Albert Camus, la
conscience de l´homme solitaire.
Une question me vient à l´esprit au moment où je prends la décision de
rendre hommage à Albert Camus à l´occasion du centenaire de sa naissance :
Pourquoi souvent les hommes justes meurent-ils prématurément ? On pourrait
certes m´objecter par une autre question : leur statut aurait-il été aussi
irréfutable s´ils n´étaient pas morts aussi tôt ? On ne saurait y
répondre, mais, à vrai dire, peu importe. On ne peut passer sa vie à imaginer ce qui
aurait pu se produire si le cours des événements avait été tout autre. Décrié
d´ordinaire par une intelligentsia qui ne lui pardonnait pas sa liberté de ton,
son combat incessant pour la vérité voire ses origines modestes, Albert Camus
est aujourd´hui plébiscité et compte parmi les auteurs français les plus lus et
étudiés de par le monde, devançant celui qui, à un moment donné, était devenu
son grand rival littéraire, Jean –Paul Sartre.
Albert Camus- on l´a si souvent écrit que nul ne l´ignore- est un pur
produit de l´école républicaine. Né le 7 novembre 1913 à Mondovi, en Algérie,
Albert Camus était issu d´un milieu particulièrement modeste de parents peu ou
pas du tout instruits. Son père, Lucien Auguste Camus, est mobilisé lors de la
première guerre mondiale en septembre 1914 et meurt le 17 octobre. De lui,
Albert ne connaîtra que des photos et des souvenirs évoqués par quelques-uns de
ses proches dont son dégoût devant une exécution capitale à laquelle il avait
assisté, ne pouvant se douter que son
fils cadet, devenu un jour écrivain célèbre, serait un des plus ardents
défenseurs de l´abrogation de la peine de mort.
Sa mère, Catherine Hélène Sintès, analphabète et en partie sourde, devenue
veuve, emménage avec ses deux enfants (Albert et l´aîné Lucien) chez sa mère et
ses deux frères à Belcourt, un quartier populaire d´Alger. Catherine Camus est
une femme plutôt fragile et impuissante devant le caractère tyrannique et
atrabilaire de sa mère. La grand-mère d´Albert, comme nous le décrit si bien
Michel Onfray dans son livre L´ordre libertaire-la vie philosophique d´Albert
Camus «incarne la négativité : la brutalité, la violence, la méchanceté,
les passions tristes, le contraire de la joie de vivre, l´injustice, le
mensonge, l´anti-modèle de l´hédoniste du futur auteur de L´envers et l´endroit
et de Noces ; la mère, c´est la victime de cette injustice, de ces
vexations sans fin, de ces affronts répétés, de ces humiliations enchaînées.
L´une est le bourreau ; l´autre est la victime. Toute sa vie de
libertaire, Camus revendiquera cette même éthique : ni bourreau, ni
victime».Cette dernière observation est très importante car « Ni victimes, ni
bourreaux» sera plus tard le titre d´une série d´articles que Camus publiera
dans le journal Combat, en 1946.
En dépit de la misère, Camus se construit une philosophie du plaisir, une
philosophie hédoniste. Le soleil et la plage, les premiers émois amoureux avec
de jeunes filles (la vie amoureuse future de Camus fera jaser : outre ses
deux mariages, on lui connaît une passion violente pour l´actrice Maria Casarès,
entre autres liaisons) et l´amitié. Et, bien sûr, le goût pour les belles
–lettres. Quand j´écrivais plus haut que Camus était un produit de l´école
républicaine c´est que l´on ne peut dissocier la réussite intellectuelle de
Camus de l´attitude de son professeur primaire Louis Germain qui a flairé chez
son jeune élève la promesse d´un génie. Si cet instituteur- à qui Camus dédiera
trois décennies plus tard son discours de réception du Prix Nobel de
Littérature- n´était pas intervenu auprès
de sa famille pour qu´il poursuive ses études, Camus ne serait jamais
devenu un des plus grands intellectuels
français du vingtième siècle. Après Louis Germain- qui, ancien combattant, lui
avait fait connaître Les croix de bois de Roland Dorgelès et fait découvrir les
horreurs de la guerre-un autre professeur
allait jouer un rôle prépondérant dans la vie du jeune Albert,
l´écrivain et professeur de philosophie Jean Grenier. C´est grâce à lui que
Camus découvre Nietzsche, un de ses
auteurs de référence, et un roman qui dans un premier temps l´a
fasciné : La douleur d´André de Richaud, un roman qui rapporte l´histoire
d´une jeune veuve qui ayant perdu son mari officier au front tombe amoureuse
d´un prisonnier allemand. Camus s´excusera plus tard d´avoir accordé une
importance démesurée à un livre qu´il tenait désormais pour un roman pour
adolescents. Toujours est-il que, somme toute, il était assez naturel que, pendant sa jeunesse,
ce roman l´eût ébloui, non seulement parce que le sujet en était la guerre,
mais aussi à cause d´une certaine analogie entre la biographie de l´auteur,
André de Richaud, fils d´un soldat tué à la première guerre mondiale, et la
sienne.
En 1930, une tuberculose l´éloigne d´une de ses passions, le football-«tout
ce que je sais de la morale et des obligations des hommes, je le dois au
football», dira-t-il un jour-et le rapproche de son oncle Gustave Acault (mari
de sa tante Gaby), anarchiste et voltairien, qui tient une boucherie et
l´héberge chez lui pendant sa période de convalescence. Pour l´écrivain
algérien Salim Bachi, qui vient de publier un très beau roman sur Camus, Le
dernier été d´un jeune homme, la tuberculose fut essentielle pour que Camus fût
effectivement devenu un écrivain. La perspective de la mort (il faut se
rappeler qu´à l´époque la tuberculose était le plus souvent mortelle), la
réflexion sur le côté absurde de la vie, le développement de ses lectures, la
maturation intellectuelle, les suggestions de Jean Grenier, tout cela fut rendu possible par la tuberculose.
Dans les années trente, Albert Camus entame sa vie intellectuelle. Il
s´intéresse au théâtre, écrit dans les journaux et commence à rédiger ses
premières œuvres. Ses auteurs de référence sont à l´époque, à part son ancien
professeur Jean Grenier, Malraux, Montherlant, Gide, Barrès, Nietzsche et
Dostoïevski. Il prend sa plume non pas pour des raisons purement artistiques
mais parce que la parole est aussi le moyen de combattre les iniquités et de
dénoncer la misère, l´arbitraire et la violence. En 1933, il adhère au parti communiste qu´il
quitte deux ans plus tard. En concomitance, il entre au journal Alger
Républicain (organe du front populaire)-dont il devient le rédacteur en chef-
fondé par Pascal Pia. Ses analyses percutantes font école et son enquête Misère de la
Kabylie, publiée en 1939, se traduit par
un succès retentissant.
Entretemps, il est déjà l´auteur de trois œuvres : L´envers et
l´endroit (essais, 1937) ; Caligula (première version, pièce en quatre
actes, 1938) et Noces (recueil d´essais, 1939). Au gré du mûrissement de ses
idées et de sa découverte d´un autre monde que l´Algérie à travers les différents voyages qu´il
effectue le long de la décennie, notamment aux Baléares (pour des raisons un
tant soit peu sentimentales, puisque sa famille maternelle était issue de l´île
de Minorque et il portait l´Espagne dans le cœur), en Italie, en France et en Europe Centrale,
son univers littéraire et philosophie commence à s´ébaucher et cette éclosion
perce dans ses écrits, surtout dans les Carnets, tenus depuis mai 1935, où il
consigne ses impressions.
Les années quarante sont déterminantes pour l´affirmation intellectuelle
d´Albert Camus. En 1940, le Gouvernement général d´Algérie interdit de
publication Alger Républicain. Albert Camus part à Paris et travaille encore
une fois aux côtés de Pascal Pia, en l´ occurrence à Paris- Soir dont il devient le secrétaire
de rédaction. Il collabore à des revues clandestines de la Résistance. Enfin, sous
conseil d´André Malraux, lecteur à Gallimard, le prestigieux éditeur français, il
publie en 1942 L´Étranger. Ce roman –un
des plus lus à ce jour de la collection de poche Folio du même éditeur et
numéro deux de la collection après La condition humaine d´André Malraux et un
des livres-je l´avoue- les plus décisifs de ma jeunesse et de ma formation
intellectuelle-est aujourd´hui une œuvre de référence de la littérature
mondiale, surtout dans le monde anglo-saxon. L´Étranger s´insère dans la
tétralogie que l´auteur lui-même a dénommé «cycle de l´absurde» qui inclut
aussi l´essai Le mythe de Sisyphe-qui lors de sa parution en 1942 fut amputé,
par décision de l´éditeur Gaston Gallimard, d´un chapitre sur Kafka (repris
dans l´édition de 1945) pour ne pas ulcérer les autorités d´occupation
allemandes- et les pièces de théâtre
Caligula et Le malentendu. L´Étranger met en scène un personnage-narrateur qui
répond au nom de Meursault et qui vit à Alger. Il reçoit un télégramme lui
annonçant que sa mère vient de mourir à l´hospice de Marengo. Pendant les
funérailles il ne pleure pas, ne voulant nullement simuler un chagrin qu´il ne
ressent pas. Quelques jours plus tard, Meursault, en se promenant sur la plage
sous un soleil aveuglant, retrouve un Arabe qui faisait partie d´un groupe
croisé quelques jours plus tôt au cours d´une rencontre qui avait débouché sur
une bagarre où son ami Raymond est blessé au visage par un coup de couteau.
Ébloui par le reflet du soleil sur la lame que l´Arabe avait sorti à sa vue,
Meursault prend le revolver qu´il avait sur lui et tire sur l´Arabe, le tuant
d´une seule balle. Néanmoins, Meursault tire quatre nouveaux coups de feu
sonores sur le corps de l´Arabe effondré sur le sol, ce qui empêchera que lors
de son procès soient invoqués soit la
légitime défense, soit l´homicide involontaire. De toute façon, il n´en a cure,
puisque pendant tout le procès, non seulement il ne montre aucune repentance, comme
il affirme-devant la stupeur de l´audience-
avoir commis son meurtre à cause du soleil. Il est condamné à la
guillotine.
L´Étranger est devenu, on le sait,-et je l´ai écrit plus haut- une œuvre de
référence de la littérature mondiale, ayant notamment inspiré un film à Luchino
Visconti et des chansons au groupe de rock britannique The Cure. On l´a souvent
rapproché de Kafka et l´on y a vu l´empreinte de La voie royale de Malraux,
voire de La nausée de Sartre. Par contre, le grand philosophe Paul Ricoeur a
écrit un jour que L´Étranger était plus actuel que jamais car il installait le
lecteur dans une «expression temporelle fictive». Mais le succès de L´Étranger
ne fait pas oublier d´autres livres importants comme La Peste(1947) ou La
Chute(1956).
La Peste nous décrit une ville d´Oran triste et ordinaire (dès le troisième
paragraphe, on y peut lire une phrase
illustrative de la banalité et de l´absurde de la vie : «Une manière
commode de faire la connaissance d´une ville est de chercher comment on y
travaille, comment on y aime et comment on y meurt»). Le docteur Bernard Rieux
fait face à l´absurde d´une vie dans une ville rongée par la peste. Pourtant,
derrière l´épidémie réelle, il y a la peste symbolique. Il s´agit donc d´une
parabole, d´une allégorie, d´une fable qui peut susciter plusieurs
interprétations : dénonciation d´un régime spécifique ou de tous les
totalitarismes à la fois (le régime de Vichy, le franquisme, le national-
socialisme, le stalinisme) ? Barthes critique le roman en arguant que
Camus met en scène une allégorie au détriment d´un abord historique et
politique mais Camus avait déjà donné le ton, en épigraphe du roman, en citant
Daniel Defoe : «Il est aussi raisonnable de représenter une espèce
d´emprisonnement par une autre que de représenter n´importe quelle chose qui
existe réellement par quelque chose qui n´existe pas».
Le récit La Chute est un long monologue d´un homme-l´avocat Jean-Baptiste
Clamence (pour certains, une sorte d´alter ego de Camus)-à un autre homme qui
reste mystérieusement silencieux. L´action se passe à Amsterdam et, au moyen
d´interrogations et de réflexions, le narrateur fait son autoportrait. La
formule a en quelque sorte dérouté tous ceux qui s´étaient penchés jusqu´alors sur l´œuvre
camusienne. Le livre a suscité en effet les
grilles de lecture les plus atypiques. Par contre, l´une des analyses les plus
clairvoyantes sur La Chute, je l´ai lue sous la plume de Lissa Lincoln dans un
numéro hors-série du Magazine Littéraire, paru début 2010. Dans un texte
intitulé «La Chute ou le jugement en question», Lissa Lincoln écrit notamment:
«Par le truchement du discours de Clamence, Camus cherche ainsi à illustrer les
mécanismes sous-jacents à l´existentialisme, soit la capacité à manipuler les
gens pour leur faire croire qu´ils sont responsables de tout» et elle reproduit
une phrase de Clamence pour illustrer ses propos : «Je suis donc pour
toute théorie qui refuse l´innocence à l´homme et pour toute pratique qui le
traite en coupable. Vous voyez en moi(…) un partisan éclairé de la servitude.
Sans elle(…) il n´y a point de solution définitive». Plus loin, elle ajoute que dans ce livre Camus
ne s´intéresse pas à convaincre le lecteur que Clamence a tort ou raison, qu´il
est bon ou mauvais, moral ou immoral. Il chercherait plutôt à tracer, à
examiner, à décrire le fonctionnement des différentes stratégies de pouvoir
inhérentes au système du jugement, et par conséquent à tout discours
prescriptif, dont la littérature fait elle-même partie. Lissa Lincoln clôt son
texte par une réflexion qui traduit une
impossibilité latente : «Au lieu de trancher, il faut justement vivre dans
la tension qui existe entre deux impossibles. Plutôt que de proposer des
solutions, Camus semble alors poser une question : comment vivre à l´intérieur de cette perpétuelle
tension ?».
Au sortir de l´occupation et de la guerre, Camus prône clairement un
socialisme libertaire internationaliste. En tant que journaliste, il prend sa
plume, surtout dans les colonnes de Combat, pour exprimer son opinion sur les
sujets les plus divers : politiques, sociaux et constitutionnels. Un des points chauds en est
la politique coloniale et, en particulier, la nécessité de doter l´Algérie d´un
nouveau statut.
En octobre 1951, c´est la parution de son essai L´homme révolté où il
dénonce les totalitarismes de tout bord. Camus y affirme «Je me révolte, donc
nous sommes», la révolte étant le seul moyen de dépasser l´absurde. Camus s´y
interroge comment l´homme, au nom de la révolte, s´accommode du crime et
comment la révolte a eu pour aboutissement les États policiers et
concentrationnaires du vingtième siècle.
Le livre, quoique bien accueilli dans l´ensemble, déclenche quand même de
vives polémiques dans un monde intellectuel français qui n´était pas mûr pour
entendre et accepter le discours clair et sans arrière-pensées d´Albert Camus.
On ne peut oublier que l´on vivait à l´époque des lendemains qui chantent, où
il n´était pas toléré de critiquer le goulag soviétique puisqu´en le faisant on
risquait de faire le jeu de l´ennemi, c´est –à-dire des soi-disant démocraties
bourgeoises et du capitalisme. Soit pour des raisons politiques, soit pour des
arguments purement artistiques, L´homme révolté a provoqué un tollé chez
les milieux littéraires français et la
polémique fut engagée avec Breton et les surréalistes-à cause des textes
intitulés «Lautréamont et la banalité» et «Surréalisme et
révolution»-, Roland Barthes, Gaston Laval ou Georges Bataille.
Les critiques les plus virulentes contre L´homme révolté ont été néanmoins déclenchées
par la revue Les Temps Modernes de Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty. En
mai 1952, la revue publie une longue recension-«Albert Camus ou l´ âme
révoltée»- signée de Francis Jeanson, un jeune philosophe de 30 ans qui ne se
fait pas faute de tirer à boulets rouges sur Albert Camus. Il lui reproche,
entre autres considérations, de faire l´impasse sur le rôle de l´économie et du
social dans l´émergence des révolutions et de s´attaquer au système soviétique
qui d´après Jeanson quoiqu´imparfait restait le seul espoir des ouvriers
français qui autrement pourraient donc, sans cet ancrage à l´idée de révolution,
tomber irrémédiablement entre les bras du capitalisme. L´erreur impardonnable
de Camus serait donc celle de ne pas «saisir la dialectique de l´Histoire» et
de préconiser «un humanisme vague, juste relevé de ce qu´il faut
d´anarchisme».
Indigné et surpris-d´autant plus que Les Temps Modernes avaient pré-publié
un des chapitres de L´homme révolté-Camus écrit une lettre de réfutation à
«Monsieur le Directeur des Temps Modernes», Sartre donc, dont il avait été ami
par ailleurs (tout comme de sa compagne Simone de Beauvoir, surnommée le
Castor). Cette lettre et les réponses de Sartre et de Jeanson(les sartriens ne
pardonneront jamais à Camus de s´être adressé directement à Sartre et non pas à
Jeanson) sont publiées dans l´édition d´août. Camus est particulièrement choqué par ce qu´il tient pour l´arrogance
intellectuelle de Jeanson et sa caricature grossière de la thèse du livre et de
son style. Une autre affirmation qui a écoeuré Camus c´est celle où Jeanson
s´était permis d´insinuer qu´un style recherché est le signe indiscutable d´une
sensibilité conservatrice et que quiconque critique le marxisme est ipso facto
réactionnaire. Par-dessus le marché, selon Jeanson, le fait que le livre eût
été bien accueilli à droite prouverait le glissement de Camus vers des positions conservatrices
(oubliant que le livre avait aussi fait l´objet de quelques réserves à droite,
par exemple, chez Claude Mauriac, le fils aîné de François Mauriac).
La réponse de Sartre qui reprend les
arguments de Jeanson (ou les confirme plutôt, puisque Jeanson était bien
entendu un disciple de Sartre) est violente. Au-delà des considérations sur le
marxisme, l´historicisme et l´antihistoricisme ou l´existentialisme, Sartre
accuse Camus d´incompétence philosophique, d´incapacité à se réconcilier avec
la dynamique de l´Histoire («…vous n´avez pas refusé l´Histoire pour en avoir
souffert et pour avoir découvert dans l´horreur son visage. Vous l´avez refusée
avant toute expérience parce que notre culture la refuse et parce que vous
placiez les valeurs humaines dans la lutte de l´homme «contre le ciel.»») et de
patauger en des questions oiseuses au sujet de la signification et de l´objet
de l´Histoire :« Et le problème n’est pas
de connaître sa fin, mais de lui en donner une... On ne discutera
pas s’il y a ou non des valeurs transcendantes à l’Histoire : on remarquera
simplement que s’il y en a, elles se manifestent à travers des actions humaines
qui sont par définition historiques». Les propos
les plus exacerbés de Sartre sont pourtant ceux qui suivent :
«J´aurai du moins ceci de commun avec
Hegel que vous ne nous aurez lu ni l´un ni l´autre. Mais quelle manie vous avez
de n´aller pas aux sources. Je n´ose vous conseiller de vous reporter à L´Être
et le Néant, la lecture vous en paraîtrait inutilement ardue : vous
détestez les difficultés de pensée. Et si votre livre témoignait simplement de
votre incompétence philosophique ?».
Jeanson, pour sa part, réitère l´importance du
marxisme en tant que philosophie émancipatrice et sa fidélité au communisme et
au stalinisme, indépendamment du bilan que l´on pût dresser de ces expériences
jusqu´alors (toujours les considérations hégéliennes et l´idée sous-tendue par
la phrase de Sartre selon laquelle il ne faut pas désespérer Billancourt). Pour
couronner le tout, Jeanson affuble Camus de l´épithète, un brin moqueur, de «Le
Grand Prêtre de la Morale absolue».
La réponse de Sartre marque la rupture entre les deux maîtres à penser de
France. Albert Camus ne répond pas publiquement aux philippiques de Sartre et
Jeanson. Il finit par écrire un texte de défense de son essai L´homme révolté à
la fin de l´année 1952 qui ne sera pourtant publié qu´à titre posthume en 1965.
Camus, on le sait, a toujours été fidèle à ses racines, à son enfance, à
cette solidarité fraternelle née de la misère. Au début des ses Cahiers (mai
1935), récemment republiés en trois volumes dans la collection de poche Folio
chez Gallimard sous le nom de Carnets (I, II et III), Camus écrit ce qui suit
sur la pauvreté : «Ce que je veux dire : Qu´on peut avoir –sans
romantisme-une nostalgie de la pauvreté perdue. Une certaine somme d´années
vécues misérablement suffisent à construire une sensibilité. Les manifestations
de cette sensibilité dans les domaines les plus divers s´expliquent
suffisamment par le souvenir latent, matériel de son enfance (une glu qui
s´accroche à l´âme). De là pour qui s´en aperçoit, une reconnaissance et donc
une mauvaise conscience. De là encore et par comparaison, si l´on a changé de
milieu, le sentiment des richesses perdues. À des gens riches le ciel, donné
par surcroît, paraît un don naturel. Pour les gens pauvres, son caractère de
grâce infinie lui est restitué. À mauvaise conscience, aveu nécessaire. L´œuvre
est un aveu, il me faut témoigner. Je n´ai qu´une chose à dire, à bien voir.
C´est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux, que j´ai
le plus sûrement touché ce qui me paraît le sens vrai de la vie. Les œuvres
d´art n´y suffiront jamais. L´art n´est pas tout pour moi. Que du moins ce soit
un moyen» (Carnets I, pages 11-12). Ces phrases sont révélatrices de sa
fidélité aux origines, aux principes qui l´ ont formé, mais traduisent aussi la
peur que l´on puisse oublier ses origines et ces principes-là, la conscience des
limites de l´écriture, mais aussi paradoxalement la valeur de cette même
écriture en tant que témoignage. Cette fidélité aux principes, cette nostalgie
de l´enfance, la peur de la culpabilité et surtout sa perspective de l´écriture comme témoignage
sont des caractéristiques qui ont toujours contribué à étaler au grand jour sa
droiture morale.
Un des grands combats de Camus fut sans l´ombre d´un doute la dénonciation
de la violence, fût-elle exercée au nom d´un noble idéal. Dans sa pièce Les
Justes(1950), il met en scène des terroristes russes dans la Russie de 1905 et
la confrontation entre deux perspectives. D´un côté, on a Stepan Fedorov,
ancien bagnard, poseur de bombes, qui n´aime pas la vie, mais la justice au
dessus de la vie, c´est-à-dire, on peut massacrer et tuer au nom de la justice
afin de pouvoir abolir un jour toute injustice (la version politique de cette
philosophie on l´a vue sous certaines expériences communistes). D ´un autre
côté, on trouve Ivan Kaliayev pour qui on ne peut pas tout faire au nom de la
cause, aussi juste soit-elle, on ne peut pas par exemple tuer des enfants ou
des innocents. C ´est indiscutablement ce dernier personnage qui incarne la
vision de Camus. Comme nous rappelle
Michel Onfray, dans l´œuvre citée plus haut : «Ivan veut aimer les hommes
ici et maintenant et non ceux qui viendront dans trois ou quatre générations».
Pour Michel Onfray, le couple Stepan Fedorov/Ivan Kaliayev au théâtre se nomme
Jean-Paul Sartre/Albert Camus en ville.
Le refus de la violence est-il à l´origine de l´attitude de Camus devant la
guerre d´Algérie ? Oui, en partie, mais il n´explique pas à lui seul son
opposition à l´indépendance, sans conteste la prise de position la plus
discutable d´Albert Camus. Certes, il s´était toujours attaqué aux méfaits du
colonialisme français et avait toujours proposé dans ses papiers des réformes
qui puissent mettre sur un pied d´égalité les Français d´Algérie dont il
faisait partie(les pieds-noirs) et autres Européens d´un côté et les Algériens
musulmans de l´autre. Pourtant, il avait toujours cru que l´indépendance totale
ne serait pas envisageable et que l´on devrait négocier un statut d´autonomie
en gardant le lien à la France, alors que la période coloniale était en train
de se refermer dans les autres territoires français d´Afrique. À un moment donné, il fond des espoirs sur le
gouvernement de Pierre Mendès-France, un des hommes politiques français qu´il
admirait le plus, mais ce gouvernement-là, puis le passage ultérieur du même
homme politique par le gouvernement de Guy Mollet en tant que ministre d´État sont
de courte durée. Quoi qu´il en soit,
Albert Camus a toujours dénoncé les atrocités commises par les deux camps, FLN
(Front de Libération Nationale) d´un côté et armée française de l´autre (il n´a
pas vécu pour voir l´Organisation de l´armée secrète, dite OAS, groupe terroriste fondé par des fachos
français en 1961). En plus, il pensait toujours à sa mère, à ses proches, à ses
amis vivant à Alger et à la possibilité de leur mort dans un quelconque
attentat. Cette préoccupation a occasionné pas mal de malentendus dont le plus
significatif est celui qui s´est produit lors d´une rencontre à Stockholm avec
des étudiants suédois peu après la cérémonie de l´attribution du Prix Nobel de
Littérature à Albert Camus en 1957. À une question, en guise de reproche, posée
par un étudiant arabe, il répond : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways
d´Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c´est cela la
justice, je préfère ma mère». La phrase devient dans le compte-rendu du
quotidien Le Monde : «Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice».
Le 4 janvier 1960, en revenant de Lourmarin(Vaucluse) par la Nationale 6,
Albert Camus meurt, à l´âge de 46 ans, dans un accident de voiture (ainsi que
Michel Gallimard, le neveu de l´éditeur Gaston Gallimard qui perd également la
vie). Parmi ses documents, on trouve le manuscrit d´un nouveau roman inachevé,
Le premier homme, qui ne paraîtra qu´en 1994.
Le lendemain, en annonçant sa mort, le quotidien anglais The Times
titrait : «A man who walked alone». Ce titre traduisait d´une part la solitude des personnages des romans de
Camus et d´autre part la solitude de Camus lui-même en tant qu´écrivain devant
un milieu intellectuel français qui, sous la figure tutélaire de Sartre,
renâclait devant ses prises de position et
sa soi-disant trahison de l´idée de révolution, lui qui était libertaire
et hédoniste et qui n´avait cessé de
prendre sa plume pour dénoncer toutes les perversions politiques et tous les
totalitarismes érigés en dogmes de justice et de vérité.
Aujourd´hui, l´œuvre de Camus fascine nombre de lecteurs-jeunes et moins
jeunes- et c´est tout à son honneur. Sa mémoire semble préservée, lui que ses
détracteurs accusaient souvent de manquer de profondeur dans ses œuvres et qui fut même
brocardé post mortem par Jean-Jacques Brochier qui a publié un essai sous forme
pamphlétaire intitulé Camus, philosophe pour classes terminales (chez La
Différence, dernière édition parue en 2001).
La pérennité de l´ensemble de l´œuvre de Camus est d´ailleurs, selon
certains, un mystère. Jean Daniel, éditorialiste du Nouvel Observateur qu´il a
fondé en 1964, a travaillé avec Camus à L´Express. Dans son beau livre Avec
Camus, paru en 2006, il essaie de chercher une explication à ce succès. En
partie, il se trouve, selon Jean Daniel, que les thèmes de l´absurdité du monde
et du refus de s´en accommoder, le besoin du bonheur et l´impossibilité d´y
accéder, les thèmes du Mal (et de la violence), l´émergence d´une nouvelle
mémoire de la guerre d´Algérie et de la décolonisation, le problème dans tout
conflit, des rapports entre la fin et les moyens, enfin et surtout la question
incontournable de la mort et de la renaissance de Dieu ont attiré ou fait
revenir des légions de lecteurs à certaines idées de Camus. Pourtant cela ne
peut que susciter nombre d´interrogations soulevées par Jean Daniel dans le
livre cité : «Comment sortir de l´absurde autrement que par le nihilisme
ou la foi ? L´avenir est-il «la seule transcendance des êtres privés de
Dieu»(Camus) ? Mais n´affirme-t-on pas aujourd´hui que Dieu est le seul recours
des êtres privés d´avenir ? Peut-on imaginer des saints sans Dieu ?
Peuvent-ils rester saints lorsqu´ils affrontent des militants de l´Absolu en
recourant aux mêmes méthodes que leurs ennemis ? Ce sont encore et à
nouveau les questions de notre siècle. À ces questions répondent des
intellectuels».
D´aucuns s´attaquent aujourd´hui à l´image d´un Camus que l´on voudrait
encenser, réfutant ainsi l´idée mythique
d´un parcours sans bavures d´un intellectuel exemplaire. À mon avis, la
personnalité d´un écrivain suscite toujours les interprétations les plus
diverses et la polémique naît de la marge de subjectivité individuelle qui
perce derrière chaque étude, chaque commentaire, chaque analyse. En plus,
peut-on concevoir un monde littéraire, politique et universitaire français qui
ne soit pas constamment imbibé de ces polémiques virulentes ?
Quoi qu´il en soit, en célébrant le centenaire de Camus, on rend hommage à
un homme solitaire, peut-être
solipsiste, juste, qui avait une nette conscience de ses devoirs en tant
qu´écrivain, que philosophe, que journaliste, bref qu´intellectuel. Un homme
qui, malgré l´avis que l´on puisse porter sur son œuvre ou sur ses engagements
(et le mien tant qu´à faire est très positif), n´a jamais tergiversé, ne s´est
jamais privé d´afficher ses points de vue, n´a jamais eu peur de combattre pour
ses idées. Un homme probe et sincère,
doublé d´un grand écrivain.
Livres cités sur Camus :
Michel Onfray, L´ordre
libertaire : la vie philosophique d´Albert Camus, éditions Flammarion,
Paris, 2012(édition de poche : collection J´ai Lu, 2013).
Salim Bachi, Le dernier été d´un jeune homme, éditions Flammarion, Paris,
septembre 2013.
Jean Daniel, Avec Camus : comment résister à l´air du temps, éditions
Gallimard, Paris, 2006.
Autres livres et numéros hors-série de magazines sur Camus parus
récemment :
Paul Audi, Qui témoignera pour nous ? : Albert Camus face à lui-même,
éditions Verdier, Lagrasse/Paris, septembre 2013.
Benjamin Stora et Jean Baptiste Péretié, Camus brûlant, éditions Stock,
septembre 2013.
Cahier Camus, éditions de L´Herne,
Paris, septembre 2013.
Abel Paul Pitous, Mon cher Albert : Lettre à Albert Camus, éditions Gallimard,
Paris, octobre 2013.
Hors-série Le Monde, Paris, septembre 2013.
Hors-série Le Point, Paris, octobre 2013.
En portugais :
Marcello Duarte Mathias, A felicidade em Albert Camus(Le bonheur chez
Albert Camus), éditions Dom Quixote-Leya, Lisbonne, juillet 2013 (première
édition, 1975). Inédit en français.
Livres d´Albert Camus récemment (re)parus :
Albert Camus, Écrits libertaires,
Indigène éditions, Montpellier, avril
2013.
Albert Camus, Carnets (Tomes I, II, et III), collection de poche Folio, éditions
Gallimard, Paris, septembre 2013.
Albert Camus, Journaux de voyage, collection de poche Folio, éditions
Gallimard, Paris, septembre 2013.
Albert Camus, À Combat, collection de poche Folio, éditions Gallimard,
Paris, septembre 2013.
Albert Camus, Correspondance avec Francis Ponge (1941-1957), éditions
Gallimard, Paris, septembre 2013.
Albert Camus, Correspondance avec Roger Marin du Gard (1944-1958), éditions
Gallimard, Paris, septembre 2013.
Albert Camus, Correspondance avec Louis Guilloux (1945-1959), éditions
Gallimard, Paris, septembre 2013.
Ayant paru en 2007, on cite
également, pour l´importance de l´amitié entre les deux écrivains, la
Correspondance avec le poète René Char, disponible aussi chez Gallimard.
Biographies (et dictionnaire) de référence sur Albert Camus :
Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Gallimard, Paris, 1996(repris dans la
collection de poche folio en 1999).
Herbert Lottman, Albert Camus, traduit de l´anglais (États-Unis) par
Marianne Véron, Le Cherche-Midi, Paris, réédition septembre 2013(L´édition
originale américaine-Albert Camus : A Biography- est disponible chez Gingko Press).
Virgil Tanase, Camus, collection folio biographies, Gallimard, 2010.
Jeanyves Guérin, Dictionnaire Albert Camus, collection Bouquins, Robert
Laffont, Paris, 2009.