Le fou chantant ou une certaine idée de la France.
Quand on écoute la chanson «Douce France» de Charles Trenet, on se rend
peut-être compte que cette France-là n´existe plus. Ce pays de son enfance,
bercé de tendre insouciance, avec ses villages aux clochers et aux maisons
sages, est un doux souvenir dans la mémoire de ceux qui ont vu l´image de cette
vieille et ancienne France s´estomper. Il y a déjà longtemps que l´on a
commencé à dire adieu à cette France qui partait, une France que Jean-Marie
Rouart évoquait en 2003 dans son essai aux accents nostalgiques intitulé Adieu
à la France qui s´en va. Une France dont la langue pour d´aucuns semble
s´abâtardir. Une langue qui nous fait penser au titre d´un livre de Guy
Dupré : Comme un adieu dans une langue oubliée. De certains écrivains on
pourrait dire que leur patrie est la nostalgie, celle de son enfance, celle
d´une France où l´on s´interrogeait sur ce qu´il restait de nos amours, ou
celle où l´on pourrait pleurer la pauvre Julie, personnage d´une belle chanson
de Trenet, «Chante le vent», plutôt méconnue. C´est que l´âme des poètes court encore
dans les rues longtemps après qu´ils ont disparu. Pourtant, la nostalgie
dissimule souvent que la tristesse, la souffrance, les émotions sont refoulées
par les fausses apparences et ce que la société hypocritement ne considère pas
séant d´être étalé au grand jour…
J´ai une tendresse particulière pour les chansons de Charles Trenet et ce
pour une raison familiale. C´est que mon père, Couto e Santos, un Portugais
francophone et francophile, journaliste sportif très réputé, correspondant au
Portugal de L´Équipe et de France Football (une fonction que j´ai moi aussi
exercée pendant quelques années), décédé en 1980 à l´âge de 55 ans dans un
tragique accident de voiture, avait été dans sa jeunesse chanteur amateur, ayant
chanté dans une radio populaire portugaise aujourd´hui disparue (Radio Graça)
des succès de Charles Trenet. Je garde encore précieusement chez moi les
disques que mon père a enregistrés en vinyle, 78 tours. Charles Trenet et mon père se sont même
rencontrés, au moins une fois, en 1947 lors d´un déplacement du fou chantant à
Lisbonne. Mon père l´a alors interviewé pour un petit journal qu´il dirigeait
intitulé L´Espoir, le journal bilingue des étudiants de l´École Française de
Lisbonne. L´ironie de l´histoire c´est que mon père était un sacré coureur de
jupons et s´en vantait sans le moindre problème alors que Charles Trenet ne
pouvait afficher librement ses penchants amoureux puisque dans cette France qui
n´existe plus, cette France que l´on évoque souvent avec une énorme nostalgie,
l´homosexualité était – comme un peu partout, d´ailleurs- vertement punie.
Charles Trenet interviewé par mon père en 1947, à Lisbonne.
Il est question de Charles Trenet(1913-2001), un des plus grands génies de
la chanson française- et mondiale, il faut le dire- du vingtième siècle,
admirable poète qui a failli entrer à l´Académie Française, auteur de succès
mémorables comme «La Mer», «Je chante», «Y`a d`la joie» et tant d´autres, puisque
aujourd´hui encore, dix-neuf ans après sa mort, il y a des voix pour rappeler
son orientation sexuelle comme s´il s´agissait d´un malheur, il y a des gens
qui insinuent sordidement que le fou chantant était surtout un pédophile.
Heureusement, pour racheter en quelque sorte sa mémoire, l´écrivain Olivier
Charneux a récemment publié aux éditions Séguier un brillant récit intitulé Le
prix de la joie, sur l´affaire Trenet en été 1963.
Olivier Charneux, écrivain, dramaturge et metteur en scène français, né le 25 mai 1963 à Charleville-Mézières(Ardennes), est l´auteur de romans parus chez Stock, chez Grasset et aux éditions du Seuil. Les guérir, son dernier livre avant Le prix de la joie, fut publié en 2016 aux éditions Robert Laffont.
Au préambule de ce livre, Olivier Charneux évoque ses souvenirs de 1971
alors qu´il n´avait que huit ans. À la fin d´un repas dominical, sa famille
s´est mise à vilipender Charles Trenet qui venait d´apparaître à l´écran. Son
grand-père a été particulièrement dur à l´égard du fou chantant : «Charles
Trenet ! Les tapettes comme lui, faut les zigouiller !»
Cette scène lui est revenue en mémoire lorsque des décennies plus tard, en
regardant un documentaire à l´occasion de l´anniversaire de la disparition du
chanteur, il a appris que Charles Trenet avait été incarcéré vingt-huit jours
durant, entre juillet et août 1963(justement l´année où Olivier Charneux est
né), à la maison d´arrêt d´Aix-en-Provence, pour avoir eu «des relations sexuelles
avec des jeunes de son sexe âgés de moins de vingt et un ans». À l´époque, la
majorité n´était pas à 18 ans, comme aujourd´hui, mais bien à 21 ans. De son
propre aveu, Olivier Charneux n´aime pas que les hommes sortent de la mémoire
et il n´aime pas non plus que la mémoire sorte des hommes. Aussi a-t-il mené
l´enquête et s´est-il mis à écrire –avec brio- le journal fictionnel de Charles
Trenet en prison.
Tout a commencé le 12 juillet. Charles Trenet déjeunait à la terrasse du
restaurant Cintra où il avait ses habitudes lorsque soudainement une
altercation a éclaté. Le fou chantant était victime d´un maître-chanteur,
Richard, son employé, un jeune de moins de vingt et un ans qu´il avait
accueilli chez lui avec le consentement de sa famille. Puisque Charles Trenet
n´a pas satisfait ses caprices, Richard l´a menacé : «Si tu ne me files
pas illico 150.000 balles, je te dénonce à la police». Charles Trenet lui a
tendu un billet de 1000 francs comme on jette l´aumône à un pauvre pour s´en
débarrasser. Richard a déchiré le billet de banque avec rage devant tous les
clients. Plus tard, avec la complicité de deux autres jeunes, Hans et Hervé,
qui fréquentaient eux aussi la maison de Charles Trenet, il a bel et bien
dénoncé le fou chantant qui fut arrêté et jeté en prison.
La décision du juge ne laissait pas l´ombre d´un doute : «Monsieur
Trenet, je vous inculpe pour actes impudiques et contre nature sur la personne
de Richard B., mineur de moins de vingt et un ans. Je délivre un mandat d´arrêt
à effet immédiat contre vous». Il était
victime d´une loi héritée du gouvernement facho et collabo de Vichy qui
considérait qu´une personne homosexuelle ne saurait être capable d´un
consentement éclairé avant vingt et un ans.
Une certaine presse en a fait ses choux gras, faisant un malhonnête amalgame entre pédophilie et pédérastie, insinuant que Charles Trenet organiserait des parties fines, des «ballets bleus». Malheureusement, il s´est retrouvé seul. Quelques très rares voix du showbiz l´ont soutenu. La plupart lui ont tourné le dos. Les contacts avec le monde extérieur se résumaient aux rares visites qu´on lui rendait, surtout celles de sa mère, d´Émile Hebey, son imprésario et de Maître Max Juvénal, son avocat.
Dans la solitude de sa prison, il se livrait à une inévitable
introspection : «Assis sur le rebord du lit dans ma cellule, regardant
comme un adolescent mes pieds qui se balancent dans le vide, je m´interroge.
Tout se mélange dans ma tête. J´ai beau avoir cinquante ans, de l´argent, des
succès, des droits d´auteur, des propriétés, un répertoire enviable, je suis
soudainement dépossédé de mes certitudes. Qu´ai-je fait de ma vie ?».
En prison, malgré tout, Charles Trenet a fait preuve encore de son
tempérament insoumis. Certes, il était en butte aux quolibets des autres
prisonniers, mais des gens le respectaient comme quelques gardiens et ses
compagnons de cellule, Henri et André. La prison fut l´occasion pour lui de
plonger dans ses souvenirs : son enfance, sa jeunesse, sa carrière, les
insinuations d´une supposée origine juive pendant l´Occupation (Trenet comme
anagramme de Netter), puis à la Libération les accusations de
collaborationnisme, enfin les ennuis précédents avec la justice, surtout lors
de son séjour aux États-Unis.
Libéré au mois d´août, il fut condamné à un an de prison avec sursis et
10.000 francs d´amende en janvier 1964. Quelques mois plus tard, en juin, la
condamnation était réduite à une amende de 5.000 francs et aucune peine de
prison n´était prononcée.
Jacques Brel a affirmé un jour : «Sans Charles Trenet, nous serions
tous devenus des experts -comptables». Néanmoins, le fou chantant a dû faire
une traversée du désert. Rejeté par le métier, délaissé par les maisons de
disques, boudé par le public, il a décidé de faire ses adieux en 1979. En 1981,
sous Mitterrand, il fut véritablement réhabilité. Le garde des Sceaux, Robert
Badinter, a fait voter une loi d´amnistie concernant les personnes condamnées
pour des actes contre nature envers des mineurs du même sexe.
Le moins que l´on puisse dire sur Le prix de joie c´est qu´il s´agit d´une
vraie réussite. Olivier Charneux a su brosser un portrait émouvant de Charles
Trenet qui nous enivre par sa simplicité. Sa reconstitution à la première
personne, sous forme de récit, d´un épisode très particulier de la vie du fou
chantant est si authentique qu´on oublie parfois qu´on n´est pas devant une
fiction, tellement on a l´impression de lire vraiment un témoignage livré par
Charles Trenet lui-même.
La postérité ne gardera aucun souvenir de ceux qui ont voulu rayer le fou
chantant de l´histoire de la musique française. Par contre, les chansons de
Charles Trenet, presque vingt ans après sa mort, courent encore dans les rues…
Olivier Charneux, Le prix de la joie, éditions Séguier, Paris, avril 2020.