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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 27 juillet 2010

Chronique d´août 2010



Julien Gracq, l´aristocrate de la plume(hommage à l´occasion du centenaire de sa naissance).


Il était tellement silencieux et secret que d´aucuns le prenaient pour une figure hautaine et distante d´autant plus qu´il ne se prêtait pas facilement au jeu de l´interview. À cet agrégé d´histoire –géo austère et discipliné ne pouvaient que rebuter les ragots et les polémiques stériles du Tout –Paris littéraire, comme s´il fallait tenir tête à ce que représentent les confréries parisianistes, à l´instar de ses ancêtres de la Vendée qui ont repoussé jadis les armées de la Convention. Non qu´il eût rechigné à se frotter à la critique. Toujours est-il que pour le professeur Louis Poirier(qui a enseigné des générations d´élèves au lycée Claude Bernard à Paris), connu en pays littéraire sous le nom de Julien Gracq, la littérature n´était pas affaire à prendre à la légère et quand il s´agissait d´écrire, il le faisait avec le souci de la précision, du mot juste, empruntant aux sources les plus diverses pour parer sa langue des atours les plus lumineux, et la langue de Gracq était indiscutablement une des plus belles que la littérature française ait connues au vingtième siècle.
La mort de Julien Gracq, à l´âge de 97 ans, le 22 décembre 2007 à Angers, nous a plongés dans la tristesse. Certes, nous savions, nous autres les amants de la littérature écrite avec classe et raffinement, qui vouions une admiration sans bornes à un écrivain qui était déjà assez âgé, qu´un jour nous deviendrions orphelins. Mais quoiqu´il n´écrivît plus, l´écho de sa voix silencieuse nous parvenait toujours de son «exil volontaire» à Saint-Florent-le-Vieil, sur les bords de la Loire. Très peu l´ont approché les dernières années avant son trépas, parmi lesquels Philippe Le Guillou et Jérôme Garcin. De leurs récits on retient cette fascination pour l´homme à qui il fallait arracher quelques mots à ce silence si particulier qui faisait sa réputation.
Né le 27 juillet 1910, Julien Gracq a publié son premier livre Au château d´Argol en 1939 chez José Corti, le petit éditeur et libraire de la rue Médicis moyennant une participation aux frais, ceci pour un roman qui, l´année précédente, avait été refusé par Gallimard*. Julien Gracq, n´oubliant pas le geste du libraire, allait toujours rester fidèle à celui qui avait cru en lui dès la première heure. Cette année fut d´ailleurs décisive pour Julien Gracq dans bien des domaines : il s´est lié d´amitié avec André Breton (à qui il consacrera en 1948, un très bel essai, André Breton- quelques aspects de l´écrivain) qui a accueilli son roman avec un fervent enthousiasme et il a rompu avec le parti communiste à la suite de la signature du pacte germano – soviétique. Julien Gracq avait adhéré au parti communiste en 1936 la même année où il avait commencé à étudier le russe à l´École des langues orientales et où il s´était vu refuser un visa pour un voyage d´études en Crimée, tout ceci se produisant curieusement la même année où André Gide publie son Retour d´Urss où il dénonce les fragilités et la supercherie de la patrie du socialisme. Mais pour en revenir au Château d´Argol, on peut dire que ce livre était une véritable réussite, rarement aura-t-on vu un premier roman aussi fort. Tenant du roman noir, de Balzac, de Baudelaire, de Lautréamont ou d´Edgar Poe, Gracq brasse toutes ses influences dans une histoire dont l´action gravite autour d´un des trios amoureux les plus passionnants de la littérature du vingtième siècle : Albert, son ami et son double Herminien et Heide la femme qui l´accompagne. Malgré un succès d´estime et les commentaires dithyrambiques qu´il a suscités, il lui a fallu plusieurs années à ce livre pour épuiser les 1200 exemplaires du premier tirage. Néanmoins, les doutes s´étaient dissipés : Julien Gracq pourrait bel et bien suivre une carrière d´écrivain. En 1940, la guerre est venue toutefois interrompre les projets du nouvel écrivain. Mobilisé comme lieutenant de l´armée française, il participe aux combats près de Dunkerque. Fait prisonnier, il vit jusqu´en février 1941, date de son rapatriement, au camp d´Elsterhorst en Silésie. C´est là qu´a germé l´idée de son deuxième roman Un beau ténébreux qui ne voit le jour qu´en 1945 et obtient trois voix au prix Renaudot .En 1950 le pamphlet La littérature à l´estomac s´attaque aux confréries et coteries littéraires parisianistes, bousculant pas mal d´idées reçues. En fait, ce qu´il tient en horreur c´est une certaine conception de la littérature et une certaine façon d´exercer le métier de critique, plutôt que les écrivains. Quoi qu´il en soit, les critiques peu favorables de sa pièce de théâtre Le roi pêcheur n´auront pas plu, naturellement, à Julien Gracq et elles y sont peut-être pour beaucoup dans sa décision d´écrire ce pamphlet. Mais le grand coup d´éclat surgit en 1951 avec la parution du Rivage des Syrtes, un des plus grands romans français du vingtième siècle. Ce roman inouï, d´un souffle rare, raconte une histoire se déroulant dans une principauté féerique- Orsenna** -où couve un conflit l´opposant au Farghestan, une de ses provinces lointaines. Ce roman a été récompensé par le prix Goncourt, mais l´auteur le refuse le jour même où le prix a été décerné, une attitude qui aura peut-être choqué nombre d´observateurs, mais qui traduit l´indiscutable cohérence d´un écrivain qui avait déjà annoncé la couleur en publiant l´année précédente La littérature à l´estomac, cité plus haut.
Après Le Rivage des Syrtes en 1951 et Un balcon en forêt en 1958(dont on a tiré un film réalisé par Michel Mitrani en 1977), Julien Gracq n´a cessé de publier jusqu´en 2002, l´année où paraissait toujours chez José Corti, Entretiens, des interviews accordées le long de sa carrière, mais la fiction, il l´avait délaissée- petit à petit d´abord et définitivement ensuite- dès la parution en 1970 (curieusement l´année de sa retraite de l´enseignement) de La Presqu´île. Pendant ce temps, son talent d´écrivain s´est surtout exercé dans le domaine de la critique littéraire, de l´essai, et des impressions surtout géographiques sous forme de carnets : Préférences (1961), Lettrines I et II (1967 et 1974), En lisant, en écrivant (1980), Carnets du Grand Chemin (1992) et deux livres consacrés à des villes comme La forme d´une ville (1985) sur Nantes et Autour des sept collines (1988) sur Rome, un portrait sans complaisance de la ville éternelle. À noter aussi, dans sa production littéraire, les titres Liberté Grande (1947) et Les eaux étroites (1976) et les deux pièces de théâtre Le roi pêcheur (1948), à laquelle j´ai déjà fait référence, et Penthésilée (1954) ; traduction d´une œuvre de Kleist).
Se fixant définitivement à Saint—Florent –le –Vieil en 1992, aux côtés de sa sœur Suzanne (décédée en 1996), Julien Gracq dans sa vieille demeure n´aura jamais quitté l´univers littéraire, mais la conduite frugale et sobre de sa vie l´aura empêché de succomber à toute tentation de jouer le rôle, souvent pervers, de donneur de leçons. Julien Gracq était le grand aristocrate de la littérature française. Pas un aristocrate de condition, mais un aristocrate de la pensée et de la plume.

*Le sort a voulu que Julien Gracq eût été un des rarissimes écrivains à voir ses œuvres publiés de son vivant dans la célèbre collection La Pléiade, chez…Gallimard.

**C´est après avoir lu Le Rivage des Syrtes, que Erik Arnoult aura eu l´idée de prendre comme pseudonyme le nom d´Erik Orsenna.


P.S- On peut trouver de belles images de Julien Gracq sur le beau site de Gérard Bertrand(http://www.gerard-bertrand.net).