ne serait-ce qu´auprès de ses collègues à la cour de récréation. Enfin, Golda, leur fille, enfant à l´imagination vive et pétillante, sait raconter des histoires et ce talent lui vaudra d´échapper au pogrom. En raison de leur place dans la bonne société, les Oxenberg se croyaient protégés. Or, il n´en fut rien.   

Le virus de la haine gronde à Iasi à chaque coin de rue en l´année 1941 et le 29 juin la barbarie se déchaîne emportant quasiment tous les juifs sur son passage. Contrairement à une idée répandue à la Libération selon laquelle le pogrom ne serait imputable qu´aux officiers et soldats nazis –une version que même les communistes n´ont pas contestée -, le crime eut la coordination des autorités roumaines et des civils y ont joyeusement participé, en détroussant des cadavres, en pillant, en massacrant ceux qui avaient été des voisins. Le crime fut d´autant plus prémédité que les autorités roumaines avaient fait creuser deux immenses fosses communes dans le cimetière juif sur les hauteurs de Pacurari.

Catalin Mihuleac raconte la violence inouïe qui s´est emparée des Roumains avec un talent rare où le grotesque côtoie l´épouvante la plus sordide et abjecte. On tabasse à la Questure, on pousse les survivants à la gare vers les trains de la mort, pour Calarasi et Podu Iloaiei. Le docteur Jacques Oxenberg et son fils Lev vont connaître le sort funeste des autres juifs. Toutes les supplications du docteur pour qu´au moins son fils eût la vie sauve sont restées lettre morte. Le colonel Chirilovici, auquel il fait appel par le biais d´un policier, lui transmet une réponse aussi catégorique que honteuse : «je ne connais pas ce youpin». D´autres pontes l´ont traité avec le même mépris, eux dont les épouses avaient été patientes du «docteur vaginard». C´était une forme ignominieuse de nationalisme : «Le médecin apprend –trop tard et, hélas, à ses propres dépens –la forme gynécologique de nationalisme, entrelacée avec la jalousie aveugle du mâle roumain. Un Roumain avec une paire de roubignoles qui savent ce que c´est que l´honneur ne peut vivre longtemps avec l´idée qu´un autre a regardé ce qu´il y avait dans les culottes de sa femme. Si cet «autre» existe, il faut le supprimer chirurgicalement, comme un furoncle qui affecte la beauté d´un cul de femme. Et surtout si cet autre est de plus un «Judas  perfide». Donc, poursuit le narrateur se mettant dans la peau d´un nationaliste roumain, un médecin juif qui a souillé tant de parturientes roumaines n´a pas le droit de vivre une seconde de plus, fût-il Itzic Esculape, et il n´y a pas de raison non plus pour que son fils quoique mineur eût la vie sauve. L´enfant n´en est pas moins un youpin lui aussi…

Pour ce qui est de Golda, la jeune fille des Oxenberg, qui n´avait jamais vu d´autre nu masculin que les statues grecques des livres d´art, elle observe sans vraiment comprendre, comment sa mère est violée, sodomisée, humiliée, non seulement par des officiers nazis, mais également par d´autres hommes comme Ilie, le fiancé de Tincoutza, la bonne de la famille. En la pénétrant, Ilie se sent pousser des ailes encouragé par des cris scandés par ses comparses se trouvant derrière la porte : «Encore un petit coup, coup, coup/ et le zizi sera dans l´trou, trou, trou/y a rien de plus doux, doux, doux/que d´êt´au chaud dans l´trou». Golda finit par partir à l´extérieur et au fur et à mesure du déroulement de l intrigue, on découvre qu´elle est le trait d´union entre les Oxenberg et les Bernstein…

Les nazis, lors de la seconde guerre mondiale, ont été responsables de l´innommable, de la solution finale, de l´Holocauste.  Néanmoins, même si rien  ne peut égaler l´horreur de la Shoah, tous n´ont pas été résistants dans les pays sous occupation ou influence nazie. En France sous le régime de Vichy, en Roumanie à Iasi et ailleurs, en Croatie sous l´impulsion des oustachis, en Slovaquie sous la baguette de la Garde de Hlinka, les exemples sont nombreux où des régimes jouant le rôle de laquais des Allemands ont mis en place des mesures antisémites et ont participé à des crimes contre les populations juives. Ces mesures ont souvent été appliquées grâce au zèle des fonctionnaires administratifs et à une cohorte de collaborationnistes civils.

Si les historiens font un travail remarquable de préservation de la mémoire, la littérature n´est-elle pas le témoignage  de l´Histoire par d´autres moyens et d´autres chemins ? Dans l´art de la fiction, Catalin Mihuleac a su immortaliser on ne peut mieux un des épisodes les plus cruels et traumatiques de l´histoire roumaine du vingtième siècle.

Catalin Mihuleac, Les Oxenberg & les Berstein, traduit du roumain par Marily Le Nir, éditions Noir sur Blanc, Paris/ Lausanne, septembre 2020.

Ce roman a reçu le Prix Transfuge du meilleur roman européen.

vendredi 15 janvier 2021

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition d´aujourd´hui du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Yougoslave de Thierry Beinstingel aux éditions Fayard.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/litterature-yougoslave-un-roman-qui-raconte-lhistoire-de-leurope-296322




La mort de Vassilis Alexakis.

 

Ce n´est qu´aujourd´hui même que j´ai appris la mort lundi dernier, 11 janvier, à Athènes, de l´écrivain franco-grec Vassilis Alexakis. Il a vu le jour le 25 décembre 1943 dans la même ville et il était un écrivain franco-grec(il a écrit dans les deux langues, celle du pays où il est, la Grèce, et celle de son pays d´adoption, la France). Son oeuvre fut couronnée de plusieurs prix littéraires. 

Je lui ai consacré deux articles. Le premier, vous le trouverez dans les archives de 2007 de ce blog. C´était sur son roman Ap. J-C, couronné du prix de l´Académie Française. L´autre, sur le roman La clarinette, fut publié en 2015 dans Le Petit Journal Lisbonne. Un article que je reproduis ici: 

«Mon ami Jean –Marc Roberts.

  Selon les dictionnaires de la langue française, la clarinette est un instrument de musique à vent de la famille des bois caractérisée par son anche simple et sa perce quasi cylindrique. Elle aura été créée en 1690 par l´Allemand Johann Christoph Denner(1655-1707) à Nuremberg sur la base d´un instrument à anche simple plus ancien, le chalumeau. En pays littéraire, il est désormais question de clarinette puisqu´il s´agit du titre du dernier roman de l´écrivain grec Vassilis Alexakis. Non, ce n´est pas à proprement parler un roman sur la musique tout court, ou peut-être l´est-il d´une certaine sorte de musique, une musique qui se dégage des mots et qui tisse toute une symphonie exprimant des sentiments on ne peut plus nobles comme, par exemple, l´amitié. C´est que ce roman- dont le nom est inspiré par un oubli de l´auteur-est, outre une réflexion sur la situation délicate de son pays, la Grèce, un profond témoignage d´amitié à l´égard de son ami et éditeur  Jean-Marc Roberts, décédé en 2013 des suites d´une tumeur du cervelet.

Vassilis Alexakis est né à Athènes en 1943,  le  jour de Noël, et il a effectué son premier séjour en France au début des années soixante lorsqu´il a décroché une bourse pour étudier à l´École Supérieure de Journalisme de Lille. Rentré au pays pour accomplir son service militaire, il a décidé de se fixer en France en 1968 alors que son pays vivait depuis quelques mois sous la férule de la dictature des colonels. Sa carrière d´écrivain (il est également un brillant dessinateur) est ponctuée par plus d´une dizaine de romans, écrits le plus souvent en français-comme La clarinette-, mais aussi en grec (qu´il traduit lui-même en français, comme il traduit en grec ceux qu´il a écrits dans la langue de Molière). Parmi ses titres, on se doit de mettre en exergue La langue maternelle (Prix Médicis en 1995, ex-aequo avec Le testament français d´Andreï Makine), Ap. J-C (Prix de l´Académie Française en 2007), Les mots étrangers-sur l´apprentissage du sango, langue de la République Centrafricaine, roman pour lequel je garde une tendresse particulière-et, l´avant –dernier, L´enfant grec. Enfin, il a reçu en 2013 Le Grand Prix de la Langue Française pour l´ensemble de son œuvre.

Chez Vassilis Alexakis, il y a toujours ce mélange subtil entre l´humour et une douce  mélancolie. Dans La clarinette, le lecteur est toujours tenu en haleine par les sujets les plus divers comme les tournées de présentation de livres, les mots, le panthéon familial et les femmes (les siennes et celles de son ami, quasiment un frère, Jean-Marc Roberts). Pourtant, ces délicieux chemins que l´auteur d´ordinaire emprunte ne nous détournent ni de Jean –Marc Roberts, ni de la Grèce. La Grèce évoquée ici(le livre écrit et sorti avant la victoire du Syriza n´en tient pas compte, bien entendu) est celle où la pauvreté ne cesse de croître, une Grèce déboussolée, corsetée par l´austérité et humiliée par des hommes politiques sans crédibilité et un programme d´assistance internationale impitoyable. Mais c´est aussi la Grèce qui maltraite les immigrés, entassés dans des camps de rétention, venus de pays plus pauvres, d´Asie et d´Afrique, souvent des réfugiés qui fuient la guerre. La Grèce où des nantis ne payent toujours pas d´impôts, surtout les richissimes armateurs et la très puissante église orthodoxe. Une église orthodoxe  peu tolérante à l´égard des voix critiques-comme celle de Vassilis Alexakis-et suspectée de frayer avec l´Aube Dorée le parti néonazi grec qui siège au parlement du pays. Néanmoins, il existe une autre Grèce plus humaine, où se tissent des liens de solidarité, où les gens s´entraident dans le besoin, où une vieille dame nonagénaire, Lilie, issue d´une vieille famille aisée, née au sein de la communauté grecque d´Istanbul et sœur d´un écrivain réputé, tricote pour des enfants déshérités. Et bien sûr, il y a l´amitié et le souvenir de Jean-Marc Roberts. Le livre est  en quelque sorte un immense dialogue où le narrateur s´adresse à son grand ami, en évoquant les moments de joie qu´ils ont pu vivre ensemble. Sur les funérailles de Jean –Marc Roberts, Vassilis Alexakis nous laisse par exemple des paroles émouvantes que je n´hésite pas à vous reproduire ici: «Puis Dina a chanté une chanson de Michel Berger, ton nouveau voisin. Un musicien assis à l´écart l´accompagnait à la guitare. Tu aurais sûrement approuvé son initiative, toi qui aimais tant chanter. Mais je suis incapable de te dire quelle chanson elle avait choisie : je n´écoutais pas les paroles, pas plus que je n´avais pu suivre attentivement le discours de Gabriel. En fait, je n´écoutais qu´Alphonse qui pleurait. Le plus jeune de tes enfants, celui qui a sans doute le plus besoin d´être aimé, n´avait pas pu se contenir plus longtemps. Son visage était inondé de larmes, il pleurait en sanglotant comme un enfant justement. « Il pleure pour nous tous», ai-je pensé. Tu trouvais tes livres si légers que tu prévoyais qu´un jour tu t´envolerais avec eux. À la fin de la chanson, j´ai vu une nuée de livres surgir du feuillage des arbres et voltiger au-dessus de la foule, très haut dans le ciel».

En refermant ce beau roman, on a l´impression d´entendre la voix de Vassilis Alexakis disant: «Ma patrie est l´amitié».

Vassilis Alexakis, La clarinette, éditions du Seuil, Paris, 2015».