Umberto Saba
Image de Trieste
Trieste et le regard mélancolique d´Umberto Saba.
La ville de Trieste occupe de tout
temps une place de choix dans l´imaginaire littéraire européen. Carrefour de
cultures et de langues, Trieste est-elle aujourd´hui un hybride de mélancolie germanique et allégresse italienne ? Nul ne saurait y répondre. Toujours
est-il que la mémoire de Trieste est peuplée de noms (originaires de la ville
ou étrangers) qui y ont laissé leur empreinte au fil des années : Valery
Larbaud, James Joyce, Rainer Maria Rilke,Vladimir Bartol, Giani Stuparich ou Italo Svevo.
D´autres noms ont surgi entre- temps qui perpétuent cette richesse littéraire
et un tant soit peu mythique dont le brillant essayiste Claudio Magris (à ne
pas rater à ce sujet son essai Trieste, un´ identità di frontiera(1) en
collaboration avec Angelo Ara), le magnifique écrivain de langue slovène Boris
Pahor(né en 1913), et plus récemment
Paolo Rumiz, Pino Roveredo ou Mauro Covacich. À Trieste, du temps des Habsbourg, la culture
de langue allemande se mêlait à la slovène,
à la croate ou à l´italienne, sans oublier la vieille tradition juive.
Pourtant, dans un empire austro – hongrois déclinant, c´était la culture
italienne qui battait son plein, préfigurant l´incorporation de la ville en
Italie à la fin de la première guerre mondiale. Lors de ce premier grand
conflit, l´irrédentisme a d´ailleurs atteint les sommets, par exemple, dans la chanson La campana di San
Giusto, le saint patron de Trieste
(Juste en français), dont le refrain exsudait la passion nationaliste
italienne : «Le ragazze di Trieste/ cantan tutte con ardore/O Italia, o
Italia del mio cuore /tu ci vieni a
liberar»(2). Devenue italienne, Trieste a vu les cultures slovène et croate
muselées-qui plus est après l´avènement du régime fasciste de Benito Mussolini-
par les tentatives d´assimilation des nationalistes transalpins. L´incendie par
les chemises noires de la maison de la culture slovène est magistralement
raconté par Boris Pahor dans sa nouvelle Bûcher sur le port du recueil Arrêt
sur le Ponte Vecchio(3).
En ce temps-là, un auteur italien- un des quatre ou cinq plus grands poètes
italiens du vingtième siècle (du Novecento comme on dit souvent en Italie)- né
à Trieste essayait de s´imposer dans les milieux littéraires ; il
répondait au nom d´Umberto Poli, dit Umberto Saba, né le 9 mars 1883.
Ce nom Saba est en fait un pseudonyme, en hommage à sa nourrice slovène
Gioseffa Gabrovich Schobar dite Peppa
Sabaz qui, ayant perdu son fils, a reporté sur le petit Umberto toute sa
tendresse. Celle qu´Umberto surnommera dans ses vers «madre di gioia» (mère de
joie) n´a pas manqué de susciter la
jalousie de sa vraie mère Rachele
Cohen, issue d´une famille de petits commerçants aux racines juives. Le
patronyme Poli lui vient naturellement de son père Ugo Edoardo Poli, descendant
d´une famille de la noblesse vénitienne. Quoique son père eût abandonné la vie
conjugale avant la naissance même de son rejeton(4), c´est grâce à lui que le
futur poète a pu acquérir la citoyenneté italienne.
Loin de se singulariser par des études brillantes, Saba a tôt décroché un
emploi dans une petite compagnie, tout en peaufinant sa formation littéraire et
culturelle d´autodidacte. Ses lectures lui font découvrir des auteurs où il
puise l´inspiration pour ses premiers vers comme Dante, Pétrarque, Leopardi,
Arioste, Tarse, Foscolo et Manzoni et parmi ses contemporains Pascoli et
Gabriele D´Annunzio. Ses toutes premières expériences comme écrivain se sont
plutôt soldées par un échec en ce sens
que leur publication, surtout celle de son essai Quel che resta da fare ai
poeti(Ce qu´il reste à faire aux poètes),a été refusée – en raison, paraît-il,
du veto de Scipio Slataper-par la revue de culture et politique La voce(La
voix)fondée en 1908 par l´écrivain et éditeur Giuseppe Prezzolini (qui ne s´éteindrait
qu´en 1982 à l´âge de 100 ans)et Giovanni Papini, l´ auteur du Diavolo(Le
Diable)qui sombrerait dans le fascisme et la bigoterie et terminerait sa vie
discrédité dans les milieux culturels, ce malgré l´admiration que son œuvre
suscitait chez, par exemple, Jorge Luis Borges.
Pour en revenir à Saba, ce refus de la revue Voce n´est nullement étonnant.
En effet, sa condition d´intellectuel
«mitteleuropéen» - à l´instar d´Italo Svevo - et ouvert à toutes les cultures cadrait assez
mal dans des milieux prônant le nationalisme italien et où sévissait entre
autres la plume du très irrédentiste Scipio Slataper qui s´est permis de
tronquer le premier recueil de vers de Saba (publié quand même par La voce).
Petit à petit Umberto Saba -qui en 1921 inaugure une librairie spécialisée
en livres d´occasion qui, semble-t-il, existe toujours –acquiert une certaine notoriété
(plutôt un succès d´estime) et se lie d´amitié avec des noms importants de la
culture italienne gravitant autour de la revue Solaria qui lui consacre un
numéro en 1928 avec notamment des essais de Solmi, Eugenio Montale et
Debenedetti. C´est à cette époque qu´il consulte le docteur Edoardo Weiss,
disciple de Freud, afin d´en finir avec ses dépressions. Cet état dépressif
prend des racines dans son enfance et la mélancolie qui l´a atteint d´abord par
l´absence de son père, puis par la prise en charge par sa mère alors qu´il
s´était déjà particulièrement attaché à sa nourrice slovène. La joie que lui ont procuré son mariage avec
Carolina Woelfer(la célèbre Lina de ses poèmes) et la naissance de sa fille
Linuccia n´ont pas apaisé les affres de son existence. Sa poésie traduisait
beaucoup d´ailleurs les angoisses qu´il ressentait. Avant la seconde guerre
mondiale Saba avait déjà une œuvre considérable à son actif dont, entre
autres, Coi miei occhi(Avec mes yeux, 1912) La serena disperazione(Le serein
désespoir,1920), le fameux Il Canzoniere,( 1921) ;Figure e canti( Figures
et chants,1926) ; Piccolo Berto(1926) ;Preludio e fughe(Préludes et
fuites, 1928) ;Tre poesie alla mia balia(Trois poésies pour ma nourrice,
1929)ou Ammonizione ed altre poesie(Avertissements et autres poésies 1935).
Les années de la seconde guerre mondiale ont été particulièrement
difficiles et éprouvantes pour Saba en
raison de ses origines juives et des lois raciales mises en place par
Mussolini. En 1938, il a dû céder formellement sa librairie au commis Carlo
Cerne et s´est réfugié en France. Rentré
en Italie l´année suivante, il a pu compter sur la protection de Giuseppe
Ungaretti à Rome, puis à Florence celles de Carlo Levi et d´Eugenio Montale. Ce
dernier, au risque de sa vie, rendait visite à Saba chaque jour à la maison où
il était caché avec Lina et Linuccia.
C´est après la fin du deuxième grand conflit mondial du siècle dernier
qu´Umberto Saba a enfin pu asseoir définitivement sa réputation de grand poète,
reconnu par les milieux littéraires. Ses œuvres sont republiées, des inédits
surgissent dont Mediterranee(Méditerranées, 1946), paraît une nouvelle édition
du Canzoniere et les prix affluent, notamment le Viareggio et le Taormina.
Ce qui ne change pas c´est l´état dépressif de l´auteur qui s´accentue dans
les dernières années de sa vie avec la maladie de sa femme qui pousse son
dernier souffle le 25 novembre 1956. Neuf mois plus tard, jour pour jour, donc le 25 août 1957, Umberto Saba
s´éteint à son tour à Gorizia.
Cinquante-quatre ans après sa mort,
la ville de Trieste reconnaît Saba comme un de ses noms les plus
emblématiques et lui a rendu hommage à travers l´édification d´un buste dans le
jardin public et d´une statue dans la via Dante. La critique littéraire,
soit-elle académique ou journalistique, le tient pour un des plus grands poètes
italiens du vingtième siècle aux côtés de Giuseppe Ungaretti, Eugenio Montale
ou Sandro Penna. Pour Claudio Magris, la poésie de Saba est «la poésie moderne
de la scission, de l´analyse et du recueillement» mais elle sait aussi «
redevenir claire et légère(…) affirmer incessamment le principe du plaisir quoique consciente de
l´inévitable victoire, non seulement biologique mais également historico
–politique de l´instinct de mort»(5).
Si Saba était essentiellement un
poète, il a également écrit des contes
et des proses diverses rassemblés dans le volume Scorciatoie ed
raccontini(1946) et Ricordi-racconti(1956). Néanmoins, le pavé dans la mare,
concernant la prose, fut la parution posthume en 1975(dix-huit ans après le
trépas de l´auteur) du roman auquel il travaillait avant sa mort – et donc
laissé inachevé- Ernesto. Ce roman à
relents autobiographiques (le protagoniste a 16 ans en 1898, plus ou moins le
même âge de l´auteur à cette époque-là) retrace le parcours sentimental et
sexuel d´un jeune stagiaire dans une maison de commerce. Dans l´introduction à
l´édition originale italienne(6), Maria Antonietta Grignani rappelle à juste
titre que la dimension esthétique du jeune Ernesto, passionné de violon, n´a
rien du démonisme trouble et de l´intellectualisme angoissé d´un Mann (Mort à
Venise), d´ un Musil (Les désarrois de l´élève Törless) ou d´un Gide (les
confessions de Si le grain ne meurt). C´est sans la moindre gêne et sans recours à
quelque subtilité ou artifice littéraire qui soit que l´auteur décrit le moment
de la relation homosexuelle entre le jeune Ernesto (16 ans) et un journalier(28
ans) qui décharge les charrettes dans les magasins de l´entreprise. Le
journalier demande en dialecte à Ernesto si celui-ci savait ce qu´il voudrait
bien lui faire («Nol sa quel che me piaseria tanto farghe ?») et le jeune
stagiaire répond au journalier de la façon la plus naturelle et franche :
«Mettermelo in culo» («Me la mettre au cul»). L´acte de sodomie se produit sur
des sacs de farine. Dans sa naïveté,
Ernesto finit par raconter à sa mère et l´affaire des sacs de farine et
l´expérience ultérieure avec une prostituée. Or, à son entière stupéfaction,
c´est l´histoire avec la prostituée qui semble le plus choquer sa mère. Dominique Fernandez, pour qui la littérature
italienne n´a pas de secret, s´interroge dans son éblouissant Dictionnaire
amoureux de l´Italie(7) sur les raisons de cette attitude : «La femme
après l´homme :est-ce que Saba, à la suite de Voltaire, tolérait
l´homosexualité comme une étape de l´adolescence ? Est-ce que lui aussi,
qui avait pratiqué Freud, donnait raison à la théorie évolutionniste de la
psychanalyse, et, par là même, à la société répressive qui admet la «déviance»
juvénile mais pourchasse le choix homosexuel adulte ?». Dominique
Fernandez apporte lui-même la réponse, négative à son avis et ce parce que le
dernier chapitre, resté naturellement inachevé, laisse supposer l´ébauche d´un
amour entre Ernesto et Ilio, un jeune garçon de son âge qu´il connaît lors d´un
concert donné par un grand violoniste.
Polémique et suscitant les interprétations les plus diverses, Ernesto
constitue dans les sages paroles de
Claudio Magris(8) une sorte de variante collatérale en prose et de témoignage
biographique du Canzoniere qui peut aider à dévoiler la mystérieuse
essentialité des poésies de Saba. De l´azur célébré dans ses vers, on pourrait
en extraire une candeur, une innocence,
mais ce serait une innocence improbable comme l´écrit toujours Claudio Magris.
Une innocence teintée de nostalgie, bercée par la douce mélancolie de Trieste…
(1)Claudio Magris et Angelo Ara, Trieste.Un´ identità di frontiera, Einaudi,
1987
(2) La campana di San Giusto (La cloche de Saint-Juste) a été composée par
Drovetti et Arona et chantée par de grands ténors tels Enrico Caruso et Luciano
Pavarotti. La traduction du refrain est la suivante : «Les filles de
Trieste/chantent toutes avec ardeur/ O Italie, O Italie de mon cœur/tu viens
nous délivrer»
.
(3) Boris Pahor, Arrêt sur le Ponte
Vecchio, éditions des Syrtes, 1992 (traduction d´ Andrée Lück-Gaye et Claude
Vincenot).
(4)Selon certaines sources, Ugo Edoardo Poli aurait été poussé par les
autorités habsbourgeoises à abandonner Rachele Cohen.
(5)Essai de Claudio Magris intitulé «L´innocenza improbabile» («L´innocence
improbable») publié par le quotidien Corriere della sera le 28 mars 1977 et
repris dans le livre Dietro le parole ( Garzanti, 2002).
(6) Umberto Saba, Ernesto, Einaudi,
2009(Introduction de Maria Antonietta
Grignani).
(7) Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de l´Italie (deux tomes),
éditions Plon, Paris, 2008.
(8)L´essai cité plus haut.