La poésie contre la terreur.
«Esprit pessimiste et décadent»,
«obscurantiste morbide» et «auteur d´écrits bourrés d´érotisme, de tristesse,
d´angoisse, de mysticisme, d´idées de mort et de prédestination». Ces phrases
que vous venez de lire ne sont qu´un échantillon des innombrables épithètes
dont le rapport présenté au comité central du parti communiste soviétique en
1946, rédigé par Jdanov, a affublé Anna Akhmatova. Sur cette immense figure de la poésie russe et
européenne du vingtième siècle, Andreï Jdanov, cet idéologue en chef de
Staline, a également dit qu´elle était «nonne ou putain, ou plutôt à la fois
nonne et putain, mariant l´indécence à la prière». En Urss, tout ce qui
dérogeait à l´esthétique stalinienne et
donc à la soi-disant pureté révolutionnaire était vitupéré et voué aux
gémonies. Cependant, ceci n´a pas ébranlé Anna Akhmatova qui avait déjà été
victime, par le passé, d´attitudes persécutrices et qui, en femme coriace, a
toujours surmonté les écueils qui se sont dressés sur son chemin.
Anna Andreevna Gorenko est née le
24 juin 1889 près d´Odessa, fille d´un
ingénieur de la Marine
et professeur de Mathématiques et d´une mère qui descendait d´un prince tatar.
C´est d´ailleurs à une bisaïeule maternelle qu´elle a pris le pseudonyme tatar
Akhmatova. En 1890, la famille (Anna, ses parents et ses cinq frères et sœurs)
a déménagé à Tsarskoïé Siélo dans les environs de Saint-Pétersbourg. Dès 1905
et la séparation de ses parents, elle a constamment changé de domicile, mais le
plus important c´est qu´elle s´était déjà forgé, à l´âge de seize ans, un
tempérament fort et intrépide (qu´elle tenait, selon certains, de son sang
tatar) et qui lui a permis de s´affirmer dans les milieux littéraires russes où
elle est tôt devenue un des membres les plus emblématiques d´un mouvement que
les historiens aiment à classer comme acméiste. Anna a été souvent surnommée «Anna
de toutes les Russies», elle qui a survécu à tous ses contemporains aujourd´hui
célèbres comme Blok, Goumiliov (son premier mari, fusillé en 1921), Mandelstam
(mort en déportation), Maïakovski, Pasternak (victime du procès que l´on sait)
ou Marina Tsvetaïeva (qui s´est suicidée en 1941). Quand elle est morte le 5
mars 1966, Anna Akhmatova, avait déjà été réhabilitée et réintégrée dans
l´Union des écrivains soviétiques, suite au «dégel» de l´époque Khrouchtchev,
et l´engouement pour son œuvre était croissant.
La collection de poche «Poésie» de
Gallimard a publié en janvier 2007, quelques mois après le quarantième
anniversaire de son décès, un volume que nous récupérons ici (toujours
disponible en librairie), un choix assez considérable de l´œuvre poétique d´Anna
Akhmatova, sous le titre Requiem. Poème sans héros et autres poèmes, avec une présentation et traduction de
Jean-Louis Backès.
La poésie d´Anna Akhmatova est
essentiellement lyrique et autobiographique et parfois elle acquiert des
contours qui la rapprochent même de la poésie populaire. Akhmatova est- on l´a
écrit plus haut- un des noms les plus importants du courant acméiste, une forme
de «réalisme» qui fait abstraction de toute correspondance symbolique. Ce
mouvement littéraire fut créé au début du vingtième siècle justement en
réaction contre l´esthétisme du symbolisme (surtout contre le mysticisme des
poètes symbolistes). Outre Akhmatova, Mandelstam, Kouzmine Goumilev et Gorodetski en ont été les noms
les plus emblématiques.. Pour les acméistes, l´œuvre d´art appartient tout
entière au monde sensible dont il faut surtout aimer la merveilleuse
existence : l´existence de l´être humain et des réalités de son cœur
(c´était surtout la perspective d´Akhmatova), des monuments de la culture
universelle, des villes et des cathédrales, des plantes, des fleurs, des
animaux sauvages, des forces de la nature. Il y a eu trois manifestes
acméistes : celui de Goumilev, un autre de Gorodetski, publiés tous les
deux en 1913 dans le premier numéro de la revue Apollon, et finalement celui de
Mandelstam, «Le matin de l´acméisme» qui n´a vu le jour qu´en 1919.
Akhmatova poète, comme l´écrit
Jean-Louis Backès dans la préface, est celle qui n´oublie pas. Aussi le Poème sans héros, par exemple, est-il un
hymne à la mémoire. Aussi nombre des poèmes de tout le recueil sont-ils des
hommages à ses chers disparus surtout ceux que l´on retrouve dans «Couronne
pour les morts» où le premier poème donne la mesure du malheur de sa
génération : «De profundis ! Ma génération/N´a pas eu beaucoup de
miel. Voici/Que seul le vent gronde dans le lointain,/Seul chante le souvenir
des morts…». Des morts, dont l´écho résonne encore dans sa mémoire, comme dans
le poème dédié à Mandelstam («…C´est la sombre, la tendre histoire/de
notre jeunesse ensanglantée./J´ai respiré autrefois dans la nuit/Ce même air, au
dessus du même abîme,/Dans le vide de cette nuit de fer/Où appels et cris ne
servent à rien»)ou dans un autre où l´on rend hommage à Pasternak après sa
mort : « La voix inimitable hier s´est tue,/Celui qui parlait aux forêts
nous a quittés,/Il s´est transformé en épi qui donne la vie,/Ou en cette pluie
subtile qu´il a chantée./Et toutes ces fleurs qui sont au monde/Ont fleuri pour
venir rencontrer cette mort./Mais il s´est fait soudain un grand silence sur la
planète/Qui porte ce nom modeste : la Terre».
Anna Akhmatova chantait aussi
l´amour. L´amour qui dans le recueil Le soir peut prendre plusieurs visages, «c´est parfois un
serpent magicien, lové près du cœur», souvent «il sait pleurer si doucement
dans la prière du violon» mais surtout «il fait peur quand on le devine sur une
lèvre encore inconnue».
Poème sans héros (Triptyque
1940-1962), cité plus
haut, outre l´importance de la mémoire, peut être vu comme une longue
méditation sur les liens secrets qui unissent le passé de la Russie et son
présent. Le passé c´est le début du siècle, surtout les derniers mois qui
précèdent la première guerre mondiale. Comme nous le rappelle Jean-Louis Backès
dans les notes : «c´est la danse sur le volcan. Une atmosphère de fête
fait mal oublier l´angoisse prophétique : un jeune poète se suicide pour
les beaux yeux d´une coquette ; niaiserie, mais tragique. Ce passé
revient, sous forme de mascarade, dans les derniers mois qui précèdent la
seconde guerre mondiale. La brillante réception à demi rêvée fait mal oublier
la terreur stalinienne». Dans ce livre, il y a des strophes où les allusions
aux camps sont explicites. Un des poèmes les plus courts, Épilogue, traduit on ne peut mieux
l´importance de la poésie : «Tout est en ordre : le poème/Se tait
comme il convient à sa nature./Mais quand le motif se détache,/ Il frappe du
poing à la vitre,-/Et l´on entend l´écho lointain/De cet appel, un bruit
atroce,-/Un clapotis, un cri de rapace, une plainte,/Et l´on a vision de mains
en croix».
Requiem fut longtemps un texte non écrit, confié
à la seule mémoire. C´est un recueil dédié aux femmes qui, comme Akhmatova, ont
fait la queue pendant des mois devant la Croix, prison de Léningrad (nom de
Saint-Pétersbourg pendant la période soviétique), dans l´espoir d´apercevoir un
fils, un mari ou quelqu´un d´autre qui leur fût proche. Lev Goumiliov, fils d´Anna Akhmatova, fut
arrêté à maintes reprises (y compris dans un camp) pour le seul fait que son
père avait été accusé en 1921 de complot
monarchiste et fusillé illico. Ce livre est la réponse à une question posée par
une femme anonyme dans la queue devant
la prison : « Et cela, vous pouvez le décrire ? Akhmatova
répond : «Oui, je peux». Un des poèmes
les plus forts de Requiem est «Je
parle à la mort», de 1939 : «Tu finiras bien par venir. Pourquoi pas
maintenant ?/Je t´attends. Je n´en peux plus./J´ai éteint la lumière, j´ai
ouvert la porte/Pour toi. Tu es simple et merveilleuse./Prends la forme que tu
voudras./Sois l´obus qui casse tout et qui crache son poison./Sois le bandit
furtif, qui manie bien son casse-tête,/Sois les vapeurs toxiques du typhus,/Ou
bien sois cette légende que tu as forgée,/Qui jusqu´à la nausée nous est
connue./Que je voie le dessus d´un bonnet bleu ciel/Et le chef d´îlot blême de
peur./Tout m´est égal à présent. L´Iénisseï*/Écume, et l´étoile polaire
brille./La lueur bleue de ses yeux bien-aimés,/L´effroi dernier l´obscurcit».
Cette femme qui a vu disparaître
deux maris- Goumiliov, fusillé, et Nikolaï Pounine, historien d´art, mort en
1952 dans un camp- et assisté à la souffrance de son fils Lev (emprisonné
plusieurs fois) a toujours su puiser dans la douleur le talent pour écrire des
poèmes qui ont déjà enchanté plusieurs générations de lecteurs. Une voix
tellurique qui ne laisse personne indifférent. Une voix qui ne s´est pas tue,
malgré la mort physique d´Anna Akhmatova, le 5 mars 1966, il y a justement un
demi-siècle. Une voix qui ne s´est pas éteinte, puisqu´elle vit à travers sa
merveilleuse poésie.
*Iénisseï-fleuve de Sibérie.
Anna Akhmatova, Requiem. Poème sans héros et autres poèmes», présentation et traduction de Jean-Louis Backès, collection
Poésie, Gallimard, Paris, janvier 2007(toujours disponible en librairie).