Louis Guilloux:
l´Homme au cœur de l´œuvre.
Si le vingtième siècle fut celui des totalitarismes, de la condition
inhumaine et de la violence au nom des idéologies, il n´en fut pas moins- et
pour cause- un siècle où nombre d´écrivains ont mis l´Homme au cœur de leur
œuvre. Si Albert Camus a développé un humanisme fondé sur la prise de
conscience de l´absurde de la condition humaine- une prise de conscience doublée
d´une réflexion sur la révolte comme réponse à l´absurde-, un autre écrivain
français-qui a d´ailleurs beaucoup fréquenté Albert Camus- s´est interrogé le
long de son œuvre sur une humanité en guerre perpétuelle où la barbarie peut
surgir en chaque individu. Cet écrivain n´est autre que Louis Guilloux.
Né le 15 janvier 1899 à Saint-Brieuc, en Bretagne, Louis Guilloux était
fils d´un cordonnier et militant socialiste. Ses racines ouvrières, il ne les a
jamais reniées. Aussi est-il resté toute sa vie durant profondément attaché à
sa ville natale, dans laquelle il a situé l´action d´un nombre important des
romans qu´il a écrits, parmi lesquels La maison du peuple, inspiré par le
milieu populaire dont il était issu. Il a découvert très jeune l´œuvre de
Romain Rolland- Prix Nobel de Littérature en 1915, un des écrivains les plus
prestigieux de l´époque- et celle de Jules Vallès dont il partageait la
révolte. Enfin, au lycée, il s´est lié
d´amitié avec le professeur de philosophie Georges Palante qui lui a servi plus
tard de modèle pour le personnage Cripure, pathétique héros-moqué par ses
élèves- de son chef d´œuvre Le Sang Noir(1935), roman qui dénonce la situation
tragique d´une jeunesse sacrifiée par la Grande Guerre (1914-1918), un roman
qui a raté de peu le Goncourt et qui fut, sans aucun doute, un des tout
premiers romans français des années trente, aux côtés de La condition humaine
et L´Espoir de Malraux, de Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit de Céline,
ou de La peur de Gabriel Chevallier.
En quelques années, Louis Guilloux est devenu en France un des écrivains
les plus respectés. Il a fréquenté Jean Guéhenno, Jean Grenier, Jean Paulhan,
André Malraux, André Chamson, Max Jacob et aussi André Gide qui l´a invité à
faire partie du célèbre voyage d´intellectuels français en Union Soviétique
d´où l´auteur des Caves du Vatican, des Faux Monnayeurs, de L´Immoraliste ou de
Paludes a ramené un livre-document, Retour de l´Urss, où il a spectaculairement
rompu avec la patrie du communisme. Ce voyage a intégré, outre Gide et
Guilloux, Jeff Last, Jacques Schiffrin, Pierre Herbart et Eugène Dabit qui est
mort à Sébastopol pendant ce séjour en
Urss, peut-être d´une scarlatine ou d´un typhus que l´on n´a pas su
diagnostiquer. Contrairement à André Gide ou à Pierre Herbart (En Urss), Louis
Guilloux n´a pas voulu immortaliser ses impressions du voyage au pays des
Soviets.
Auteur d´une œuvre considérable, récompensée par de nombreux prix
littéraires parmi les plus prestigieux-Le Renaudot pour Jeu de Patience en
1949, Grand Prix National des Lettres et Prix Bretagne pour l´ensemble de son
œuvre-, Louis Guilloux est mort le 14 octobre 1980 à Saint-Brieuc, la ville où
il était né.
Presque quarante ans après son décès et vingt ans après la parution de deux
œuvres posthumes-Le roman Labyrinthe et le recueil de nouvelles Vingt ans, ma
belle âge-les éditions Gallimard viennent de publier un inédit de Louis
Guilloux, un court roman intitulé L´Indésirable.
Ce roman de jeunesse que Louis Guilloux a écrit à vingt-quatre ans préfigure
déjà les grands thèmes de son œuvre future. Comme le souligne à juste titre
Olivier Macaux dans sa belle postface : «Dans la continuité de Stendhal et
de Balzac et, plus encore de Dostoïevski, il dépeint les démons d´une société
bourgeoise parvenue à son apogée, des démons qui s´agitent aux confins du
tragique, du grotesque et de la cruauté. La sombre profondeur de l´univers de
Guilloux est déjà présente à travers ces pages écrites au cœur des années
vingt, de ces Années folles qui incitaient pourtant à l´oubli. Mais Guilloux
n´oublie pas : écrire, c´est, d´une certaine façon, demander réparation.
L´Indésirable porte témoignage de cette exigence et signe la naissance d´un
écrivain».
Louis Guilloux, qui a vu le jour en 1899, appartient pratiquement à la même
génération sacrifiée que Louis Ferdinand Céline ou Jean Giono, nés en 1894 et
1895 respectivement, une génération marquée par l´expérience d´une fracture
majeure de l´histoire, la Grande Guerre de 14-18. Si Louis Guilloux n´a pas été
directement sur le front, il n´en a pas moins vécu cette réalité à l´arrière,
où, adolescent, il a pu assister à la mise en œuvre d´une société entièrement vouée
à la destruction, comme nous le rappelle encore Olivier Macaux.
La première guerre mondiale a longtemps et largement laissé son empreinte
dans les esprits en ouvrant des plaies qui ont eu du mal à se refermer. Aussi
est-elle au cœur de l´œuvre de nombre d´écrivains français et étrangers après
le conflit, comme Céline, Maurice Genevoix, Jean Bernier, Gabriel Chevallier,
Ernst Jünger ou Erich-Maria Remarque, parmi tant d´autres. Chez Louis Guilloux,
la guerre est présente mais sous une autre perspective : celle de la
guerre comme une valeur négative, constitutive et permanente de l´humanité.
Encore une fois, Olivier Macaux nous éclaire dans sa brillante lecture de
l´œuvre de Guilloux : «La guerre n´instaure pas une inversion des valeurs
qui révélerait une folie passagère du monde. Elle dévoile au contraire cette
vérité profonde, étouffée en temps de paix, que les pulsions meurtrières sont
le socle de l´organisation sociale. Au moment où les combats font rage sur le
front, une guerre larvée se poursuit à l´arrière, menant à l´écrasement des
individus. Une guerre qui se poursuit bien au-delà de la fin officielle des hostilités».
L´action du roman L´Indésirable se déroule en 1917, au moment où la guerre
semble s´éterniser dans la boue des tranchées. À deux kilomètres de la ville
française de Belzec, les autorités ont établi un camp de concentration où sont
parqués les étrangers indésirables (des Allemands, des Tchèques, deux peintres
viennois, un Espagnol, un étudiant bulgare arrêté au moment de passer la
frontière). Les badauds belzéciens se déplaçaient en famille, le dimanche, au
camp pour voir les prisonniers comme on regarde un spectacle, étalant de la
sorte au grand jour le cynisme et l´abjection des gens : «Ils se massaient
sur la route, et demeuraient là des heures. Quelques-uns apportaient, dans des
paniers, à boire et à manger. Ils se montraient surpris de la vie facile en
apparence des prisonniers, de la bonne santé des uns, scandalisés de la bonne
humeur des autres, qui ne se gênaient pas pour rire, si l´envie leur en venait.
On leur en voulait surtout de ne pas travailler, d´échapper à leur guerre, de
vivre tranquilles, à l´abri. Et les Belzéciens se sentaient comme frustrés de quelque chose,
empêchés d´exercer un droit. En effet, ils étaient frustrés de la douleur, de
la souffrance de ces hommes».
Néanmoins, si chacun de ces prisonniers pourrait jouer le rôle
d´indésirable, le vrai indésirable est celui qui n´entre pas dans le cadre.
L´indésirable est tout d´abord M. Lanzer. Il est professeur d´allemand et sert
d´interprète dans le camp. Par sa tolérance, il s´attire la sympathie des
prisonniers. Ce n´est pourtant pas cette caractéristique qui le met sur la
sellette auprès des habitants mesquins, hypocrite et provinciaux de la ville de
Belzec. Ce qui le rend indésirable découle d´une rumeur orchestrée par un
collègue, M. Badoiseau.
Les deux hommes-Lanzer et Badoiseau-ont pourtant été très proches. Ils
avaient noué avant guerre des relations d´amitié grâce à un goût commun :
la musique. Ils avaient même organisé de petits concerts privés, avec Lanzer au
piano et Badoiseau au violon. Les rapports se sont envenimés après que Mme
Badoiseau eut offert une bague bon marché à Madeleine, la fille des Lanzer,
pour sa première communion. Mme Lanzer, scandalisée de ce cadeau médiocre, a
refusé de remercier son amie et a décidé par-dessus le marché de ne plus lui
adresser la parole. Entre-temps, la guerre a éclaté et M. Lanzer s´est pris
d´affection pour une vieille Alsacienne qui avait échoué par hasard dans le
camp de concentration où, comme on l´a vu plus haut, il exerçait la fonction
d´interprète. Il est parvenu à persuader les autorités de libérer la vieille
dame-qui plus est malade- pour la loger, à ses propres frais, dans une petite
chambre en ville. En signe de reconnaissance, la vieille Alsacienne a légué,
quelques jours avant sa mort, le peu d´argent et les quelques bijoux qu´elle
possédait. En apercevant Madeleine au marché avec une bague d´or à son doigt,
Mme Badoiseau s´est empressée d´en avertir son mari qui a saisi l´occasion pour
jeter les Lanzer à la vindicte publique, les traînant dans la boue, les
accusant d´avoir profité des largesses de «la boche» et de verser dans
l´antipatriotisme.
Dans la seconde partie, un nouveau personnage intervient dans la trame pour
y jouer un rôle non négligeable. Il s´agit de Jean-Paul Dupin, fils du
principal du lycée local, que l´on croyait mort et qui est revenu blessé de la
guerre. Proche de Madeleine, Jean-Paul
Dupin a refusé de collaborer à la mise au ban des Larzac et a continué à les
fréquenter, déchaînant l´ire de sa propre famille. En agissant de la sorte, il
est devenu lui aussi un indésirable…
Si le titre du roman se conjugue au singulier, l´indésirable est donc ici
une sorte de symbole de tous ceux qui sont, de gré ou de force, des dissidents
du moule dans lequel on veut les façonner, du conformisme hypocrite et moisi de
quiconque, faute de mieux, se complaît
dans le débinage d´une vie provinciale qui se morfond dans ses propres
insuffisances. À la page 110, on peut lire de courtes lignes qui illustrent on
ne peut mieux la façon dont une petite ville provinciale semble malheureusement
s´éveiller à chaque fois qu´un fait anormal l´arrache-ne serait-ce que pour une
mauvaise raison- à sa torpeur : «La ville haletait, telle la bête qui
talonne sa proie et s´apprête à la happer. Elle, à l´ordinaire si tranquille,
si calme, si innocente d´aspect, on la sentait frémir et palpiter. Elle vivait
enfin».
Jusqu´à la fin de sa vie, Louis Guilloux n´a jamais cessé d´aider des
indésirables et de s´engager pour des causes humanistes et humanitaires. En
avril 1927, il a signé une pétition, parue dans la revue Europe, contre la loi
sur l´organisation générale de la nation pour le temps de guerre qui abroge
toute indépendance intellectuelle et toute liberté d´opinion. En 1935, il a
participé au premier congrès mondial des écrivains antifascistes qui s´est tenu
à Paris. Pendant la Guerre d´Espagne (1936-1939), il fut responsable du Secours
Rouge, ancêtre du Secours Populaire, qui venait en aide aux réfugiés espagnols
(et aux chômeurs aussi) et, pendant la seconde guerre mondiale, sa maison à
Saint-Brieuc fut un lieu de rencontre de résistants. Après la guerre, il a
œuvré, à maintes reprises, pour l´aide aux réfugiés quels qu´ils soient.
Exemple de droiture et d´engagement, Louis Guilloux est également un des
grands écrivains français du vingtième siècle. Ceux qui ignorent encore son
œuvre peuvent commencer sa découverte en lisant L´Indésirable, un roman qui,
comme l´a récemment écrit Linda Lê, «ne dit pas autre chose que ce désir de se
dérober aux cruautés de son époque et à la barbarie des hommes, quand la meute
se déchaîne et que le pourchassé, seul, se trouve pris au piège».
Louis Guilloux, L´Indésirable, avant-propos de Françoise Lambert, édition,
notes et postface d´Olivier Macaux, éditions Gallimard, Paris, février 2019.