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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 28 avril 2019

Chronique de mai 2019.


Louis Guilloux: l´Homme au cœur de l´œuvre.


Si le vingtième siècle fut celui des totalitarismes, de la condition inhumaine et de la violence au nom des idéologies, il n´en fut pas moins- et pour cause- un siècle où nombre d´écrivains ont mis l´Homme au cœur de leur œuvre. Si Albert Camus a développé un humanisme fondé sur la prise de conscience de l´absurde de la condition humaine- une prise de conscience doublée d´une réflexion sur la révolte comme réponse à l´absurde-, un autre écrivain français-qui a d´ailleurs beaucoup fréquenté Albert Camus- s´est interrogé le long de son œuvre sur une humanité en guerre perpétuelle où la barbarie peut surgir en chaque individu. Cet écrivain n´est autre que Louis Guilloux.
Né le 15 janvier 1899 à Saint-Brieuc, en Bretagne, Louis Guilloux était fils d´un cordonnier et militant socialiste. Ses racines ouvrières, il ne les a jamais reniées. Aussi est-il resté toute sa vie durant profondément attaché à sa ville natale, dans laquelle il a situé l´action d´un nombre important des romans qu´il a écrits, parmi lesquels La maison du peuple, inspiré par le milieu populaire dont il était issu. Il a découvert très jeune l´œuvre de Romain Rolland- Prix Nobel de Littérature en 1915, un des écrivains les plus prestigieux de l´époque- et celle de Jules Vallès dont il partageait la révolte.  Enfin, au lycée, il s´est lié d´amitié avec le professeur de philosophie Georges Palante qui lui a servi plus tard de modèle pour le personnage Cripure, pathétique héros-moqué par ses élèves- de son chef d´œuvre Le Sang Noir(1935), roman qui dénonce la situation tragique d´une jeunesse sacrifiée par la Grande Guerre (1914-1918), un roman qui a raté de peu le Goncourt et qui fut, sans aucun doute, un des tout premiers romans français des années trente, aux côtés de La condition humaine et L´Espoir de Malraux, de Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit de Céline, ou de La peur de Gabriel Chevallier. 
En quelques années, Louis Guilloux est devenu en France un des écrivains les plus respectés. Il a fréquenté Jean Guéhenno, Jean Grenier, Jean Paulhan, André Malraux, André Chamson, Max Jacob et aussi André Gide qui l´a invité à faire partie du célèbre voyage d´intellectuels français en Union Soviétique d´où l´auteur des Caves du Vatican, des Faux Monnayeurs, de L´Immoraliste ou de Paludes a ramené un livre-document, Retour de l´Urss, où il a spectaculairement rompu avec la patrie du communisme. Ce voyage a intégré, outre Gide et Guilloux, Jeff Last, Jacques Schiffrin, Pierre Herbart et Eugène Dabit qui est mort à Sébastopol pendant ce séjour  en Urss, peut-être d´une scarlatine ou d´un typhus que l´on n´a pas su diagnostiquer. Contrairement à André Gide ou à Pierre Herbart (En Urss), Louis Guilloux n´a pas voulu immortaliser ses impressions du voyage au pays des Soviets.
Auteur d´une œuvre considérable, récompensée par de nombreux prix littéraires parmi les plus prestigieux-Le Renaudot pour Jeu de Patience en 1949, Grand Prix National des Lettres et Prix Bretagne pour l´ensemble de son œuvre-, Louis Guilloux est mort le 14 octobre 1980 à Saint-Brieuc, la ville où il était né.
Presque quarante ans après son décès et vingt ans après la parution de deux œuvres posthumes-Le roman Labyrinthe et le recueil de nouvelles Vingt ans, ma belle âge-les éditions Gallimard viennent de publier un inédit de Louis Guilloux, un court roman intitulé L´Indésirable.
Ce roman de jeunesse que Louis Guilloux a écrit à vingt-quatre ans préfigure déjà les grands thèmes de son œuvre future. Comme le souligne à juste titre Olivier Macaux dans sa belle postface : «Dans la continuité de Stendhal et de Balzac et, plus encore de Dostoïevski, il dépeint les démons d´une société bourgeoise parvenue à son apogée, des démons qui s´agitent aux confins du tragique, du grotesque et de la cruauté. La sombre profondeur de l´univers de Guilloux est déjà présente à travers ces pages écrites au cœur des années vingt, de ces Années folles qui incitaient pourtant à l´oubli. Mais Guilloux n´oublie pas : écrire, c´est, d´une certaine façon, demander réparation. L´Indésirable porte témoignage de cette exigence et signe la naissance d´un écrivain».
Louis Guilloux, qui a vu le jour en 1899, appartient pratiquement à la même génération sacrifiée que Louis Ferdinand Céline ou Jean Giono, nés en 1894 et 1895 respectivement, une génération marquée par l´expérience d´une fracture majeure de l´histoire, la Grande Guerre de 14-18. Si Louis Guilloux n´a pas été directement sur le front, il n´en a pas moins vécu cette réalité à l´arrière, où, adolescent, il a pu assister à la mise en œuvre d´une société entièrement vouée à la destruction, comme nous le rappelle encore Olivier Macaux.
La première guerre mondiale a longtemps et largement laissé son empreinte dans les esprits en ouvrant des plaies qui ont eu du mal à se refermer. Aussi est-elle au cœur de l´œuvre de nombre d´écrivains français et étrangers après le conflit, comme Céline, Maurice Genevoix, Jean Bernier, Gabriel Chevallier, Ernst Jünger ou Erich-Maria Remarque, parmi tant d´autres. Chez Louis Guilloux, la guerre est présente mais sous une autre perspective : celle de la guerre comme une valeur négative, constitutive et permanente de l´humanité. Encore une fois, Olivier Macaux nous éclaire dans sa brillante lecture de l´œuvre de Guilloux : «La guerre n´instaure pas une inversion des valeurs qui révélerait une folie passagère du monde. Elle dévoile au contraire cette vérité profonde, étouffée en temps de paix, que les pulsions meurtrières sont le socle de l´organisation sociale. Au moment où les combats font rage sur le front, une guerre larvée se poursuit à l´arrière, menant à l´écrasement des individus. Une guerre qui se poursuit bien au-delà de la fin officielle des hostilités».
L´action du roman L´Indésirable se déroule en 1917, au moment où la guerre semble s´éterniser dans la boue des tranchées. À deux kilomètres de la ville française de Belzec, les autorités ont établi un camp de concentration où sont parqués les étrangers indésirables (des Allemands, des Tchèques, deux peintres viennois, un Espagnol, un étudiant bulgare arrêté au moment de passer la frontière). Les badauds belzéciens se déplaçaient en famille, le dimanche, au camp pour voir les prisonniers comme on regarde un spectacle, étalant de la sorte au grand jour le cynisme et l´abjection des gens : «Ils se massaient sur la route, et demeuraient là des heures. Quelques-uns apportaient, dans des paniers, à boire et à manger. Ils se montraient surpris de la vie facile en apparence des prisonniers, de la bonne santé des uns, scandalisés de la bonne humeur des autres, qui ne se gênaient pas pour rire, si l´envie leur en venait. On leur en voulait surtout de ne pas travailler, d´échapper à leur guerre, de vivre tranquilles, à l´abri. Et les Belzéciens se  sentaient comme frustrés de quelque chose, empêchés d´exercer un droit. En effet, ils étaient frustrés de la douleur, de la souffrance de ces hommes». 
Néanmoins, si chacun de ces prisonniers pourrait jouer le rôle d´indésirable, le vrai indésirable est celui qui n´entre pas dans le cadre. L´indésirable est tout d´abord M. Lanzer. Il est professeur d´allemand et sert d´interprète dans le camp. Par sa tolérance, il s´attire la sympathie des prisonniers. Ce n´est pourtant pas cette caractéristique qui le met sur la sellette auprès des habitants mesquins, hypocrite et provinciaux de la ville de Belzec. Ce qui le rend indésirable découle d´une rumeur orchestrée par un collègue, M. Badoiseau.
Les deux hommes-Lanzer et Badoiseau-ont pourtant été très proches. Ils avaient noué avant guerre des relations d´amitié grâce à un goût commun : la musique. Ils avaient même organisé de petits concerts privés, avec Lanzer au piano et Badoiseau au violon. Les rapports se sont envenimés après que Mme Badoiseau eut offert une bague bon marché à Madeleine, la fille des Lanzer, pour sa première communion. Mme Lanzer, scandalisée de ce cadeau médiocre, a refusé de remercier son amie et a décidé par-dessus le marché de ne plus lui adresser la parole. Entre-temps, la guerre a éclaté et M. Lanzer s´est pris d´affection pour une vieille Alsacienne qui avait échoué par hasard dans le camp de concentration où, comme on l´a vu plus haut, il exerçait la fonction d´interprète. Il est parvenu à persuader les autorités de libérer la vieille dame-qui plus est malade- pour la loger, à ses propres frais, dans une petite chambre en ville. En signe de reconnaissance, la vieille Alsacienne a légué, quelques jours avant sa mort, le peu d´argent et les quelques bijoux qu´elle possédait. En apercevant Madeleine au marché avec une bague d´or à son doigt, Mme Badoiseau s´est empressée d´en avertir son mari qui a saisi l´occasion pour jeter les Lanzer à la vindicte publique, les traînant dans la boue, les accusant d´avoir profité des largesses de «la boche» et de verser dans l´antipatriotisme. 
Dans la seconde partie, un nouveau personnage intervient dans la trame pour y jouer un rôle non négligeable. Il s´agit de Jean-Paul Dupin, fils du principal du lycée local, que l´on croyait mort et qui est revenu blessé de la guerre. Proche de Madeleine,  Jean-Paul Dupin a refusé de collaborer à la mise au ban des Larzac et a continué à les fréquenter, déchaînant l´ire de sa propre famille. En agissant de la sorte, il est devenu lui aussi un indésirable…
Si le titre du roman se conjugue au singulier, l´indésirable est donc ici une sorte de symbole de tous ceux qui sont, de gré ou de force, des dissidents du moule dans lequel on veut les façonner, du conformisme hypocrite et moisi de quiconque, faute de mieux,  se complaît dans le débinage d´une vie provinciale qui se morfond dans ses propres insuffisances. À la page 110, on peut lire de courtes lignes qui illustrent on ne peut mieux la façon dont une petite ville provinciale semble malheureusement s´éveiller à chaque fois qu´un fait anormal l´arrache-ne serait-ce que pour une mauvaise raison- à sa torpeur : «La ville haletait, telle la bête qui talonne sa proie et s´apprête à la happer. Elle, à l´ordinaire si tranquille, si calme, si innocente d´aspect, on la sentait frémir et palpiter. Elle vivait enfin».

Jusqu´à la fin de sa vie, Louis Guilloux n´a jamais cessé d´aider des indésirables et de s´engager pour des causes humanistes et humanitaires. En avril 1927, il a signé une pétition, parue dans la revue Europe, contre la loi sur l´organisation générale de la nation pour le temps de guerre qui abroge toute indépendance intellectuelle et toute liberté d´opinion. En 1935, il a participé au premier congrès mondial des écrivains antifascistes qui s´est tenu à Paris. Pendant la Guerre d´Espagne (1936-1939), il fut responsable du Secours Rouge, ancêtre du Secours Populaire, qui venait en aide aux réfugiés espagnols (et aux chômeurs aussi) et, pendant la seconde guerre mondiale, sa maison à Saint-Brieuc fut un lieu de rencontre de résistants. Après la guerre, il a œuvré, à maintes reprises, pour l´aide aux réfugiés quels qu´ils soient.
Exemple de droiture et d´engagement, Louis Guilloux est également un des grands écrivains français du vingtième siècle. Ceux qui ignorent encore son œuvre peuvent commencer sa découverte en lisant L´Indésirable, un roman qui, comme l´a récemment écrit Linda Lê, «ne dit pas autre chose que ce désir de se dérober aux cruautés de son époque et à la barbarie des hommes, quand la meute se déchaîne et que le pourchassé, seul, se trouve pris au piège».   

Louis Guilloux, L´Indésirable, avant-propos de Françoise Lambert, édition, notes et postface d´Olivier Macaux, éditions Gallimard, Paris, février 2019.



1 commentaire:

Rémy Genet a dit…

Très belle chronique; pointue, structurée, à l'évidence documentée et fluide. Bravo!