Eugène Green, né en Barbarie.
Quand le 18 mars 2010 Eugène Green s´est déplacé à Lisbonne pour s´entretenir un peu avec ses lecteurs à l´Institut Franco- Portugais (rebaptisé le 1er janvier 2011 Institut Français du Portugal) après la sortie de ses deux premiers romans La Reconstruction(chez Actes Sud) en septembre 2008 puis La bataille de Ronceveaux(chez Gallimard) en octobre 2009, il a rappelé une nouvelle fois qu´il était né en Barbarie le 28 juin 1947. C´est que cet écrivain et cinéaste, devenu citoyen français et écrivant dans la langue de Molière a voulu couper tout lien avec ses origines américaines. Aussi dit-il assez souvent qu´il est né en Barbarie. Lorsque nous avons parlé ce jour-là, il m´a exprimé son désarroi devant l´évolution de la culture américaine et le culte du spectacle et de l´argent. L´Europe, par contre, a un patrimoine à sauver et ne peut pas se faire contaminer par ce raz de marée culturel étasunien. S´il n´aime pas New-York, la ville où il a vu le jour, il aime encore moins d´autres États américains. Quand je lui ai évoqué mes cousins américains et mes vacances à Fort Lauderdale en Floride en 2002, il a dit : « Là, c´est encore pire qu´à New-York». Malgré son aversion pour les Etats- Unis que je ne partage pas tout à fait, je l´ai pris en sympathie.
Un mois plus tard, on s´est revus lors de l´avant-première au Portugal de son film La religieuse Portugaise. C´est d´ailleurs grâce à sa gentillesse que j´ai été invité à cette séance, Eugène Green étant intervenu auprès de son producteur pour qu´on se procure mon courriel. La religieuse portugaise – où Green, comme il arrive souvent dans ses films joue un petit rôle comme acteur- a quelques points en commun avec ses romans dont on se doit de mettre en exergue un humour fin et la quête d´identité. Une française d´ascendance portugaise voyage jusqu´à Lisbonne non pas à proprement parler pour fouiller dans son passé ou ses origines mais pour tourner un film inspiré par l´œuvre de Guilleragues Lettres d´une religieuse portugaise. En ville, elle se trouve fascinée par une religieuse qui vient prier tous les jours à la chapelle de Nossa Senhora do Monte. C´est en parlant un jour avec cette religieuse que la jeune actrice entrevoit le sens de sa vie et de son destin. Cette question de l´identité est également en quelque sorte le sujet de ses trois romans. Dans le premier – La reconstruction-dont j´ai fait une recension à l´époque pour Literalia, le bulletin de la médiathèque de l´Institut franco-portugais, Johann Launer, un citoyen allemand contacte Jérôme Lafargue, un professeur de littérature à la Sorbonne pour que celui-ci -qui avait autrefois connu son père- l´aide à éclaircir son passé. Dans le deuxième – La bataille de Ronceveaux – on fait la connaissance de Gotzon Peyrat, orphelin élevé par sa grand-mère dans une ferme près de Saint-Jean –Pied-de Port ou Donibaze Garazi en basque, qui petit à petit se rend compte à quel point la langue basque donne un sens à l´univers qui l´entoure. Il se trouve accusé d´un crime grave à la suite d´une réplique héroï –comique de la bataille de Ronceveaux. Ses arguments devant la justice, drôlement brillants, mériteraient de faire partie d´une anthologie d´ écrits satyriques.
Enfin, son troisième roman est paru en avril dernier chez Gallimard et s´intitule La communauté universelle. La question de l´identité y est abordée encore une fois, à l´instar de son roman précédent, d´une manière plaisante et pleine d´ironie.
Eugène Green nous livre une fiction qui tourne autour d´un couple sui generis. Émile est un médecin hospitalier parisien qui prend au pied de la lettre la véritable mission d´un médecin : sauver des vies. Il s´interroge d´ordinaire sur les limites de la médecine, malgré les progrès scientifiques des dernières décennies. Au fil de la narration, on découvre qu´Émile a des ancêtres juifs, expulsés du Portugal au XVème siècle. Sa femme Adrienne est issue de l´aristocratie catholique anglaise, descendante de ces nobles qui n´ont pas accepté naguère le schisme anglican. Le mariage entre eux aurait été vu jadis comme une mésalliance mais le progrès et le libéralisme des sociétés contemporaines ont heureusement fait fi de ce genre de préjugés.
Adrienne quoique heureuse de sa relation avec Émile décide un jour de partir à Londres pour des raisons que l´on ne connaîtra qu´à la fin du roman. Elle descend dans une demeure familiale hantée par des fantômes et l´on côtoie au fil de l´histoire des personnes cocasses dont une domestique Priscilla et la «tatie» d´Adrienne un tant soit peu excentrique. Émile, abasourdi devant l´attitude de sa femme et bénéficiant de quelques jours de congé octroyés par son supérieur à l´hôpital, décide de rejoindre sa femme à Londres. Pourtant, celle-ci n´a pas envie de le revoir de sitôt et Emile déambule dans la capitale de la vieille Albion et fait la connaissance du jeune Ronas dont il devient ami, ignorant qu´il est jardinier dans la demeure familiale d´Adrienne. Ronas est un personnage assez singulier. Sa famille a émigré du Kurdistan natal à Manchester où Ronas a fait des études brillantes. Travaillant à Londres, Ronas rêve de partir en France, pays dont il parle la langue à la perfection. Ronas invite Emile à prendre logement au même endroit que lui, un quartier où les caïds religieux et leurs sbires font la loi comme une véritable police des mœurs dans la meilleure tradition de l´intégrisme islamique. Ronas, à la fin du roman, sera tragiquement victime de cette sale engeance. Mais, avant le dénouement, Ronas et Émile se retrouvent plusieurs fois dans des restaurants ou ailleurs et il s´en faut de peu que Adrienne et Émile ne se croisent comme si quelque chose de surnaturel, le destin, le hasard ou quoi que ce soit (peut-être une douce ironie tissée par le narrateur) les empêchent de se rassembler avant l´heure, c´est-à-dire, à la fin du roman.
Eugène Green, dans cette narration à quatre voix-celle du narrateur, d´Adrienne, d´Émile et de Ronas -, excelle à brosser un portrait de personnages drôles et d´épisodes où le burlesque côtoie le sérieux. Si parfois il plonge ses personnages en des situations où le lecteur le moins averti pourrait penser qu´il cède aux stéréotypes les plus conventionnels – comme l´évocation de l´adolescence d´Adrienne et le lesbianisme aux collèges anglais dirigés par des sœurs religieuses – ce n´est que pour mieux accentuer le côté farfelu de l´histoire et pour faire un pied de nez aux puritanismes les plus éculés.
Eugène Green ne cesse, par ailleurs, de nous surprendre. On sait qu´ il n´est pas fier de ses origines américaines. Est-ce la raison pour laquelle il a poussé l´ironie jusqu´à franciser des mots anglais tels que, entre autres, «whisky», qui dans le roman apparaît avec l´orthographe «houisqui» ? On ne saurait le dire…
Ce que l´on peut dire sans hésitation c´est qu´Eugène Green, comme nous le rappelle à juste titre l´éditeur dans la quatrième de couverture, nous livre une nouvelle fois un roman d´une étrangeté totale. Sans faire pour autant l´apologie de la religion, il fait une critique à la fois ironique et acerbe d´une société contemporaine qui a jeté aux oubliettes toute dimension spirituelle et avec elle la mémoire et la fidélité aux principes qui ont forgé notre civilisation…
Eugène Green, La communauté universelle, éditions Gallimard, Paris 2011