Jean Forton ou le
charme éternel de l´adolescence.
![]() |
Jean Forton |
Je ne puis vous cacher mon admiration voire ma tendresse très particulière
pour un petit éditeur bordelais, L´Eveilleur, qui, en l´espace de quelques mois
(entre septembre 2017 et février 2018), a republié deux très beaux romans
français que la postérité a injustement jetés dans un quelconque tiroir aux
oubliettes. Deux romans de deux écrivains bordelais plutôt méconnus, quoique
les raisons pour lesquelles ils n´ont guère droit de cité ne soient pas tout à
fait les mêmes. Le premier roman est L´élève Gilles d´André Lafon, salué lors
de sa parution en 1912 par François Mauriac et Maurice Barrès, qui s´est vu
décerner le grand Prix du roman de l´Académie Française mais que la mort
prématurée de l´auteur en 1915, à l´âge de trente-deux ans, pendant la Grande
Guerre, a fait tomber dans l´oubli. Pourtant, si dans ce premier cas, on
pourrait toujours s´excuser que l´auteur n´a pas eu le temps de consolider son
œuvre, dans le deuxième cas bien que l´auteur ne fût pas mort vieux (51 ans) les
raisons de cette, si j´ose dire, quarantaine éditoriale sont plus intolérables.
Le roman en question est Le Grand Mal publié pour la première fois en 1959-qui
plus est par Gallimard- et écrit par un immense écrivain dont nombre de
lecteurs français, jeunes et moins jeunes, n´auront peut-être jamais entendu
parler : Jean Forton.
Né le 16 juin 1930 à Bordeaux, il n´a jamais quitté sa ville natale qu´il a
un jour qualifiée comme extrêmement belle, la ville où il est donc mort prématurément
le 11 mai 1982 d´un cancer du poumon. Fils d´un père chirurgien, il a perdu
celui-ci à l´âge de huit ans. Sa mère a alors décidé de reprendre ses études de
pharmacie pour subvenir aux besoins de sa famille (un fils et deux filles). À
seize ans, Jean Forton a interrompu ses études pour cause de pleurésie. En se
soignant dans le Valais, il a pris conscience de sa vocation littéraire. Aussi
a-t-il fondé en 1950, avec son ami Michel Parisot, la revue culturelle La boîte
à clous, parrainée par François Mauriac et Jean Cocteau. Il y écrivait des articles sur la littérature, mais
aussi sur le cinéma et la musique, ses deux autres passions. La revue a
accueilli aux côtés de plumes prestigieuses –entre autres Max Jacob, Marcel
Biélu, René de Obaldia, Robert Sabatier, André de Richaud, Pierre Seghers ou
Raymond Guérin, bordelais lui aussi- de jeunes auteurs qui voulaient s´imposer
dans le monde des lettres. Au bout de
douze numéros, la revue, manquant de ressources financières, a dû arrêter la
publication. En 1951, après avoir épousé
Janine Franza (avec qui il a au deux enfants), Jean Forton a ouvert la
librairie Montaigne. C´ était clair donc qu´il lui était impossible de vivre
loin des livres. Par-dessus le marché, cette fascination du livre le poussait
irrémédiablement vers l´écriture. En 1954, il a envoyé un premier manuscrit à
Jacques Lemarchand des éditions Gallimard, un roman intitulé La ville fermée.
Jacques Lemarchand a flairé le talent d´un vrai conteur, mais il a conseillé à
Jean Forton de le réécrire. Ce livre n´a jamais été publié mais la même année
le prestigieux éditeur parisien a accepté le manuscrit de La fuite qui a donc été
le premier roman publié de l´auteur.
Jean Forton a alors commencé de publier régulièrement –dont le brillant
roman La cendre aux yeux en 1957 (Prix Fénéon en 1959)- et pendant deux années
consécutives- 1959 et 1960 –il a fait paraître deux petits chefs d´œuvre : Le
Grand Mal et L´Épingle du jeu. Ce dernier a marqué l´apogée de sa carrière mais
paradoxalement il en a aussi sonné le glas. Favori pour le Goncourt, il l´a
raté de très peu grâce à la polémique suscitée par le roman. Nous avons du mal
à imaginer aujourd´hui, tout en sachant que dans la France du début des années
soixante –donc presque une dizaine d´années précédant Mai 68- les mœurs étaient
plus conservatrices (quoique moins puritaines que dans beaucoup d´autres pays
en Europe et ailleurs) et le rôle de l´église était indiscutablement plus
important qu´il ne l´est de nos jours, nous avons donc du mal à imaginer qu´une
cabale de dévots pût tâcher la réputation d´un ouvrage. C´est que ce roman-inspiré
par l´expérience de l´auteur de treize à quatorze au Tivoli, institution qui a
servi de modèle au collège Saint-Ignace du roman-dénonce les méthodes sadiques
d´un collège jésuite sous l´Occupation à Bordeaux…
Six ans de silence ont précédé la parution du roman suivant, Les sables
mouvants, le dernier paru du vivant de l´auteur. Si la fidélité des critiques
ne s´est pas estompée, le roman a suscité moins d´articles que ceux qui l´ont devancé
mais le pire c´est qu´il fut l´objet d´une critique assassine de la part de
Mathieu Galey qui avait pourtant salué le talent de Jean Forton lors de la
parution de L´Épingle du jeu. Jean Forton s´est vu refuser le manuscrit de L´Enfant roi par Gallimard, son éditeur de toujours. Il est mort le 11 mai 1982
sans avoir plus jamais publié, hormis quelques nouvelles dans la presse locale.
Ces deux dernières décennies –bien que le grand public et quelques titres
de presse le boudent encore- il fut quand même réhabilité grâce au travail très
méritoire de quatre petits éditeurs : L´Eveilleur que j´ai mentionné au
début, Le Dilettante, Le Festin et Finitude (maison d´édition bordelaise
aussi). Nombre de ses titres ont été réédités et des inédits ont été publiés
dont La vraie vie est ailleurs. Enfin, au niveau des études critiques, il faut
applaudir le travail remarquable de Catherine Rabier-Darnaudet.
Le Grand Mal-puisé dans les souvenirs heureux du temps passé au lycée
Montaigne à Bordeaux, entre onze et treize ans et de quatorze à quinze ans-,
comme la plupart des romans de Jean Forton, est hanté par le thème de la fuite,
mais c´est avant tout le roman de l´adolescence
–un autre sujet récurrent dans les œuvres de l´auteur-, le grand âge où
l´on se cherche des repères, l´âge à la fois de l´innocence et de
l´irrévérence, mais aussi d´une sourde inquiétude, l´âge de la découverte de
l´amour mais également du désarroi devant le monde incohérent des adultes.

Quand les quatre jeunes –Ledru,
Friedman, Nathalie et Stéphane- près de la fin tentent de s´enfuir, ils
n´avancent que de quelques kilomètres pour retourner enfin à la case départ
comme si l´adolescence était enfermée dans ses propres limites, comme si ce
n´était que le rêve qui donnait aux adolescents l´illusion que le monde était à
leur portée. Un monde au bout du compte monotone où le train-train quotidien se
superpose aux événements tristes comme celui de la disparition des jeunes
filles. Ainsi, à la page quarante –trois, M. Friedman dit-il à M. Charles
Ledru : «Moi(…), ça me fait penser aux mouches. C´est bête, les mouches.
Vous leur fichez un coup de tapette et vous en écrasez une bonne vingtaine. Eh
bien, au bout d´un moment, les autres reviennent. Elles n´ont rien compris.
Elles ne comprendront jamais rien». À l´instar des mouches, les gens ne
comprennent jamais rien et reproduisent les mêmes erreurs, ne pensant qu´à se
regarder leur nombril. Néanmoins, il y en a encore qui tentent d´imprégner leur
vie de poésie et de philosophie et réfléchissent au «Grand Mal», comme le
personnage Gustave, portraitiste ambulant qui critique M. Friedman après que
celui-ci eut giflé son enfant qui avait barboté dans la caisse de son petit
café. En même temps, Gustave lui dit qu´il ne doit pas s´en faire : « Oh,
soyez modeste. Votre crime n´est pas de ceux qui révoltent. Des pères qui
giflent leurs fils, cela se voit chaque jour. Mais cette faute, mettons légère,
s´apparente tout de même au grand mal. Elle en est le faible reflet. Elle
concrétise le dernier aboutissant du mal universel, la méconnaissance d´autrui,
la négation des autres. Jouir aux dépens des autres, les ramener au rang
d´objet, de choses. Par lucre ou par idéal, par vengeance ou par simple goût de
la cruauté, vous en arrivez aux crimes les plus atroces. Esprit de confort ou
nationalisme, appât du gain ou soif de liberté, vos excuses sont multiples.
Mais la différence n´est pas lourde qui sépare l´assassin de la rue Porte-Vieille
du plus pur révolutionnaire. Le mal est le même. Soi d´abord. Soi… Son bien
être. Portefeuille ou idéologie, peu importe. Le résultat est identique. On
pille, on torture, on tue. Le voilà, le grand mal, le mal à détruire».
Le Grand Mal a connu un énorme
succès critique, on l´a vu, lors de sa parution – il a même été traduit en
anglais par Ann-Yvette et Alan Stewart sous le titre The Harm is Done*, chez
Jonathan Cape-, mais il fut lui aussi éclipsé par la suite en raison de la
quarantaine éditoriale qui a touché Jean Forton après Les sables mouvants. Pourtant,
lors de la mort de cet immense écrivain, Jacques Brenner, l´éditeur Dominique
Gaultier, et une nouvelle génération de critiques comme Raphaël Sorin et Jérôme
Garcin ont rappelé l´importance et de ce roman et de toute l´œuvre de Jean Forton.
Comme l´écrit Catherine
Rabier-Darnaudet dans sa belle postface de cette nouvelle édition de ce grand
roman, Jean Forton a su parler de la jeunesse avec une lucidité d´autant plus
remarquable qu´elle mettait en évidence, dix ans avant, le malaise à l´origine
de la révolte de 1968. Et, à la fin de cette même postface, elle rend hommage à
Jean Forton d´une manière encore plus expressive : « La jeunesse du Grand
Mal ne nous parle pas seulement de ces années où la France se réveillait de son
cauchemar de la guerre : elle nous parle aussi d´une insatisfaction qui
traverse les siècles, celle des enfants qui rêvent de pureté et de beauté, mais
se heurtent aux limites et aux laideurs de la réalité des adultes. Ce dont
Forton ne s´est, apparemment, jamais remis».
*L´édition de poche de 1964 chez Panther Books avait le sous- titre suggestif
de «a frightening novel of corrupt innocence («Un effrayant roman sur la
corruption de l´innocence»).
Jean Forton, Le Grand Mal,
postface de Catherine Rabier Darnaudet, L´Eveilleur, Bordeaux, février 2018
(première édition : Gallimard, 1959).