Arturo Barea, portrait
et mémoire d´un écrivain.
Quand une guerre s´achève, une guerre où la vie des gens s´est tristement
déclinée au rythme des atrocités, de l´accablement et de l´odeur de mort,
l´espoir nous vient on le sait-et on l´a écrit ici à maintes reprises- de la mémoire.
Les ouvrages –quel qu´en soit le genre- témoignent on ne peut plus de ce devoir
de mémoire. Ces ouvrages, mis parfois sous le boisseau ou tombés dans l´oubli,
sont heureusement redécouverts et étalent au grand jour non seulement le talent
d´un écrivain, mais souvent aussi l´exemple civique d´un homme.
En Espagne, après la guerre civile (1936-1939) qui a ravagé le pays, divisé
les familles et ouvert des plaies qui ne se sont pas encore tout à fait
refermées, nombre d´écrivains en exil ont préservé avec leur plume la mémoire du
conflit fratricide. Si des auteurs comme Max Aub ou Ramon J.Sender n´ont pas eu
du mal à faire connaître leurs œuvres en exil, d´autres n´ont pas toujours eu
la même chance, quoiqu´ils fussent parvenus à un moment donné à se faire
entendre avant de sombrer dans l´oubli pendant quelques décennies. Dans ce
cadre, on peut citer les noms de Manuel Chaves Nogales-que j´ai évoqué ici en
décembre 2011- et d´Arturo Barea.
Arturo Barea est né à Badajoz dans la région d´Extremadura, près de la
frontière portugaise, le 20 septembre 1897. Néanmoins, de son enfance dans la
ville où il a vu le jour il n´a sûrement gardé aucun souvenir puisque, deux
mois à peine après sa naissance, à la suite de la mort prématurée (à l´âge de
34 ans) de son père, membre du service de recrutement de l´Armée, la famille a
déménagé à Madrid. La vie dans la capitale espagnole ne fut pas une partie de
plaisir. Sa mère a dû travailler comme servante et blanchisseuse dans le
quartier de Lavapiès -Avapiès, à l´époque-où la famille s´était d´ailleurs
établie, mais contrairement à ses trois frères, Arturo Barea fut élevé par un
oncle et une tante qui jouissaient d´une situation financière plutôt aisée et
qui l´ont envoyé dans un collège religieux (Les écoles pieuses de San Fernando).
Il avait dès l´enfance des idées bien arrêtées quant à son avenir. Il voulait décrocher
plus tard un diplôme d´ingénieur, mais la mort de son oncle, alors que le petit
Arturo n´avait que 11 ans, l´a contraint à abandonner ses études et à devenir
apprenti dans une boutique. Jusqu´à l´âge de 30 ans, outre le passage par
l´Armée dans les années vingt, il a exercé les métiers les plus divers : employé
de banque, agent de brevets, représentant commercial en Espagne et en France
d´un vendeur allemand de diamants, propriétaire d´une usine de jouets et
directeur technique d´une grande entreprise.
Après l´avènement de la Seconde République espagnole en avril 1931, Arturo
Barea s´est engagé dans le mouvement syndical à travers l´UGT (Union Générale
des Travailleurs) et en 1936, après que la guerre civile eut éclaté, il a
travaillé pour les républicains dans des missions de propagande. Ce travail,
mené pour la plupart à partir de l´édifice de la Telefonica, dans la Gran Via, à
Madrid, lui a permis de côtoyer des figures importantes des milieux
journalistiques et littéraires espagnols voire internationaux comme Ernest
Hemingway et John Dos Passos. En 1937,
ses émissions radiophoniques ont atteint un certain succès, des émissions où il
se présentait comme «La voix inconnue d´Espagne». C´est en ce moment –là qu´il
a connu une socialiste polyglotte autrichienne, Ilsa Kulcsar, qui est devenue
sa deuxième épouse en 1938*. C´est elle d´ailleurs qui, flairant son talent,
l´a incité en quelque sorte à développer sa vocation littéraire. Aussi son
premier livre, rassemblant quelques contes, eut-il paru en 1938 sous le titre
Valor y Miedo (Valeur et Peur), publié par les éditions Antifascistes de
Catalogne. Ce livre aurait été le dernier à voir le jour à Barcelone avant
l´entrée des troupes nationales en 1939.
Le 22 février 1938, Arturo Barea et Ilsa Kulcsar ont quitté l´Espagne. D´abord,
ils ont passé une année environ à Paris, un court séjour marqué, il faut le
dire, par la misère. Ils ont vécu dans l´Hôtel Delambre, dans le quartier de
Montparnasse, qu´ils ont rebaptisé comme Hôtel Delhambre (calembour avec le mot
«hambre», faim, en espagnol). En 1939, le couple a atteint l´Angleterre où il
s´est installé à Faringdon.
C´est en Angleterre qu´il a pu se consacrer en toute tranquillité- malgré
la tristesse de vivre en exil et donc loin de son pays tombé sous la férule du
généralissime Francisco Franco-au journalisme et à la littérature. Sous le
pseudonyme de Juan de Castilla, il a travaillé pour le service d´Amérique
Latine de la BBC en faisant plus de neuf
cents allocutions. Sa popularité l´a menée en 1956 en Argentine, en Uruguay ou
au Chili où il a donné des conférences parrainées par la radio publique
anglaise. Quatre ans plus tôt, en 1952, il avait vécu six mois en Pennsylvanie
en tant que professeur invité de l´Université locale. Il a beaucoup écrit
depuis son arrivée en Angleterre : des essais sur Ernest Hemingway et
Federico García Lorca, des contes, un roman intitulé La raíz rota (La racine
déchirée), publié en anglais sous le titre The Broken Root et surtout son
chef-d´œuvre La forja de un rebelde, une trilogie autobiographique divisée en
trois tomes, La Forja(La forge), La Ruta(Le chemin) et La Llama(La flamme). Le
premier tome évoque l´enfance et la jeunesse de l´auteur, le deuxième, ses
expériences littéraires et son service militaire au Maroc au début des années
vingt, et le troisième raconte essentiellement la guerre civile et la période
qui l´a précédée.
Comme nous le rappelle Nigel Townson, journaliste, éditeur et historien
britannique, professeur à l´Université Complutense de Madrid, cet ouvrage d´Arturo
Barea a été une réussite, rendant célèbre son auteur. Il fut publié entre 1941
et 1946 d´abord en traduction anglaise chez Faber et Faber. Le premier tome a
connu une réédition dès 1943, le deuxième, paru cette année (traduit par Ilse,
l´épouse de l´auteur) aussi, fut réimprimé en 1944 et 1946 et le troisième-qui
évoquait la guerre civile-, publié le 22 février 1946, a vendu plus de six
mille exemplaires dans les trois premiers mois. Sur ce troisième tome La llama (The
Clash, dans la version anglaise), George Orwell a écrit qu´il s´agissait d´un
livre exceptionnel et d´un intérêt historique considérable. Dans la même veine
s´est exprimé un critique du prestigieux quotidien conservateur britannique The
Daily Telegraph qui a considéré que la trilogie d´Arturo Barea était aussi
essentielle pour comprendre l´Espagne du vingtième siècle que les romans de Tolstoï
pour expliquer la Russie du dix-neuvième siècle. Aux États-Unis, où la trilogie
fut publiée en un seul volume chez Reynal & Hitchcock, le succès fut
également énorme. Entre 1948 et 1952, la trilogie La Forja de un rebelde fut
traduite en une dizaine de langues dont le français, l´allemand et l´italien.
En ce laps de temps, grâce à toutes ces traductions, Arturo Barea est devenu le
cinquième écrivain espagnol le plus traduit au monde derrière Miguel de
Cervantès, José Ortega y Gasset, Federico García Lorca et Vicente Blasco Ibañez
et devant Camilo José Cela, San Juan de la Cruz et Miguel de Unamuno.
La première édition en langue espagnole n´a vu le jour qu´en 1951 grâce à
l´éditeur Losada de Buenos Aires qui a publié les trois tomes séparément. En
plus, cette édition est, en quelque sorte, une retraduction de la version
anglaise en raison d´un malencontreux égarement du manuscrit espagnol. En
Espagne, sous la dictature franquiste, la trilogie n´a circulé que
clandestinement. Le gouvernement espagnol a d´ailleurs tout fait pour
discréditer Arturo Barea. En 1951, les autorités culturelles de Madrid se sont
plaintes qu´un certain journaliste anglais (Arturo Barea avait acquis la
nationalité anglaise en 1948) se faisait passer pour espagnol. Cyniquement, les
autorités espagnoles l´ont rebaptisé comme Arturo Beria, par analogie avec le
célèbre chef de la police secrète russe Lavrenti Beria qui n´avait, bien
entendu, aucun rapport avec Arturo Barea.
Des partisans de Franco ont même distribué des tracts le traitant
d´Arturo Beria lors d´une conférence à Montevideo en 1956.
D´aucuns ont beau mettre en exergue des imperfections stylistiques dans la
trilogie, celles-ci, dues parfois à l´égarement du manuscrit et aux problèmes
qui en ont découlé, ne sauraient nullement entamer la qualité d´un ouvrage qui
constitue un des témoignages littéraires les plus riches sur les quatre
premières décennies de la vie espagnole et surtout sur le conflit fratricide
qui a déchiré le pays dans les années trente. Gabriel García Márquez a écrit un
jour que la trilogie d´Arturo Barea comptait parmi les dix meilleurs livres
espagnols publiés après la guerre civile.
Arturo Barea s´est éteint, victime d´un infarctus, le 24 décembre 1957 et,
après la mort de son épouse, Ilse, en 1973 à Vienne, la mémoire de l´auteur en
Angleterre s´est amenuisée. En Espagne,
curieusement, une anthologie de ses récits –El centro de la pista- est parue en
1960. Certes, l´écrivain était déjà mort, mais la transition était encore loin.
Enfin, après le retour de la démocratie en Espagne, les œuvres d´Arturo Barea,
non seulement La Forja de un rebelde, mais aussi tous ses contes-Cuentos
Completos- et Palavras Recobradas-Textos inéditos(Mots retrouvés-textes
inédits) ont pu enfin paraître chez des éditeurs espagnols. En 1990, La Forja
de un rebelde a même fait l´objet d´une adaptation par RTVE, la télévision
publique espagnole, et depuis 2017 une place porte le nom de l´auteur dans le
quartier de Lavapiès à Madrid. Cette année –là, une exposition fut inaugurée à
l´Institut Cervantès à Madrid. Quoi
qu´il en soit, cette nouvelle réalité fut-elle suffisante pour que l´œuvre
d´Arturo Barea pût vraiment acquérir ses lettres de noblesse ? Rien n´est
moins sûr. Aussi nombre de figures intellectuelles dont l´écrivain Antonio
Muñoz Molina ou le journaliste anglais William Chislett se font-ils fort de
divulguer, par tous les moyens à leur portée, l´héritage de cet écrivain
singulier, trait d´union entre l´Espagne et l´Angleterre. Ce fut grâce à
William Chislett qu´une plaque délabrée évoquant Arturo Barea au cimetière d´All
Saints Church, à Faringdon, près d´Oxford, a pu être rénovée. Antonio Muñoz
Molina, Elvira Lindo, Javier Marías et William Chislett lui-même ont contribué
à cette rénovation avec 20 euros chacun.
À l´étranger, par contre, il y a un long chemin à parcourir. Dans la
plupart des langues-dont le français-les livres d´Arturo Barea sont épuisés ou
n´ont jamais été traduits. Une lacune qu´il faudrait combler au plus tôt.
L´œuvre d´Arturo Barea est assez importante pour être laissée dans un
quelconque tiroir aux oubliettes.
*Curieusement, au moment où je préparais cette chronique, j´ai appris que
la maison d´édition espagnole Hoja de Lata venait de publier dans sa collection
Sensibles a las letras l´ouvrage Telefónica, un roman d´Ilsa Barea-Kulcsar,
écrit vers 1939, inspiré par sa vie à Madrid pendant la guerre civile
espagnole, une édition de Georg Pichler, traduite de l´allemand par Pilar
Mantilla. C´est la première édition de ce roman sous forme de livre, l´ouvrage
ayant d´abord été publié en plusieurs chapitres, en 1949, par le journal
socialiste autrichien Arbeiter Zeitung.