Mircea Eliade :
un passé encombrant et la passion de
l´Inde.
Vingt-sept ans après son décès, le prestige de Mircea Eliade, en tant
qu´historien des mythes et des religions, remarquable romancier à l´imagination
fantastique et prodigieuse et plus grand écrivain roumain à la culture
cosmopolite de sa génération-aux côtés d´ Emil Cioran et d´Eugène Ionesco -,est
toujours intact. Néanmoins, quand on évoque son nom, on ressasse automatiquement ses engagements politiques des années trente et quarante, notamment
ses accointances avec La Garde de Fer de la Légion de l´Archange Michel, la
milice fasciste et antisémite dirigée par Corneliu Zelea Codreanu, son
engouement pour les idées du philosophe extrémiste Nae Ionescu et- alors qu´il
était attaché culturel à l´ambassade de Roumaine au Portugal pendant la seconde
guerre mondiale- la rédaction d´un essai intitulé Salazar et la révolution au
Portugal où il ne tarissait pas d´éloges sur le dictateur portugais António de
Oliveira Salazar, un modèle à suivre pour le tout nouveau «conducator» roumain
Ion Antonescu. De temps en temps, la
polémique autour du passé obscur d´Eliade –qu´il n´aurait jamais abjuré- fait
rage en Roumanie. Le romancier Norman Manea ne s´est point privé de rappeler à
plusieurs reprises ces dernières années ce passé dérangeant, lui qui, lors de
la parution de son roman Le retour du hooligan se réclamait de l´héritage de
Mihail Sebastian(voir dans les archives
de ce blog l´article Mihail Sebastian, le visionnaire, publié en 2007) ayant
d´ailleurs puisé son inspiration dans l´essai de celui-ci Comment je suis devenu un hooligan plutôt que dans le
roman d´Eliade Les Hooligans. D´aucuns, tout en reconnaissant ces égarements
d´Eliade, tendent pourtant sinon à les relativiser du moins à mettre l´accent
sur le fait qu´il ne s´était jamais engagé en des actions violentes et que l´on
n´eût jamais prouvé par des documents irréfutables qu´il fût antisémite. Toutefois,
des études récentes et les recherches entreprises par des universitaires
roumains ou étrangers-notamment les français Alexandra Laignel-Lavastine et
Daniel Dubuisson- sont concluantes là-dessus. En compulsant ses écrits de
l´époque, surtout ses articles dans les revues Vremea et Cervantul, on y retrouve la trace d´un
jeune intellectuel tout à fait acquis aux idées prônées par le mouvement
légionnaire. Dans mes archives-composées d´articles que j´ai lus en papier ou sur le Net-, j´ai récemment retrouvé un article de Sergio Vila San
Juan, paru en 2007, donc à l´occasion du centenaire d´Eliade, dans les
quotidiens La Vanguardia d´Espagne et Clarin d´Argentine. On y peut lire des assertions
intéressantes concernant le passé encombrant
d´Eliade. Son neveu Sorin Alexandrescu affirme que dans les prises de
position politiques d´Eliade perçaient un conservatisme et un patriotisme
roumain imprégnés de peur pour la Russie et la révolution bolchevique. Pour
Joaquín Garrigós, traducteur espagnol et ancien directeur de l´Institut
Cervantès de Bucarest «Eliade a cru ingénument que la Légion allait amener
l´homme nouveau(1), son intérêt n´étant pas politique mais mystique». Enfin, je
ne puis oublier la tristesse dans les yeux de Madame Ana Vrajitoru, ancienne
lectrice de roumain à Lisbonne, lorsque, venant me saluer, à la fin d´une
conférence que j´ai donnée en janvier 2011 à Lisbonne sur la littérature roumaine,
elle n´a pu s´empêcher de me dire : «J´ai beaucoup aimé votre exposé, mais
je vous fais une remarque : Eliade n´était pas un fasciste».
Quoi qu´il en soit-je l´ai déjà écrit à maintes occasions-ce passé
encombrant ne peut nullement obombrer l´éclat de son œuvre. Dans l´article que
j´ai cité plus haut de l´écrivain et journaliste Sergio Vila-Sanjuan, celui-ci,
évoquant les Mémoires d´Eliade, décrit l´auteur roumain comme un personnage
dostoïevskien tiraillé entre différentes femmes et entre la création
littéraire, le journalisme et le monde érudit et académique. Bref, un homme qui
avait l´ambition de devenir une grande figure de la culture, une ambition qu´il
a sans conteste pu concrétiser. Attiré par la religion et l´univers paysan, il
s´est intéressé aux mythes de la nation roumaine gravitant autour de l´espace
myoritique(2). Il a notamment écrit un essai sur la légende de Maître Manole(Commentaires
sur la légende de Maître Manole) dans le sillage de Lucian Blaga qui lui avait
consacré une pièce de théâtre(3). Enfin, ses œuvres Le mythe de l´éternel
retour, Le sacré et le profane, Aspects du mythe (écrites en français) et plus
tard Traité de l´Histoire des Religions ont assis sa réputation comme un des
meilleurs spécialistes de l´histoire des mythes, des cultures et des religions
à l´échelle internationale.
Un des cultures sur lesquelles Eliade s´est le plus penché et qui occupe
une place de choix dans sa bibliographie est indiscutablement la culture
indienne. Mircea Eliade est parti en Inde en 1928, à l´âge de vingt-et-un ans,
après avoir décroché sa licence de philosophie à l´Université de Bucarest. Il a
séjourné pendant trois ans à Calcutta où il a préparé son doctorat et entrepris
force voyages. Ce séjour en Inde lui a inspiré nombre d´essais- L´Inde, Yoga-
essai sur les origines de la mystique
indienne, par exemple- mais aussi des
fictions comme, entre autres, La nuit bengali(Maitreyi), Isabelle et les eaux
du diable ou Minuit à Serampore.
Les éditions de l´Herne ont édité ou réédité en français ces dernières
années un nombre important d´œuvres de Mircea Eliade. C´est dans ce cadre qu´un
nouveau livre a paru en octobre dernier, intitulé Journal himalayen et autres
voyages, une réédition d´une œuvre parue en 1988 sous le titre L´Inde(4).
Dans ce Journal himalayen, on
retrouve sous la plume d´Eliade le fin érudit, le voyageur cosmopolite, mais
aussi subrepticement le subtil critique.
Le Journal s´amorce avec des annotations prises le 8 mai 1929 où il prend
un train miniature («un tortillard à cinq petits wagons») à Siliguri. Entre
références aux scorpions qui lui rendent visite la nuit et le médecin,
compagnon de voyage, qui ayant appris la mésaventure lui a assuré que ce ne
pouvaient être que des cafards et non pas des scorpions, Eliade décrit l´équilibre
difficile où se tient la voie ferrée en Inde. Après avoir écrit que l´on ne
peut pas prendre un train de nuit en Inde sans avoir à chaque instant
l´impression qu´il va dérailler, Eliade rappelle qu´en Inde la voie ferrée est entretenue et maintenue au
prix d´un effort permanent : «Les collines sont maçonnées, les vallées
remblayées, les éboulements endigués. Autrement, au dégel, ce chemin de fer qui
a coûté des millions de roupies serait enseveli sous la rocaille, puis suffoqué
par les arbustes.
Si par moments Mircea Eliade peut paraître un brin abasourdi devant des
mœurs locales qu´il ignorait, cet abasourdissement-là n´est jamais teinté de
cette morgue européenne imbue d´une soi-disant supériorité de la culture du
Vieux Continent. Sur les colonisateurs anglais en particulier, il écrit, à
Darjeeling, les paroles qui suivent : «C´est énoncer une vérité banale que
de rappeler que les Anglais veulent, sous toutes les latitudes, se sentir at home. Je me demande si le spleen de
ces insulaires qui parcourent le globe en quête de sensations inédites n´est
pas, d´une certaine façon, une légende. En tout cas, les Anglais qui
demeurent assez longtemps dans des
endroits «sauvages» n´épargnent aucun effort pour métamorphoser leur habitat en
en faire un coin d´Angleterre». Des paroles qui, convenons-en, ne sont
nullement synonymes d´un éloge. Eliade ajoute d´ailleurs qu´à Darjeeling
«n´était le personnel de service en costume indigène, les hôtels sembleraient
européens ; c´est-à-dire aussi hideux que ceux d´Europe».
Après avoir évoqué les couvents et les ermites et sa brève arrestation à
Lahore en compagnie d´un ami, Mircea Eliade raconte avec force détails sa
rencontre avec Rabindranath Tagore. Les lecteurs les plus jeunes ignoreront
peut-être jusqu´au nom de cette figure majeure de la culture indienne du
vingtième siècle dont le rayonnement a
rejailli sur la culture mondiale surtout après qu´il l fut couronné du Prix
Nobel de Littérature en 1913. Ecrivant en bengali, une des toutes premières
langues de l´Inde, Rabindranath Tagore-également connu sous le surnom de
Gurudev- est né le 7 mai 1861 et mort le 7 août 1941. Il était poète, mais
aussi romancier, dramaturge, philosophe,
pédagogue, peintre et compositeur. En France, nombre de ses écrits ont été
traduits ou préfacés par André Gide et une partie considérable de ses romans et
nouvelles ont été adaptés au cinéma par
Satyajit Ray.
C´est à Santiniketan, au Bengale, sa région natale, que Tagore-qui n´était
jamais parvenu à effacer de sa mémoire le souvenir d´un précepteur
particulièrement sévère- a pu
concrétiser le rêve de sa jeunesse, à savoir fonder une école ne tourmentant pas les
enfants. C´est ainsi qu´est née l´Université Visvabharati(pan
-indienne)accueillant des élèves de six à vingt-cinq ans. Tagore a remplacé la
pédagogie de la discipline par celle de la liberté et de l´initiative
personnelle afin que les années de scolarité ne soient plus sombres, mais
heureuses. Il n´y avait pas de salles de classe-sauf pendant la saison des
pluies-les élèves s´asseyant en tailleur, leur ardoise sur les genoux, devant
l´arbre auquel s´adossait le maître. Tout était mené de sorte à ce que les
élèves puissent développer leurs aptitudes en toute sérénité.
L´entretien avec Tagore que Mircea Eliade reproduit est riche d´enseignements.
Interrogé sur ce que l´Inde pourrait apprendre aux Occidentaux, Tagore
répond : «Je ne puis vous fournir ni système ni explications. Mais je peux
vous dire une chose que les philosophes ne sauront pas vous dire : comment
vivre, comment vous opposer à la
mort, au tarissement, au dogmatisme, au définitif, à la rigidité de l´esprit.
Autant d´aspects de la mort, et de la pire : la mort de l´intelligence et
de la vie intérieure. Voilà ce que l´Inde peut
apprendre à votre Occident, superbe et mortuaire. L´Inde peut révéler à l´Europe non pas une vérité, mais une voie, une voie sur laquelle nous
marchons, nous autres, ici, depuis quatre mille ans. L´Inde peut enseigner que
la vie spirituelle(…) est joie,
qu´elle est volupté et danse, tantôt tumultueuse et sauvage comme les pluies de
Bengale, tantôt calme et élevée comme les cimes himalayennes. La vie
spirituelle est innocence et liberté, elle est drame et extase».
Tout le long de cette pérégrination, si j´ose dire, que Eliade mène au
travers des contrées indiennes, on voit défiler tout un florilège
d´impressions, de goûts, de senteurs que recèle ce pays énorme où la pauvreté
pointe de façon choquante, il est vrai, à chaque coin de rue(les indigents et
les lépreux ne sont pas absents du récit d´Eliade), mais où les paysages vous
envoutent et vous submergent dans une féerie tout à fait inouïe : les
nuits à Madras et en Inde du Sud en hiver («charme de légende
orientale» ;«Lorsque l´obscurité s´est bien installée , le vent s´arrête,
les bruits s´éteignent») ; les eaux du Gange à Bénarès, la beauté du
paysage doublée paradoxalement de dépit et de dégoût(«…à droite et à gauche, on
brûle des cadavres. Et je ne saurais dire combien elle est atroce, l´odeur de
la chair brûlée portée par le vent le long des berges. Peut-être est-ce
pourquoi les Indiens sont végétariens…») ; les danseuses de Jaipur («Elles
ressemblent à des idoles à la démarche de rêve, ou à une sarabande d´apsaras,
ces nymphes célestes qui charment de leur musique et de leur danse l´éternité
des dieux indiens») ; enfin, la singularité des femmes indiennes («…en
Inde, les filles ne font pas de crises sentimentales, leur amour passe
doucement de leur mère à leur époux, sans hésitation, sans prendre la tangente
d´autres expériences»), sans oublier les jardins paradisiaques, les monastères
et la splendeur des temples hindous.
La nature humaine est souvent, on le sait, assez contradictoire. C´est
peut-être d´ailleurs ce qui fait sa richesse. Si l´homme Mircea Eliade a eu des
égarements et s´est laissé séduire par le chant des sirènes extrémistes,
l´écrivain en tant que créateur nous éblouit toujours quasiment trois décennies
après son trépas, soit par l´ imagination extraordinaire de ses fictions, soit
par l´érudition et la profondeur de ses essais. Cela ne peut que nous réjouir
et c´est cela qui compte le plus en pays littéraire.
Mircea Eliade, Journal himalayen, traduit du roumain par Alain Paruit,
Editions de L´Herne, Paris, octobre 2013.
(1)
Affirmation
curieuse et ironique étant donné que l´avènement de l´«homme nouveau» est un
des préceptes des régimes communistes.
(2)
Un espace
féerique associé aux balades rurales roumaines de Miotritza.
(3)
Manole,
maître maçon, doit bâtir, avec ses compagnons, le monastère de Curtea de Arges,
mais l´ouvrage s´écroule à la fin de chaque journée. Il faut un sacrifice
humain et Manole doit, contre son gré, emmurer son épouse.
(4)
On
signale également la parution en 2013 d´un autre livre d´Eliade, chez
L´Herne : Les routes de l´Inde(en
fait, il s´agit d´une nouvelle édition d´un livre paru chez le même éditeur en 1993 sous le
titre de Journal des Indes).
P.S- Le livre Salazar ou la Révolution au Portugal
n´est pas disponible en français. Au Portugal, il a paru en 2010, chez Esfera do Caos avec une excellente traduction
de Anca Milu-Vaidesegan, ancienne directrice-adjointe de l´Institut
Culturel Roumain de Lisbonne.