Peut-on effacer
l´Histoire?
La question est au centre de ce roman : le passé peut-il passer ?
Il y a deux manières d´embrasser la grande Histoire pour poser la question
centrale de l´équation coloniale : ou bien on rappelle, on raconte, on
dissèque ce qui s´est vraiment produit, on fait en quelque sorte un long
travail de mémoire pour que justement cette mémoire puisse panser les plaies et
éviter que l´Histoire ne se reproduise, ou, en alternative, on trempe dans le
ressentiment et l´on remue le couteau dans la plaie. Il n´est certes pas
question de promouvoir une quelconque sorte d´oubli, mais le contraire de
l´oubli n´est pas pour autant le ressassement à outrance, la hargne contre les
fils des anciens colonialistes. La réconciliation historique se fait contre
l´oubli, mais aussi contre tout esprit de revanche. La vengeance ne doit pas
succéder à la souffrance et à l´humiliation.
Le passé colonial belge –comme celui d´autres anciennes puissances
coloniales comme la France, l´Angleterre, l´Espagne, le Portugal ou Les Pays
–Bas- est toujours sur la sellette, surtout pour ce qui est du Congo. On vous
rappelle d´ailleurs que dans les toutes premières années de la colonisation de
l´ancien Congo belge, puis Zaïre après l´indépendance, puis encore République
démocratique du Congo, le territoire-appelé tout d´abord État Indépendant du
Congo- fut pendant vingt-trois ans un domaine personnel du roi Léopold II où
l´on a commis des atrocités inouïes. Ce n´est que le 15 novembre 1908 que le
Congo est véritablement devenu une colonie belge. Les humiliations et la
violence ne se sont pas pour autant arrêtées.
Le passé colonial ne cesse de nourrir les fictions des écrivains d´Afrique,
continent meurtri par l´esclavage, les génocides, les guerres tribales ou
l´affairisme. Le passé colonial belge en particulier est au cœur d´un très beau
roman paru en janvier aux éditions du Seuil, un roman intitulé Dans le ventre
du Congo, écrit par Blaise Ndala.
Né en 1972, en République Démocratique du Congo (Zaïre à l´époque), Blaise
Ndala a fait des études de droit en Belgique avant de s´installer au Canada en
2007. Il a publié deux romans fort remarqués : J´irai danser sur la tombe
de Senghor (L´Interligne, 2014), récompensé par le prix du livre d´Ottawa, et
Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d´encrier, 2017), lauréat du Combat
national des livres de Radio -Canada et du prix AAOF (Association des auteures
et auteurs de l´Ontario français).
Comme l´a écrit à juste titre Mabrouck
Rachedi dans un article publié le 12 février dans le magazine Jeune Afrique, Blaise Ndala se révèle –à l´instar de ses
romans précédents-comme un formidable passeur de mémoire et de littérature.
L´histoire du roman débute en avril 1958 au moment de l´Exposition
Universelle de Bruxelles. Robert Dumont, responsable de l´événement –peut-être
le plus important à l´échelle internationale depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale –a dû céder aux pressions du Palais Royal qui persiste dans l´idée
d´un «village congolais» dans l´un des sept pavillons consacrés aux colonies
(déjà en 1897, lors d´une première Exposition Universelle à Bruxelles, 267
Congolais arrachés à leur pays ont été exhibés devant plus d’un million de
visiteurs).
Parmi les onze recrues mobilisées au pied de l´Atomium pour se donner en
spectacle, figure la jeune Tshala, fille de l´intraitable roi des Bakuba. On
suit donc le chemin, semé d´embûches, de la princesse Tshala de son Congo natal
jusqu´en Belgique.
La vie de Tshala- étudiante appliquée en pension à l´école
Sainte-Marie-de-la-Miséricorde tenue par des religieuses- bascule le jour où, se trouvant dans la
chapelle Notre-Dame, le pensionnat reçoit la visite de René Comhaire,
administrateur du district.
Ce dignitaire belge, trentenaire et beau, adresse à la jeune princesse des
mots qui ne peuvent que la faire rougir : «Je t´ai aperçue pour la
première fois voilà une semaine. Je passais devant l´école et tu étais assise
au pied du grand portail avec ton amie ici présente. Je viens tout juste de me
faire dire que ton nom est Tshala. Plutôt mélodieux. Mère supérieure m´a dit
grand bien de toi. Pour ma part, je n´avais jamais vu dans les yeux d´une seule
femme de ce pays autant de joyaux, de promesses de sensualité et d´intelligence
que ce que je découvre à cet instant». Tshala, troublée, ne peut s´empêcher les
jours suivants de rêver de cet homme tout en sachant que les préjugés et
l´organisation de la société coloniale rendent très difficile toute relation
entre un blanc et une noire. Tout au plus, pourrait-on imaginer là –dessus une
simple fantaisie, une amourette, ou pire encore, une de ces relations
occasionnelles où le blanc ne pense qu´à assouvir son désir sexuel au détriment
d´une jeune noire bien roulée.
Toujours est-il que l´impensable se produit. Un jour, René Comhaire frappe à la porte de la Mère Supérieure en
sollicitant «deux filles de bonne famille, pétries de bonnes manières, propres
sur elles, pas voleuses et s´exprimant assez correctement en français». Elles
auraient pour mission de s´occuper des fleurs qu´il tentait désespérément de
faire pousser dans son jardin. Le choix –par hasard ou pas –se porte sur Tshala
et son amie Kisita. Elles devaient se rendre tous les samedis à la résidence de l´administrateur pour s´occuper du jardin
du dignitaire belge, sous la supervision de son boy, un jeune homme timide à
peine plus âgé que Tshala. Or, pendant que Kisita s´occupe en fait du jardin et
de la montagne d´objets de la maison, Tshala et René Comhaire passent une
partie du temps à faire l´amour. René Comhaire semble ignorer que sa concubine est
fille de Kena Kwete III, roi des Bakuba…
Tshala avait bravé un important interdit. Elle s´attire les foudres de son
père qui avait fini par apprendre le déshonneur dans lequel l´avait plongé sa
fille : «J´avais foulé aux pieds l´interdit suprême en offrant ma
virginité à un homme autre que celui qu´avait choisi mon père cinq ans
auparavant. L´alliance tant espérée entre les Bakuba et les Balunda avait fait
long feu. L´homme par qui la débâcle arrivait n´était pas issu d´une royauté
avec laquelle la dynastie des Nyimi aurait pu avoir quelque accointance. Le
seul fait qu´il ne partageât pas nos us et coutumes l´eût disqualifié sans
autre forme de procès, mais la réalité était des plus abominables : il
était payé à combattre ce que nous étions aux yeux de l´occupant».
Flétrie pour avoir dérogé aux
traditions de sa tribu, Tshala cherche refuge auprès de René Comhaire. Celui-ci
la confie aux bons soins de Mark de Groof, un ami habitant Léopoldville, la
capitale, sous la promesse que, dans la quinzaine, il la rejoindrait et lui
ferait partie des projets les concernant. Pourtant, un jour Mark de Groof apprend à Tshala que le désir de vengeance du
roi des Bakuba avait amené les autorités belges à muter René Comhaire dans une
autre région pour sa protection. Pendant le séjour de Tshala dans la capitale
–où l´on voit défiler Patrice Lumumba et Joseph-Désiré Mobutu –la jeune
princesse, ne voulant pas succomber aux avances de Mark de Groof, tombe en
disgrâce et échoue à Bruxelles dans l´Exposition Universelle où l´on perd sa
trace. En 2004, Nyota Kwete, nièce de Tshala, débarque en Belgique et croise la
route d´un homme hanté par le fantôme du père. Cet homme n´est autre que Francis
Dumont, professeur de droit à l´université de Bruxelles et fils du
sous-commissaire de l´Exposition Universelle de 1958. Une succession
d´évènements finit par leur dévoiler le secret emporté dans sa tombe par Robert
Dumont…
Dans l´article du magazine Jeune Afrique cité plus haut, on reproduit des
affirmations de Blaise Ndala où il évoque la genèse de ce roman : «« Tout
part de la visite que j’ai faite au lendemain de mon arrivée en Belgique, en
2003, lorsqu’une amie me propose d’aller à la découverte du Musée royal de
l’Afrique centrale, à Tervuren. C’est en découvrant les tombes de sept
Congolais morts après avoir été exhibés dans le parc de Tervuren lors de
l’Exposition universelle de Bruxelles de 1897 – un événement qui me hantera
pendant des mois – que me vint l’idée de raviver la mémoire de ces hommes et
femmes oubliés de l’Histoire, oubliés des deux côtés de la Méditerranée. Eux
qui ont payé de leur vie la barbarie née du système de déshumanisation lancé
par le roi des Belges Léopold II, tout en demeurant, au cœur même de la
capitale de l’Europe moderne, l’incarnation posthume de « l’ensauvagement » du
Blanc dans son projet colonial, pour reprendre le mot d’Aimé Césaire. Quinze
ans plus tard, je bouclais la période de recherches entre le Congo, la Belgique
et la France, pour coucher sur le papier les premières lignes de ce qui allait
devenir Dans le ventre du Congo. ».
Lorsqu´il est question de passé colonial, quels qu´en soient les
protagonistes, on remet toujours sur le tapis le problème de l´amnésie. Donc,
comme toutes les autres anciennes puissances coloniales, la Belgique a elle
aussi du mal à réfléchir sur les atrocités commises sous son administration
pendant longtemps, comme si en voulant ignorer ce passé, l´histoire
s´effacerait. Blaise Ndala affirme là-dessus : «« Mon livre est un cri du
cœur pour que la Belgique du début du XXIème siècle sorte de sa léthargie et de
son amnésie longtemps entretenues. Je parle de cette Belgique dont les filles
et fils nés après 1960 clament – à raison – que les crimes commis sous Léopold
II pendant la période de l’État indépendant du Congo (1885 – 1908), comme ceux
qui se sont poursuivis sous le Congo belge ne pourraient leur être imputés.
Après des décennies d’atermoiements, durant lesquelles « la question congolaise
» a vogué entre tabous et déni, bisbilles et rendez-vous manqués, il est plus
que temps que des signaux forts soient envoyés aux jeunes générations. Qu’on
leur dise que leur pays, à l’image de l’Allemagne post-nazie, est prêt à
affronter ses vieux démons, que ni le temps ni le silence n’ont réussi à
expurger, pour écrire avec les peuples d’Afrique centrale (Congo, Rwanda et
Burundi) une nouvelle page d’histoire dans un monde qui n’est plus celui de
1958. ».
Si la fiction peut, elle aussi, aider à refermer les plaies, Dans le ventre
du Congo fera date comme une merveilleuse leçon d´Histoire et de mémoire.
Blaise Ndala, Dans le ventre du Congo, éditions du Seuil, Paris, janvier
2021.