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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 décembre 2023

Chronique de janvier 2024.

 

Jacques Laurent, portrait d´un hussard plutôt grognard.

 

Dans son essai qui a fait jaser Grognards et Hussards, paru pour la première fois en 1952 dans Les Temps Modernes, revue dirigée para Jean-Paul Sartre, Bernard Frank a renvoyé dos à dos non seulement les mandarins de la critique comme Robert Kemp et Émile Henriot, mais aussi ceux qu´ils tenait pour leurs successeurs, les Hussards, comme Antoine Blondin, Roger Nimier, Michel Déon ou Jacques Laurent qui venaient de réveiller une droite littéraire placée sous le patronage de Jacques Chardonne et Paul Morand –peut-être à un moindre degré de Drieu La Rochelle – qui portait l´amour du style et l´impertinence en étendard. Ils formaient un ensemble hétéroclite avec quelques traits en commun comme le goût d´un style bref et incisif, un anticonformisme volontiers insolent et l´héritage d´un patrimoine littéraire français qui se réclamait d´écrivains comme le cardinal de Retz, le duc de Saint-Simon, Stendhal ou Alexandre Dumas. Ils soutenaient en plus l´Algérie française et s´opposaient bien entendu à l´existentialisme sartrien. Toujours est-il que les écrivains rattachés à ce mouvement n´ont jamais prétendu constituer un groupe –tout en étant relativement proches les uns des autres, ils n´étaient pourtant pas aussi intimes que cela selon Michel Déon - et que le nom que le mouvement a pris fut inspiré par autrui –sans doute Bernard Frank lui-même – à partir du nom d´un roman –Le hussard Bleu -écrit par celui tenu pour le chef de file du groupe, à savoir Roger Nimier, décédé prématurément en 1962 dans un accident de voiture.

On sait que si vous consultez un dictionnaire de référence, vous constaterez que le nom grognard est non seulement allusif à quelqu´un qui grogne, mais aussi au soldat de la Vieille Garde de Napoléon Ier, à un vieux soldat tout court dans une acception plutôt littéraire du mot, ou encore à un militant de longue date d´un mouvement politique qui en défend les principes avec intransigeance. Un hussard, pour sa part, était autrefois un soldat de la cavalerie légère dans diverses armées. Or, si l´on s´en tient strictement à la signification la plus courante du mot grognard, celui qui grogne, on pourrait dire que Jacques Laurent, un des noms les plus emblématiques du soi-disant mouvement littéraire des Hussards, était lui aussi un peu grognard.   

Jacques Laurent Cély qui a souvent signé aussi Cécil Saint –Laurent (entre autres pseudonymes), mais surtout Jacques Laurent, romancier, essayiste et journaliste français, est né à Paris le 5 janvier 1919. Fils d´un avocat inscrit au barreau de Paris, combattant de la Grande Guerre et militant de la Solidarité Française de François Coty, mouvement contestataire qui se radicalise dans les années trente avant d´être dissous par le Front Populaire, Jacques Laurent était par sa mère neveu d´Eugène Deloncle, fondateur de la Cagoule, organisation politique et militaire clandestine de nature terroriste, fort active dans les années trente en France.

Après des études au lycée Condorcet et de philosophie à la Sorbonne, il a commencé à écrire dans de différentes publications où il étalait au grand jour ses idées nationalistes. Il s´est même inscrit à l´Action Française de Charles Maurras quoique plus tard –dans Histoire égoïste, par exemple - il eût proféré une phrase énigmatique sur son engagements des années trente et quarante : «C´est parce que je rencontrais l´Action Française que j´échappais au fascisme». Toujours est-il qu´il a bel et bien flirté –et peut-être ma plume baigne –t- elle ici un tant soit peu dans des couleurs euphémistiques -   avec le fascisme en rejoignant Vichy où il a été chef de bureau au Secrétariat général à l´information sous l´autorité de Paul Marion. Il a également contribué à Idées, revue de La Révolution Nationale, où il a un jour écrit ce qui suit sous le pseudonyme de Jacques Bostan : « « la seule vocation qui doit nous animer est la recherche obstinée d’une union valable entre la préservation de notre esprit et la préservation de notre sol ». C´était le rapprochement de la littérature et de l´engagement politique nationaliste. Ce fut en se servant du même pseudonyme qu´il a publié, à la fin de l´Occupation, le livre Compromis avec la colère, un recueil de sept articles dédié à «un mort» qui est en fait une défense et illustration de la Révolution Nationale du Maréchal Philippe Pétain à Vichy et de sa conception du redressement de la France. 

Après la guerre, il s´est consacré à l´écriture, construisant une œuvre qui a suscité au fil des ans l´admiration de ses pairs et même de ses adversaires pour son franc-parler et sa liberté de ton, une œuvre couronnée, entre autres distinctions, par le prix Goncourt en 1971 pour Les Bêtises, et l´entrée en 1986 à l´Académie Française. Néanmoins, son œuvre n´était nullement celle d´un ermite qui se renferme sur soi-même, faisant fi du monde qui l´entoure. D´une part, son intervention littéraire s´est également traduite par la fondation de quelques revues qui n´ont jamais été en odeur de sainteté ni avec le pouvoir en place ni avec les milieux littéraires parisianistes de gauche qui tenaient à l´époque le haut du pavé. D´autre part, il a cultivé tout le long de sa vie sa veine de polémiste qui lui a parfois taillé bien des croupières. En 1953, il a fondé La Parisienne dont le logo fut dessiné par Jean Cocteau. À cette revue mensuelle anticonformiste ont collaboré ses amis les Hussards de la revue La Table Ronde, mais aussi d´autres plumes qui comptaient à l´époque comme Marcel Aymé, Jean-François Deniau, Henry de Montherlant, André Fraigneau, Paul Léautaud, Jacques Perret, Maurice Pons, le prix Nobel Maurice Martin du Gard ou  la jeune Françoise Sagan. D´un ton provocateur, il a tiré à boulets rouges sur le ministre de la Culture André Malraux  qu´il a accusé de «vivre tranquillement en pelotant des chefs -d´œuvre plastiques après avoir envoyé tant de jeunes gens au casse-pipe». La plupart des textes de cette revue littéraire seront rassemblés plus tard dans un recueil intitulé Les années 50. Entre 1954 et 1959, il a dirigé la revue hebdomadaire Arts, la revue où a débuté le critique de cinéma et futur cinéaste François Truffaut.   

Sa veine de polémiste s´est fait indiscutablement remarquer dans son opposition au Général Charles de Gaulle qu´il n´a jamais porté dans son cœur. Jacques Laurent, je l´ai écrit plus haut, faisait partie des partisans de l´Algérie Française et donc il n´a pas vu d´un bon œil le projet d´autodétermination qui a débouché sur les accords d´Évian et donc l´indépendance de l´Algérie. Son indignation – et celle de beaucoup d´autres - s´est matérialisée dans le lancement en 1960 de la revue L´Esprit Public devenue avec le temps –ou du moins a-t-elle souvent été présentée de la sorte - «l´organe officieux de l´OAS», l´Organisation de l´Armée Secrète, une organisation terroriste clandestine française, proche de l´extrême –droite, créée le 11 février 1961 afin de défendre par tous les moyens la présence française en Algérie. Pourtant, trop réactionnaire à son goût, Jacques Laurent a quitté la revue en 1963, trois ans avant sa fermeture. Mais sa hargne contre De Gaulle s´est accentuée en 1964 lorsqu´il a publié un pamphlet intitulé Mauriac sous De Gaulle où il s´en est violemment pris à Charles de Gaulle et au Prix Nobel François Mauriac qu´il a accusé d´être l´écrivain officiel du régime gaullien. Ce pamphlet lui a valu l´année suivante une condamnation pour «offense au chef de l´État». Le procès a connu un certain retentissement et vingt-deux écrivains ont publiquement défendu Jacques Laurent dont Jean Anouilh, Françoise Sagan, Marcel Aymé et Jean-François Revel. Par écrit, François Mitterrand –que Jacques Laurent avait connu du temps de Vichy –a témoigné en sa faveur. Lors du procès, Jacques Laurent a déclaré, lançant une nouvelle pique au Général : « La situation de l'histoire des affaires est unique. Vingt ans après la Terreur, n'importe quel historien pouvait dire ce qu'il pensait de la Terreur ; vingt ans après le 18 Brumaire,  n'importe quel historien pouvait dire ce qu'il pensait du 18 brumaire ; vingt ans après la  Terreur Blanche, n'importe quel historien pouvait s'exprimer librement sur la Terreur blanche ; vingt ans après le 2 décembre, on pouvait parler du 2 décembre selon sa conviction ; vingt ans même, pour prendre un événement plus rapproché, après l'arrestation de Caillaux sous Clemenceau, on pouvait défendre Caillaux si on le voulait, ou en tout cas écrire un livre d'histoire absolument libre sur ce qui s'était passé entre 1914 et 1918. Mais vingt-cinq ans après le 18 juin, j'apprends par le réquisitoire qu'il est interdit de le commenter ». Son acharnement contre De Gaulle l´a encore poussé à publier un nouvel opus, Année 40, avec Gabriel Jeantet, publiciste d´extrême-droite et ancien membre de la Cagoule, où il est allé jusqu´à contester l´importance de De Gaulle dans l´organisation de la Résistance.

En tant qu´écrivain, surtout romancier et essayiste, sa réputation ne fut jamais entachée par ses polémiques. Néanmoins, le succès de ses livres ne fut pas immédiat, d´ordinaire il lui a  fallu patienter des années pour que son talent fût reconnu. Ce fut par exemple le cas du roman Les corps tranquilles, publié en 1948, un an après Mort à boire et Caroline Chérie, un grand succès commercial et populaire (deux millions d´exemplaires vendus), publié sous le pseudonyme de Cécil Saint-Laurent, qui lui a permis d´écrire en concomitance ce qui lui plaisait bien. Les corps tranquilles c´est un long roman de près de 1000 pages serrées, écrit avec une souveraine liberté de ton et d'audace (et d'audaces) C´est le livre de la légèreté, du désengagement, de l’amour, du poids du hasard, de la nonchalance.

Son autre grand roman est Les Bêtises, publié en 1971 et qui a obtenu le Prix Goncourt en 1971. Commençant par une aventure désinvolte, intitulée «Les Bêtises de Cambrai» et située dans la France d'après 1940, le créateur de Gustin est obligé de relire son récit pour le rendre publiable, en l'étoffant. Il se livre à un «Examen du texte» et de ses sources qui aboutit finalement à une autobiographie quelque peu retouchée. Après quoi, il abandonne la plume pour devenir planteur, puis note au jour le jour ses actes et ses réflexions dans «Le Vin quotidien». En les creusant un peu, il parvient à une philosophie dans un quatrième texte en forme d'essai dit «Fin Fond». Derrière l'apparente disparité, le narrateur se traque dans son héros et nous mène dans une aventure autour du monde.

Un autre livre à retenir de Jacques Laurent est Histoire égoïste, essai paru en 1976. On nous présente dès le début le propos de ce livre : «Histoire égoïste n´est pas un roman, mais des mémoires qui ont une saveur de roman. On y trouvera un regard pénétrant mais tendre sur des années d´enfance et d´apprentissage, la formation de la sensibilité d´un écrivain, les péripéties d´une existence aussi flâneuse qu´agitée : Jacques Laurent est né le 5 janvier 1919, entre l´armistice et la paix. Ce livre n´est pas un livre de doctrine mais il évoque les combats d´idées et les combats d´images. C´est un itinéraire intellectuel traversé par les redoutables crises de l´Histoire : Munich, la défaite, Vichy, la Libération, le gaullisme, la guerre d´Algérie, la guerre du Vietnam. C´est un examen, un bilan, où apparaît une ligne de force, une rectitude maintenue à travers les vicissitudes du fascisme ou de la société libérale avancée, «la société cataleptique» comme l´a baptisée l´auteur (…) Désormais pour parler de notre temps, il faudra recourir à ce livre qui est à la fois l´œuvre d´un mémorialiste et d´un moraliste».

Je tiens à mettre également en exergue le roman Le dormeur debout, paru en 1986. On a affaire à un personnage –Léon-Léon, le héros du roman – pour qui la vie est un conte à dormir debout. A-t-il été terroriste en 1937 ? Pendant l´Occupation, a-t-il servi la milice ou la Résistance ? Qu´a-t-il commis à Ulm, en 1945 ? Et quelles femmes a-t-il aimées ? Les feuillets qu´il nous laisse avant de disparaître ne font qu´épaissir ces mystères. Comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, dans cette chronique trompeusement ancrée dans les événements politiques et historiques de notre époque, le véritable héros, c´est l´imaginaire, puisque, Jacques Laurent a fait sienne la formule de Stendhal selon laquelle «mentir» signifie «inventer» (à lire, à ce propos son brillant essai Stendhal comme Stendhal ou le mensonge ambigu).  

Jacques Laurent est avant tout un écrivain qui se dévoile dans ses écrits, ses essais étant en quelque sorte une biographie intellectuelle et sentimentale fût-elle inventée. On dessine ainsi d´une touche un tant soit peu stendhalienne un chef-d´œuvre imparfait.

Jacques Laurent s´est suicidé le 29 décembre 2000. Quelques années plus tard, en septembre 2011, l´essayiste et romancier Christophe Mercier a révélé que Jacques Laurent s´était donné la mort par tristesse, à la suite du décès de son épouse, survenu quelques mois plus tôt et pour ne pas connaître la déchéance physique de la vieillesse. Jacques Laurent quels qu´eussent été ses engagements fut avant tout un homme libre pour qui, de son propre aveu, la tranquillité de l´esprit ne fait pas partie des droits de l´homme. Je ne puis rendre un meilleur hommage à cet écrivain frondeur, provocateur et original, mais aussi à l´homme qui a cultivé l´amitié et aimé la vie qu´en terminant cette chronique reproduisant les paroles lucides que Christophe Mercier a écrites sur lui : «Jacques Laurent, faux égoïste, témoignait à ses amis une grande attention. Il aimait la littérature, les femmes, le whisky, l´amitié et la nuit. Il restera l´un des grands esprits de son temps, et on reconnaîtra un jour qu´il en est l´un des plus grands écrivains». 


jeudi 21 décembre 2023

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le livre Par-delà l´oubli d´Aurélien Cressely, publié aux éditions Gallimard.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-par-dela-loubli-un-roman-daurelien-cressely-375087




samedi 9 décembre 2023

Centenaire de la naissance de Jorge Semprún.


Demain, 10 décembre, on signalera le centenaire de la naissance de l´écrivain espagnol de langue française Jorge Semprún, décédé à Paris le 7 juin 2011. 

Vous pouvez lire dans les archives de ce blog la chronique que je lui ai consacrée en juin 2008, tois ans avant sa mort(sur laquelle j´ai aussi écrit quelques lignes). 

Centenaire de la naissance d´Urbano Tavares Rodrigues.

Mercredi 6 décembre, on a signalé le centenaire de la naissance de l´écrivain portugais et professeur de Littérature Française à la Faculté des Lettres de l´Université de Lisbonne Urbano Tavares Rodrigues, décédé à Lisbonne le 9 août 2013. Vous pouvez consulter dans les archives de ce blog les lignes que j´ai consacrées à cet homme généreux -dont j´ai eu l´honneur d´être l´élève- lors de sa mort. 


Centenaire de la mort de Maurice Barrès.

Lundi 4 décembre, on a signalé le centenaire de la mort, à Neuilly -sur-Seine, de Maurice Barrès, né le 17 août 1862, à Charmes (Vosges). Il fut un homme politique et une figure de proue du nationalisme français, mais il fut avant tout un admirable écrivain, auteur de livres memorables comme Les Déracinés, Le jardin de Bérénice, Sous l´oeil des barbares ou Le jardin d´Oronte entre autres. 

Un écrivain à lire ou à relire, sans aucun doute.



mercredi 29 novembre 2023

Chronique de décembre 2023.

 


 La valise et l´humour de Sergueï Dovlatov.

S´il n´étalait pas au grand jour ses origines juives, toujours est-il que Sergueï Dovlatov émaillait ses écrits d´un humour un brin corrosif et une autodérision qui le rapprochaient quelque peu du traditionnel humour juif qu´Adam Biro a si admirablement décrit dans son Dictionnaire amoureux de l´humour juif, paru en 2017 chez Plon.

Si aujourd´hui Sergueï Dovlatov, plus de trente ans après sa mort, est un auteur populaire dans le monde entier y compris dans son pays d´origine, la Russie, de son vivant il fut un auteur plutôt maudit ou du moins un auteur qui, victime des coups de boutoir de la censure soviétiques, n´a jamais pu voir ses livres publiés en Union Soviétique. Connu en ce temps-là surtout comme journaliste – il a travaillé dans divers journaux et magazines de Leningrad (nom de Saint-Pétersbourg pendant la période soviétique), puis comme correspondant à Tallinn du journal Estonie soviétique – ses tentatives de se faire publier en Union Soviétique ont toujours échoué. L´ensemble de son premier livre fut d´ailleurs détruit sur ordre du KGB. Mais l´échec le poursuivait dés sa jeunesse où, après avoir suivi des études de langue finnoise, il fut recalé à quatre reprises dans l´examen d´allemand à l´Institut de Philologie de l´Université de Leningrad, un institut qui constituait un passage obligé pour quiconque voulait devenir écrivain. C´est là qu´il a rencontré Asia Pekurovskaia, sa future femme et fréquenté les poètes Joseph Brodsky, Evgueni Rein, Anatoli Naiman et Andreï Ariev. À la suite de son bannissement de l´Université, survenu en 1961, Serguei Dovlatov a été mobilisé à l´Armée et affecté à la surveillance des camps de travail. En 1965, il fut démobilisé et a pu retourner à Leningrad.

 Si Leningrad semble omniprésente dans la vie de Serguei Dovlatov et peut-être considérée en quelque sorte comme sa ville natale, ce n´est pourtant pas dans l´ancienne capitale russe (sous le nom de Saint-Pétersbourg) qu´il est né le 3 septembre 1941, mais à Oufa, une ville de l´Ouest de la Russie. La raison en est que sa famille a dû être évacuée en République de Bachkirie pendant le siège de Leningrad. Serguei Dovlatov est né de parents d´origine juive et arménienne respectivement. Son père, Donat Isaakevitch Metchik a travaillé comme metteur en scène de théâtre et sa mère, Nora Dovlatova, fut d´abord actrice de théâtre avant de devenir correctrice pour des journaux et des maisons d´édition. Ses parents ont divorcé en 1949 et dès cette date Serguei a vécu avec sa mère. Il fut d´ailleurs rapidement inscrit sous son nom, Dovlatova, en partie en raison de la lutte contre le cosmopolitisme et les étrangers qui sévissait alors en Urss et qui a principalement visé les juifs comme son père.

Ses démêlées constantes avec les censeurs soviétiques ont mené à son expulsion de l´Union des journalistes de l´Urss. En 1976, il publiait essentiellement dans des magazines en langue russe d´Europe occidentale, surtout Continent et Temps et nous. En 1978, sa vie a pris un nouveau tournant. Le 18 juillet, il fut arrêté et emprisonné pendant quinze jours. La police a alors parlé de «dissidence mineure», de «rencontres avec des journalistes occidentaux» et l´a accusé de proxénétisme et de parasitisme social. L´arrestation est intervenue un mois après que Radio Liberty eut adapté Le livre invisible dans une version radiophonique. Le Kgb lui a proposé de quitter le pays et ce fut chose faite dès le 24 août 1978. Avec sa mère –sa femme Elena et sa fille Katia avaient déjà émigré aux États-Unis –il a pris l´avion pour Vienne où il a fréquenté la diaspora russe et d´autres candidats à l´émigration vers l´Occident. Il a alors fait parler de lui, l´une de ses nouvelles ayant été publiée dans l´importante revue La Pensée Russe. Il a également rencontré le dramaturge polonais Slawomir Mrozek qu´il tenait en haute estime.

En février 1979, il est parti aux États-Unis où il a pu publier ses écrits –d´abord dans des revues prestigieuses comme The New Yorker et Panorama, puis sous forme de livre. Il a alors entamé une véritable carrière littéraire jusqu´à son décès le 24 août 1990 –douze ans jour pour jour après avoir quitté l´Union Soviétique – à la suite d´une crise cardiaque dans l´ambulance qui l´emmenait à l´hôpital.

Le grand poète et essayiste Joseph Brodsky, Prix Nobel de Littérature en 1988, a dit de Dovlatov : «Il est le seul écrivain russe dont les œuvres seront lues jusqu´au bout» et «Ce qui est décisif c´est le ton que chaque membre d´une société démocratique peut reconnaître : l´individu qui ne se laisse pas enfermer dans le rôle de la victime, qui n´est pas obsédé par ce qui le rend différent».

Dovlatov et Brodsky sont contemporains. Leur destin, en général, est similaire à bien des égards et tous deux se sont retrouvés aux États-Unis. Le succès de Dovlatov, bien sûr, ne peut pas se mesurer à celui de Brodsky à l'échelle mondiale, mais la réussite de Dovlatov est extraordinaire si l´on teint compte du fait qu´il a gardé l´essence russe de ses écrits et connaissait plutôt mal la langue anglaise, contrairement à Brodsky qui était toujours axé sur la poésie anglophone et, à un moment donné, a même commencé à écrire en anglais. Et pourtant, une fois aux États-Unis, dans un pays étranger, Dovlatov a publié dans le prestigieux The New Yorker  et cela lui a apporté sa renommée auprès des Américains..  

Dovlatov s´est éteint au moment où le rideau de fer venait de tomber et où l´Union Soviétique était près de l´agonie. Elle allait s´écrouler l´année suivante. Comment Serguei Dovlatov, s´il était encore en vie, aurait –il vécu la chute du communisme et le démembrement de l´Union Soviétique ? On pourrait dire que la sobriété de Dovlatov était en quelque sorte contraire à la volonté de la classe moyenne russe, dans l'ère post –soviétique et post -communiste des années 1990, de se développer économiquement. Or c'est curieusement et paradoxalement à cette époque que la popularité de Dovlatov et de ses œuvres ont connu une ascension fulgurante. Néanmoins, selon son ami, le poète Andreï Arev, Dovlatov n'était pas un être politique, mais il était tout autant difficile de dire qu'il était apolitique. Pour Dovlatov, l'homme ne vivait qu'avec des passions simples : amour, haine, n'importe quoi, mais pas dans une entreprise collectiviste. La conscience de Dovlatov était absolument anti-collectiviste, donc il n'a jamais fait de déclarations politiques, sauf seulement pour défendre un ami qui était en difficulté.

En français, les œuvres de Serguei Dovlatov sont en cours de publication chez l´éditeur suisse La Baconnière. Les livres de celui qui est devenu l´écrivain russe d´après-guerre le plus lu en Russie depuis la fin du communisme, sont en grande partie autobiographiques. Le livre invisible suivi de Le journal invisible est une des œuvres les plus emblématiques de l´auteur et qui ont contribué à asseoir et consolider sa réputation. Le livre invisible retrace ses tentatives éditoriales en Urss et conte l´absurdité qui s´empare des dernières décennies post- staliniennes. L´impossibilité de publier dans son pays sera l´une des causes principales de son émigration aux États-Unis. Dans une prose teintée d´humour et d´autodérision, il met en scène ses propres échecs, s´interrogeant même sur les raisons qui pourraient pousser les lecteurs à lire ses livres, comme il l´affirme dès l´avant-propos : «C’est avec inquiétude que je prends la plume. Qui va s’intéresser aux confessions d’un raté ès lettres ? Et quelles leçons tirer de son récit ? D’ailleurs ma vie manque d’attributs tragiques. Ma santé est florissante. Ma famille m’aime. Et je sais que je trouverai toujours un travail qui me permettra d’assurer normalement mon existence sur le plan biologique. Comme si ce n’était pas suffisant, je bénéficie d’un certain nombre d’avantages. Je parviens sans peine à prédisposer les gens en ma faveur. J’ai commis plusieurs dizaines d’actes sanctionnés par le code pénal et qui sont demeurés impunis. Je me suis marié deux fois, et ces deux unions ont été heureuses. Et pour couronner le tout, j’ai un chien. Ce qui est vraiment un luxe superflu. Mais pourquoi dans ce cas ai-je l’impression de me trouver au bord d’une catastrophe? D’où me vient le sentiment d’être totalement inadapté à cette vie? Quelle est la cause de mon abattement ? Je veux essayer d’y voir clair. J’y pense sans cesse. Je rêve d’invoquer le spectre du bonheur… Je regrette d’avoir écrit ce mot. Les images qui y sont associées tendent de l’infini vers zéro. Quelqu’un de ma connaissance affirmait sérieusement que son bonheur serait parfait si la gérance de son immeuble changeait le tuyau de canalisation… ». Dans Le journal invisible, Dovlatov et ses amis, journalistes russes fraîchement immigrés, se confrontent à la réalité de la gestion d’une entreprise dans un marché libéral férocement concurrentiel alors qu’ils tentent de fonder un journal russophone à New York.

Quant à La Zone, c´est le premier livre de Dovlatov qui retrace l´année (1962) où il prend ses fonctions de garde dans le camp à régime spécial d´Oust –Vinsk, au Kazakhstan, un camp de prisonniers de droit commun. Dans une atmosphère multiethnique où les rôles principaux se redistribuent entre simples soldats, gradés et prisonniers en tout genre, l´auteur relate les événements qui accompagnent la vie du camp, sous la forme d´épisodes singuliers. La Zone, comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, est un témoignage romancé du monde concentrationnaire, de son langage et de ses lois propres. Dans ce texte, Dovlatov manie on ne peut mieux l´ironie, qu´il élèvera au fil du temps à la catégorie d´un art, et relate la violence et l´amour, l´absurdité et la loi dans un monde où la parole demeure le seul moyen de transformer la réalité du camp.

Dans La valise -la valise est celle qu´il emporte lorsqu´il quitte la Russie -, l´auteur, à travers huit objets, ressuscite les souvenirs de la vie passée en Russie et sont le prétexte à autant d´histoires du quotidien, pleines de malice. Il prend le parti de l´absurdité de la vie par le biais du rire, sans jamais tomber dans le pathétique.

Dans Le compromis, l´écrivain raconte les coulisses de douze articles publiés dans des journaux estoniens de langue russe. Les récits de ce livre témoignent du bras de fer permanent auquel le journaliste a dû se livrer face à la censure soviétique. Face aux injonctions du Parti, d´aucuns ont ployé, d´autres se sont rebellés et beaucoup d´entre eux se sont abîmés dans la vodka.

Dans Le domaine Pouchkine, Dovlatov met en scène Boris Alikhanov –peut-être son alter ego –un jeune auteur impubliable de Leningrad qui se fait embaucher le temps d´un été comme guide au domaine Pouchkine, à Pskov. Sur place, il se confronte aux grands questionnements qui ont été également ceux de Pouchkine en son temps, comme son œuvre, sa relation au pouvoir, sa vie familiale et ses problèmes financiers. Pourtant, dans les coulisses de ce divertissement, l´histoire personnelle du narrateur s´assombrit…

Enfin, La Filiale raconte l´histoire de Dalmatov, l’alter ego de Dovlatov, journaliste qui doit rendre compte de l’événement et va se confronter au désespoir tragicomique de cette diaspora russe; ainsi qu’à une apparition: son premier grand amour, la fatale Tassia. La Filiale est d’abord un grand roman sur l’amour, où le narrateur se laisse porter par ses souvenirs. Ceux de l’humiliation et du doute, des transports et des joies. Néanmoins, la censure et les obstacles à la liberté de parole des écrivains est naturellement à l´ordre du jour, comme à la page 72 où, aux États-Unis,  le spécialiste de littérature Erdman, au moment de l´agonie de l´Union Soviétique, répond avec une certaine dose d´irritation quand on lui demande quelle est la différence entre la Russie et l´Amérique, alors qu´aucune de deux ne peut se prévaloir de vivre en liberté : «Il y en a une, qui n´a rien de négligeable. Ici, après une remarque de ce genre, tu vas tranquillement monter dans ta voiture et rentrer chez toi. Tandis qu´un habitant de Moscou ou de Leningrad, tout récemment encore, aurait été emmené par une voiture de police. Et, au lieu de regagner son domicile, il se serait retrouvé dans une cellule, en détention provisoire».

Tout en se servant de l´ironie et de l´autodérision, comme on l´a vu tout au long de cette chronique, Serguei Dovlatov comme tous les écrivains qui été victimes de la censure, a fait, à sa guise,  de la littérature un outil de résistance.

 

vendredi 24 novembre 2023

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur Le Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le livre de Michel Eltchaninoff Lénine a marché sur la lune, chez Solis/Actes Sud.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-lenine-marche-sur-la-lune-de-michel-eltchaninoff-373446




dimanche 19 novembre 2023

A.S.Byatt(1936-2023).

 


L´écrivaine britannique A.S.Byatt, qui a été récompensé par le Booker Prize en 1990 pour son roman Possession est morte vendredi à ´âge de 87 ans, a annoncé sa maison d´édition.

Née le 24 août 1936 à Sheffield, dans le Yorkshire (nord de l’Angleterre), Antonia Susan Byatt a fait ses études à Cambridge, à Bryn Mawr College en Pennsylvanie, puis à Oxford.

Elle a ensuite enseigné la littérature anglaise et américaine à University College de Londres, avant de se consacrer entièrement à la littérature à partir de 1983.

Son premier roman Shadow of a Sun publié en 1964, raconte l’histoire d’une jeune fille grandissant à l’ombre d’un père dominateur. The game, en 1967, étudie la relation entre deux sœurs.

Son livre le plus connu, Possession, on l´a vu, a reçu le Booker Prize, qui récompense les meilleurs auteurs anglophones du Commonwealth et d’Irlande.

Il a été adapté au cinéma en 2002 par Neil LaBute, avec l’actrice Gwyneth Paltrow.

mardi 7 novembre 2023

Le Prix Goncourt 2023 attrbué à Jean-Baptiste Andrea.

 

Le prix Goncourt 2023 a été attribué aujourd´hui à l´écrivain Jean-Baptiste Andrea pour son roman Veiller sur elle, publié aux éditions L´Iconoclaste. L´intrigue du roman se déroule dans l´Italie fasciste. Il s´agit d´une fresque de 500 pages qui mêle l´histoire de l´Italie au vingtième siècle, une amitié fusionnelle entre un sculpteur pauvre et une aristocrate et la passion pour l´art. Ce roman avait déjà reçu
le Prix du Roman FNAC 2023. 


dimanche 29 octobre 2023

Chronique de novembre 2023.

 


Jean Sénac, le poète solaire.

 

Dans un texte inédit écrit pour le site de la revue Ballast en 2014, le poète, écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires Éric Sarner, Français né à Alger en 1943, a choisi en épigraphe une phrase de Jean Renoir à propos de Pier Paolo Pasolini : «Ce qui fait scandale…c´est sa sincérité». Cette phrase, on s´en serait douté,  n´a pas été choisie au hasard, elle s´applique on ne peut mieux à l´écrivain sur lequel Eric Sarner brosse un portrait fouillé et émouvant. Cet écrivain dont on a signalé le 30 août le cinquantième anniversaire de son assassinat en des conditions mystérieuses, dans la cave qu´il occupait sans un sou et mis au ban en pleine Algérie indépendante, n´est autre que Jean Sénac. Nombre de lecteurs n´auront jamais entendu parler de cet immense poète –le poète de l´indépendance algérienne comme il est souvent présenté - dont les éditions du Seuil viennent de publier le journal intime inédit - carnets, notes et réflexions-écrit entre 1942 et 1973, l´année de sa mort tragique. Une édition, préfacée et établie par Guy Dugas (responsable des Archives Sénac), joliment intitulée Un cri que le soleil dévore.

Poète brillant, personnalité hors du commun qui avait comme frères en poésie Constantin Cavafis, Pier Paolo Pasolini, Federico García Lorca, Baudelaire, Verlaine, Genet, Ginsberg ou René Char, ami de Camus qu´il tenait pour son maître en écriture, mais dont il s´est éloigné lors de la  guerre d´Algérie, Jean Sénac était également socialiste d´humeur anarchiste, chrétien mécréant -ou chrétien anarchiste, selon l´écrivain Emmanuel Roblès -, homosexuel et un esprit en permanente ébullition qui écrivait sur tout ce qu´il trouvait –tickets d´autobus ou papier toilette – gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. Dans le texte cité plus haut, Éric Sarner écrit : «Jean Sénac poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d´Alger, qui n´eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n´y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de «la guerre dans le cœur», et des lyrismes exorbitants».

Jean Sénac est né le 29 novembre 1926 à Beni- Saf en Oranie, Algérie. Beni –Saf était un petit port de pêche à l´entrée d´une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. Sa famille était d´extraction modeste. Son grand-père maternel, Juan Comma, était originaire de la Catalogne et travaillait à la mine de fer. Jean Sénac n´a pas connu son père, peut-être gitan, et jusqu´à l´âge de 5 ans il porte le nom de sa mère, Comma (sa mère s´appelait Jeanne Comma). C´est à cette époque-là que l´éphémère époux de sa mère et géniteur de sa sœur Laurette, Edmond Sénac, l´a reconnu comme son fils.

Jean Sénac a naturellement suivi la Seconde Guerre Mondiale depuis la colonie française d´Algérie où, en jeune innocent dont la personnalité était encore en train de se former, il fondait des espoirs sur le vieux Maréchal Philippe Pétain qui avait signé l´armistice avec l´occupant nazi, mais qui d´après le jeune Sénac, à l´ardeur nationaliste à toute épreuve, reprendrait le navire pour la résurrection de l´âme française comme il a écrit dans ses carnets le 16 octobre 1943, à l´âge de 16 ans: «Vers 18h15, nous avons parlé avec M. Davy de la politique actuelle : une bande de dépravés tiennent le navire !Des parvenus, des aventuriers. Sous le couvert «À mort le Boche !», ils veulent nous faire avaler leurs microbes mortels. Mais le jour viendra où le Boche et l´Anglais, le Soviet et le Franc-maçon, boutés hors de chez nous par des cœurs vaillants et purs, des âmes bien françaises, le bon droit reprendra le dessus. Notre vieux Maréchal, que Dieu et Jeanne voudront conserver jusque-là, reprendra le Navire. Avec ce pilote et ses matelots, nous toucherons au plus beau des ports. La Libération du Sol est proche ! Aux armes, Français, la résurrection des âmes est proche ! Aux armes, volontés pures et nobles ! La France aime le Maréchal ! L´Empire aime le Maréchal ! Le jour viendra où nous pourrons lire sous une modeste statue sculptée par un bras bien français : Philippe Pétain/ Maréchal de France/Rénovateur de la Patrie/Par deux fois l´a bien mérité/de son pays».         

Sa passion pour l´écriture, la littérature, et particulièrement pour la poésie lui est venue assez tôt, son premier poème, datant de 1941, ayant été publié en novembre 1942. Néanmoins, il était aussi un bon dessinateur et sa sensibilité aux arts plastiques l´a fait envisager une formation aux Beaux -Arts. Il a fait des critiques d´art pour la presse écrite, en parlant des peintres natifs d´Algérie et en prenant parti pour l´art abstrait. De toute façon, la poésie a définitivement pris le dessus et en 1947 il n´avait aucun doute qu´il serait un poète qui ferait des mots l´espoir de sa vie, malgré les souffrances que l´art où il excellerait lui ferait endurer : «les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l´existence», a-t-il écrit un jour. Homme à la santé fragile, c´est du sanatorium de Rivet où il soignait une pleurésie qu´il a écrit en juin 1947 à Albert Camus, déjà un écrivain reconnu à l´époque. Selon Éric Sarner, la première lettre de Sénac était celle «d´un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l´époque, mais les conseils qu´il lui donne en retour du courrier –conseil de vie davantage que d´écriture –sont éminemment fraternels».

En ce temps-là, Jean Sénac lisait avidement tout ce qu´on publiait et voulait prendre part à tous les débats politiques, littéraires et philosophiques. L´année précédant le début de sa correspondance avec Camus, il a décrit dans ses carnets sa rencontre avec Simone de Beauvoir le samedi 23 février à l´hôtel Aletti à Alger et son avis (à lui, pas à elle) sur  l´existentialisme : «L´existentialisme n´est pas une philosophie du désespoir. Ne pas croire en Dieu et faire craquer les barreaux de la morale établie n´est pas désespérant. Au contraire, l´existentialisme fait confiance à l´homme qui fait sa vie et agit comme bon lui semble sans souci de doctrines. Dieu ne crée pas le destin de l´homme, c´est l´homme lui-même qui crée sa vie et cherche sa joie où il la trouve. L´existentialisme peut donc être optimiste et bon – ce qu´il fait est tel pour lui et peut paraître contraire aux autres. Simone de Beauvoir n´arrive pas à me donner une définition de sa philosophie. Je lui déclare tout net que je suis chrétien et poète, pas philosophe pour un sou. Me questionne sur ma vie, mes projets. Elle aime l´enseignement et me conseille de continuer en Algérie À Paris, vie dure et pénible (ex-étudiante qu´elle connaît), le froid. Les journaux ont entièrement faussé notre philosophie etc.». Simone Beauvoir pense qu´ à Alger on peut mieux travailler qu´à Paris : «Ce beau soleil, ce ciel, cette mer. Alger est superbe. Vous vous lasserez vite de Paris». Simone de Beauvoir salue le talent poétique de Jean Sénac en lisant quelques vers qu´il lui a montrés : Vous êtes incontestablement poète, sensible et sincère. Il faut travailler, préciser votre pensée, les germes sont bons». À la fin, Jean Sénac a demandé à Simone de Beauvoir si l´existentialisme était vraiment une philosophie. Elle lui a répondu : «oui, mais non une école littéraire».              

Avec le temps, il est devenu assez proche de l´éditeur Edmond Charlot, d´Albert Camus, d´Emmanuel Roblès (qu´il avait connu dès 1946) et d´autres écrivains qui comptaient comme Jean Cayrol, Mohammed Dib ou Jules Roy. Ce dernier, il l´a interviewé début 1947 pour L´Africain, journal algérois, et le moins que l´on puisse dire c´est que cette rencontre l´a profondément marqué comme on peut s´en apercevoir en lisant l´entrée de ses carnets du 8 janvier 1947, un mercredi à 10 heures du matin : «Hier soir, chez Charlot, j´ai rencontré Jules Roy qui m´a dédicacé ses poèmes. Venu pour l´interviewer, je suis resté tout bête devant lui, incapable de prononcer une parole. Sa franchise, sa gentillesse ont refoulé mes instincts de journaliste et je n´ai pu –sous le coup de l´émotion – que me taire et aimer Roy en silence. J´ai dû paraître tellement gauche et gamin. Ma timidité –contrastant parfois avec une folle audace -, mes «crises» de mémoire m´effrayent. Je constate avec angoisse mon faible bagage intellectuel et mon manque d´élocution qui m´empêchent d´agir comme je le voudrais». 

 Il a passé deux années en France métropolitaine, surtout à Paris,  avant de se fixer à Alger en 1952 où il s´est lié d´amitié avec des figures majeures du mouvement nationaliste et en 1955 il est reparti à Paris où il a rejoint la cause de l´indépendance algérienne. En dehors de quelques voyages en Espagne et en Italie, Jean Sénac est demeuré en France pendant toute la guerre.

Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, les relations entre Jean Sénac et Albert Camus se sont compliquées. Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, probablement aussi dans une correspondance encore inédite aujourd´hui, Jean Sénac a condamné Albert Camus pour des positions qu´il jugeait trop humanistes. La rupture s´est consommée début 1957, mais Sénac, de son propre aveu,  n´a jamais retiré à son maître en écriture une profonde et dramatique affection.

En décembre 1961, quelques mois avant l´indépendance, Jean Sénac s´insurgeait contre l´exaspération des Européens d´Algérie et prônait une solution radicale : «Dans l´horreur jusqu´au cou. Les Européens d´Algérie sont malades, traumatisés, mentalement détraqués. Seul un électro –choc pourrait les récupérer, les sauver : la prise immédiate du pouvoir par le FLN. Mais c´est encore un rêve. Nous allons donc assister, impuissants, désemparés, à cet atroce phénomène d´aliénation de toute une population aux réflexes infantiles, utilisée, exploitée par les fascistes de l´OAS qui ne voient en elle qu´une masse de manœuvre utile pour prendre le pouvoir en France. Même si les Européens arrivaient à constituer des enclaves, à créer une république française d´Algérie, ils seraient tôt ou tard vaincus par la République algérienne fortement armée et soutenue par le monde entier : j´imagine/dans 10 ans/l´entrée des troupes arabes à Oran, la détresse des Pieds-Noirs vaincus sans nul recours. Tristesse !».

Après l´indépendance, Jean Sénac a mené une vie très intense - tissée d´essais, poèmes, articles, conférences, voyages, rencontres – mais financièrement précaire. En 1969, ne pouvant plus payer les arriérés du loyer du morceau de villa qu´il occupait au-dessus de la petite plage de la Pointe Pescade, à trente kilomètres d´Alger, il a déménagé dans ce qu´il appelait sa «cave –vigie», deux pièces en sous-sol Rue Élisée- Reclus, dans la capitale algérienne. Jean Sénac vivait dans un dénuement presque total. Éric Sarner nous rappelle qu´il poursuivait ses chasses nocturnes qui le laissaient seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu´à plusieurs reprises il fut agressé. Depuis 1971, il a dit à ses proches : «ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c´est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j´ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau García Lorca». On ne peut s´empêcher de penser aux vers prémonitoires de Jean Sénac : «L´heure est venue pour vous de m´abattre, de tuer en moi votre propre liberté, de nier la fête qui vous obsède».

Le 30 août 1973, Jean Sénac fut assassiné dans sa «cave-vigie». Le meurtre n´a jamais été élucidé. Un délinquant fut arrêté quelques jours plus tard, mais il a fini par être libéré faute de preuves concluantes. Le médecin –légiste a constaté le décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Parmi les journaux, seuls El Moudjahid a annoncé la nouvelle, quasiment une semaine plus tard, le 5 septembre. Beaucoup ont rapproché ce meurtre de celui - survenu à Rome deux ans plus tard- de Pier Paolo Pasolini (voir la chronique d´août 2022), dont l´écrivain  Michel del Castillo dans son essai de 2002, Algérie, l´extase et le sang (éditions Stock) qui, lui, accentue ce rapprochement en mettant en exergue la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et donc de l´expiation.

Après l´édition de ses Oeuvres Poétiques complètes (Actes Sud, 2020) et sa biographie par Bernard Mazo (Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, 2013), Un cri que le soleil dévore est une étape de plus dans la redécouverte de l´œuvre d´un homme qui a payé de sa vie le courage de ses positions et sa volonté de vérité.  

Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore (1942-1973, Carnets, notes et réflexions), édition établie, présentée et annotée par Guy Dugas, éditions du Seuil (en partenariat avec El Kalima, Algérie), Paris, septembre 2023.

               

vendredi 27 octobre 2023

Before they disappear.

 


On ne peut que saluer la parution aux éditions Rue des Lignes du magnifique ouvrage Before they disappear où vous pouvez découvrir de belles photos de Berlin de Pawel Kocambasi(cinéaste gréco-polonais)agrémentées de beaux poèmes de Philippe Despeysses. Ces poèmes en français ont des traductions de Maja Möbius et Carolin Mader(allemand), Christophe Sims(anglais), Elena Pallantza(grec) et Gary Mickle (espéranto). 

La direction d´édition est de Patrick Suel. Before they disappear est un projet qui bénéficie d´un financement du Centre National du Livre, au titre d´un budget de soutien à l´animation pour les vingt ans de la Librarie Zadig, librairie française de Berlin, ainsi que des partenaires poesia revelada et snperstndi.

Ce livre glorifie la poésie, la photo, la vie. Comme l´écrit Philippe Despeysses: «Un langage réinventé/Une suite d´onomatopées et de sons/Une ligne jamais écrite». Une véritable réussite.       

jeudi 26 octobre 2023

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre d´Antoine Barral Un balcon à São Filipe-siestes aux îles du Cap-Vert, publié aux éditions Yovana de Montpellier. 

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-balcon-sao-filipe-siestes-aux-iles-du-cap-vert-370979




mardi 17 octobre 2023

Centenaire de la naissance d´Italo Calvino.


 On ne pouvait passer sous silence le centenaire de la naissance du grand écrivain italien Italo Calvino que l´on a signalé dimanche dernier, Italo Calvino est né le 15 octobre 1923 à Santiago de las Vegas(Cuba)- où son père travaillait comme agronome et sa mère comme biologiste -et il est décédé à Sienne le 19 septembre 1985. 

Quoique souvent rattaché au réalisme italien, il était également un fabuliste plein d´humour. Le meilleur hommage qu´on puisse lui rendre c´est de  lire ses oeuvres d´une richesse incomparable. 



 

vendredi 13 octobre 2023

Louise Glück (1943-2023).

 


La poétesse américaine Louise Glück, née le 22 avril 1943 à New York, est décédée aujourd´hui à l´âge de 80 ans. Elle avait reçu en 2020 le prix Nobel de Littérature. 

Selon une traductrice française du prix Nobel, Marie Olivier, l'œuvre de Louise Glück « offre une poétique de l’intimité et de la réserve lyrique. Elle invite à une réflexion sur l’importance de l’omission et de l’oscillation, de l’hésitation comme modes d’écriture ». Elle souligne le traitement original de l'intimité et de l'écriture à la première personne dans l'œuvre de Louise Glück : « La poétique de Glück explore l’intimité d’un sujet tout en éludant le personnel. (...) Le “je” lyrique y est kaléidoscopique, singulier et pluriel à la fois, sans cesse changeant et résolument ambigu dans sa référentialité». 

jeudi 5 octobre 2023

Le prix Nobel de Littérature 2023 est attribué à Jon Fosse.

 


L´Académie Suédoise vient d´attribuer le Prix Nobel de Littérature 2023 à l´écrivain norvégien Jon Fosse.

Né le 29 septembre 1959 à Haugesund, Jon Fosse est romancier, poète, essayiste et surtout dramaturge. Son oeuvre est traduite dans le monde entier.   

L’œuvre théâtrale de Jon Fosse se caractérise par une écriture très épurée, minimale, répétitive avec d'infimes variations. Mais l'auteur arrive à créer une tension extrême entre les personnages, dans un univers souvent très sombre. « Le langage signifie tour à tour une chose et son contraire et autre chose encore », affirme l'auteur.

L'écriture de Jon Fosse ne comporte pas de ponctuation, et se remarque tout particulièrement par l'absence de points d'interrogation, alors que les personnages sont perpétuellement en recherche, en attente, sous tension : jalousie, exaspération, angoisse, vide existentiel...



vendredi 29 septembre 2023

Chronique d´octobre 2023.

 




Le roman posthume d´un homme seul.

Quand, vers 1939, Stefan Mihaï Lazãr, un hooligan notoire proche de la Garde de Fer- mouvement fasciste et philo-nazi qui sévissait en Roumanie dans les années trente-, l´interpelle et lui pointe en pleine rue à Bucarest un revolver sur la poitrine, Virgil Gheorghiu, jeune journaliste à l´époque et futur écrivain, aura sûrement eu chaud. Les menaces proférées étaient à prendre au sérieux : «Virgil Gheorghiu, l´heure du châtiment est arrivé pour vous. Je vous tue, débarrassant la terre de votre présence inutile». Heureusement, il est sauvé par l´intervention providentielle de son éditeur Emil Ocneanu qui, bien que très menacé en tant que juif, avait pu acheter son salut et celui de quelques proches. Ce qui avait déclenché l´ire de Stefan Mihaï Lazãr –que Virgil Gheorghiu avait rencontré un jour chez Mircea Eliade - et des légionnaires de la Garde de Fer à l´encontre du jeune journaliste c´est le recueil en vers pour défendre la liberté qu´il avait publié en hommage à Armand Calinescu, premier-ministre assassiné par des légionnaires. Virgil Gheorghiu a donc vu la mort devant lui mais ce n´était point la première et ce ne serait pas non plus la dernière fois de sa vie qu´il se trouvait sur la corde raide, comme nous l´a rappelé en 2017 Thierry Gillyboeuf dans son court essai Virgil Gheorghiu l´écrivain calomnié (Éditions de la Différence, 2017).  

Virgil Gheorghiu est né à Valea Alba dans la commune de Razboieni en Moldavie, dans le nord de la Roumanie, le 9 septembre 1916, mais il ne fut déclaré né que le 15 septembre pour des raisons administratives. Son père, Constantin Gheorghiu (1), était prêtre orthodoxe du Patriarcat de toute la Roumanie à Petricani. Sa famille le destinait lui aussi au séminaire et à la prêtrise, mais il a dû y renoncer faute d´argent. Ce n´est qu´en 1963 qu´il a pu finalement embrasser le sacerdoce à Paris. Après des études à l´école Militaire de Chisinau et le métier de journaliste dans la  turbulence des années trente, Virgil Gheorghiu - dont la femme Ecaterina, avocate, filait un mauvais coton en tant que juive sous le régime fasciste d´Ion Antonescu, allié de l´Allemagne nazie- a accepté de suivre une carrière diplomatique, d´abord au secrétariat de la légation du ministère des Affaires Étrangères puis, l´année suivante, à l´ambassade roumaine à Zagreb comme attaché culturel. Zagreb, il faut le rappeler, était alors la capitale de l´Etat indépendant de Croatie, satellite de l´Italie et du Troisième Reich, dirigé par les redoutables Oustachis d´Ante Pavelic. Virgil Gheorghiu et sa femme ne soupçonnaient nullement à l´époque qu´ils n´allaient plus jamais revoir leur patrie. 

Humaniste chrétien au sens quasi mystique du terme, Virgil Gheorghiu était férocement anti-communiste et antibolchevique et n´a pas supporté le régime qui s´est instauré en Roumanie avec la victoire soviétique. Aussi a-t-il décidé avec sa femme de demander l´asile politique dans n´importe quel pays de l´Europe de l´Ouest. Néanmoins, sa condition d´ancien diplomate au service d´un régime fasciste lui a taillé bien des croupières, à lui et à sa femme dont il fut un moment séparé de force. Virgil Gheorghiu fut arrêté et puis emprisonné pendant deux ans dans une prison américaine en Allemagne. C´est cette terrible expérience qui lui a inspiré le roman à succès La 25e heure qu´il a rédigé à Heidelberg après sa libération et qu´il a présenté, dès son arrivée avec sa femme à Paris, à des éditeurs français avec l´aide des ses amis roumains –dont Mircea Eliade- habitant la capitale française. Le livre est finalement paru en 1949 aux éditions Plon, traduit par Monique Saint-Côme –pseudonyme de l´écrivaine Monica Lovinescu (2) qui peu après s´est fâchée contre l´auteur -, et préfacé par le philosophe existentialiste chrétien Gabriel Marcel. Salué par Albert Camus, le roman a connu un immense succès auprès de la critique et de deux ou trois générations de lecteurs. Il a été vendu à plus d´un million d´exemplaires et traduit en plus de trente langues.  En 1967, il fut porté à l´écran par Henri Verneuil avec Anthony Quinn (dans le rôle de Johann Moritz, le protagoniste), Virna Lisi et Serge Reggiani. Mircea Eliade y a vu «la première œuvre importante de l´émigration roumaine». Pour sa part, Thierry Gillyboeuf a écrit dans l´essai cité plus haut : «Le livre est une dénonciation sans ménagement de la déshumanisation de la société moderne qui correspond à une situation internationale précise (…) Virgil Gheorghiu offre au monde occidental l´image terrible et implacable de l´horreur et de la négation des droits de l´homme(…) Le roman dénonce un univers déshumanisé où les valeurs morales ne comptent plus : seules la force et la puissance des grandes machines politiques dominent le cours des événements. La bureaucratie, le poids des structures politiques et la délation atteignent dans cette fiction des sommets d´horreur. Il nous semble, après avoir refermé le livre, qu´il n´y a pas de place pour l´homme juste, que le seul salut possible est de collaborer avec le système de la répression. L´honnête homme, la justice, l´humanisme m´ont plus droit de cité dans l´univers chaotique de la Deuxième Guerre Mondiale. En choisissant de donner un mauvais rôle aux Américains, Gheorghiu rappelle que la monstruosité n´est pas l´apanage d´un seul camp, mais qu´elle est dans le fondement de chaque être humain».

Le succès a pourtant engendré des jalousies et une véritable cabale a été montée contre lui par Les Lettres Françaises en 1953 sous la plume de Francis Crémieux, accusant Virgil Gheorghiu d´imposteur, criminel de guerre, militant hitlérien, apologiste du crime de génocide, informateur de la police roumaine ou antisémite (lui dont la femme était juive). Ces imputations s´appuyaient sur des écrits de guerre où Virgil Gheorghiu s´est certes laissé emporté par la flamme de sa jeunesse et de son nationalisme et a écrit des assertions fort condamnables contre les juifs et prônant la «bravoure» des soldats allemands de la Wehrmacht alliés de l´Armée roumaine. Néanmoins, nulle part ailleurs dans son œuvre on ne trouve ne serait-ce que des bribes probantes d´idées aussi exécrables. Il ne s´est pourtant jamais défendu des philippiques qui lui ont été adressées –hormis un aveu très général dans ses Mémoires (Le témoin de la vingt-cinquième heure, éditions Plon, 1986)- et si par la suite il a écrit d´autres livres remarqués soit en roumain– La Seconde Chance, Les Sacrifiés du Danube, La vie de Mahomet, Les immortels d´Agapia -soit en  français, langue qu´il a adoptée vers le milieu des années soixante –La tunique de peau, Le Grand Exterminateur, Les amazones du Danube, Les inconnus de Heidelberg -, la sombre réputation qu´on lui a collée à la peau dans les années cinquante ne l´a jamais vraiment quitté.

Dans les dernières années de sa vie – il est décédé le 22 juin 1992 à Paris –, son acharnement contre le pouvoir politique roumain s´est accentué, mais il n´est jamais retourné en Roumaine ni même après la mort de Nicolae Ceausescu et la chute du régime communiste.

En février dernier, une trentaine d´années après la mort de Virgil Gheorghiu, les éditions du Canoë nous ont surpris avec la publication d´un inédit de l´écrivain roumain : Dracula dans les Carpates, vingt-troisième roman de l´auteur, texte établi, annoté et préfacé par Thierry Gillyboeuf. .

Écrit donc directement en français en 1982, ce manuscrit a été retrouvé quinze ans après sa mort. Un peu à l´instar de ses grandes œuvres comme La 25e heure, La seconde chance ou Les sacrifiés du Danube, dans Dracula dans les Carpates Virgil Gheorghiu confronte la Roumanie de son enfance, une Roumanie à la fois traditionnelle et éternelle de petites gens, avec la violence de l´Histoire incarnée par les despotes successifs et le dernier envahisseur, l´empire soviétique.

Le point de départ est la venue dans les Carpates d´un Irlandais, Baldwin Brendan, diplômé en vampirologie par l´Université de Chicago. Chez Gheorghiu rien n´est jamais le fruit du hasard. Tous ses romans sont émaillés de symboles qui doivent se déchiffrer. Le fait que ce personnage soit un Irlandais et qu´il vienne rechercher les traces de Dracula- le comte hématophage du roman homonyme de l´écrivain irlandais Bram Stoker - en dit long sur les vraies intentions de Gheorghiu. Ce personnage est nourri des légendes du coin, surtout celle courant autour du voïvode sanguinaire Vlad Tepes, l´Empaleur, surnommé Draculea (petit Dragon). Ce personnage est une manière d´ironiser sur la méconnaissance et la curiosité anecdotique et dévoyée de l´Occident pour la Roumanie. C´est d´ailleurs cette Roumanie, dont l´identité s´est maintenue malgré un millénaire d´occupation ottomane, que Gheorghiu réhabilite en quelque sorte en cherchant à supplanter les clichés qui entourent son pays que l´on retrouve dans la figure du «paysan du Danube» chez La Fontaine et que quelques années avant le roman de Bram Stoker on pouvait apercevoir dans le roman Le Château des Carpates de Jules Verne dont l´intrigue se situe en Valachie.

Baldwin Brendan fait d´abord la rencontre d´un groupe de bandits, une rencontre qui va déclencher l´intrigue de ce roman haletant et grinçant. Or, ces bandits sont une sorte de robins des bois au grand cœur qui résistent au pouvoir politique et à l´autorité depuis leurs refuges montagnards. Ils répondent au nom de haïdouks qui ont leur pendant féminin dans la figure des amazones (voir Les amazones du Danube), ces femmes fortes qui sont d´ordinaire associées aux chevaux, comme le personnage Armina Decebal, mère du jeune héros Décebal, à la tête d´un haras dans Dracula dans les Carpates. Figure classique du folklore roumain, le haïdouk –qu´un autre écrivain roumain de langue française, Panaït Istrati (1884-1935) a popularisé dans ses romans-est un bandit justicier d´un peuple pauvre et exploité qui incarne la justice, la vérité, le courage ou l´humanisme, mais il est aussi en quelque sorte le représentant d´un monde qui n´existe plus, comme nous le rappelle si bien Thierry Gillyboeuf dans la préface du roman : «D´une certaine manière les haïdouks sont également les représentants d´un monde disparu, immortalisé par une Roumanie dont Gheorghiu idéalise la nostalgie qu´il nourrit pour elle. Avec cet art consommé de l´absurde propre aux écrivains roumains, il confronte l´attachement invincible, séculaire et ancré dans un rapport direct à la nature, du peuple roumain à son calendrier, à ses fêtes religieuses et païennes, avec la décision arbitraire prise par le roi de le modifier par décret, comme l´avait fait par la bulle Inter gravissimus le pape Grégoire XIII, quand il s´était agi de passer du calendrier julien au calendrier grégorien, au mois d´octobre 1582. La résistance qu´oppose le peuple à cette décision, en invoquant le calendrier immuable de la terre et de Dieu, se heurte à une répression tout aussi implacable. À aucun moment Gheorghiu ne remet en cause l´idéalisme inflexible de ses héros, qui jamais ne cèdent sur la question de l´honneur et de la droiture, quel qu´en soit le prix à payer».

Thierry Gillyboeuf met aussi en exergue dans sa préface une caractéristique fort intéressante de ce roman. C´est que Virgil Gheorghiu déplace l´atmosphère propre aux contes d´Istrati dans les romans d´Ismail Kadaré. Comme chez l´écrivain albanais, le roman de Gheorghiu dépasse le récit historique pour lui donner une valeur plus universelle, comme l´affirme Thierry Gillyboeuf qui ajoute qu´en s´inscrivant dans un contexte qui sert de décor, il prend valeur de parabole, en interrogeant une nouvelle fois le rapport complexe de l´homme au pouvoir.

Dans Dracula dans les Carpates, Virgil Gheorghiu brouille les frontières entre le réel et le fantastique dans une intrigue où des morts -vivants viennent souvent semer la discorde conférant une note d´humour à un roman où l´absurde se double d´une dénonciation de la mécanique du totalitarisme.

Contrairement à une idée qui court selon laquelle Virgil Gheorghiu ne serait que l´auteur d´un seul grand livre –La 25e heure – et que le reste de son œuvre se réduirait à «de trop nombreux romans assez médiocres aux intrigues policières peu convaincantes», Dracula dans les Carpates, roman d´une prodigieuse inventivité, prouve sans l´ombre d´un doute le talent de cet admirable écrivain roumain naturalisé français. On ne peut que saluer la parution de ce roman inédit, en espérant qu´il sera un premier pas –en France, en Roumanie, où que ce soit-vers la réhabilitation d´un écrivain injustement oublié.

 

 (1)Dans les années quarante, Virgil Gheorghiu a dû prendre un «pseudonyme» en rajoutant le prénom de son père et en devenant un temps Constantin-Virgil Gheorghiu, pour ne pas être confondu avec le poète et pianiste Virgil Gheorghiu (1903-1977).

(2)Figure de proue des intellectuels roumains réfugiés en France, Monica Lovinescu (1923-2008), qui a publié des ouvrages sous les pseudonymes de Monique Saint-Côme ou Claude Pascal, était fille de l´homme de lettres Eugen Lovinescu(1881-1943), et épouse du philosophe et poète Virgil Ierunca (1920-2006). Curieusement, son nom d´état civil était Virgil Untaru : ierunca signifie en roumain «gélinotte des bois» et Untaru signifie «le crémier».

Virgil Gheorghiu, Dracula dans les Carpates, texte établi, annoté et préfacé par Thierry Gillyboeuf, éditions du Canoë, Paris, février 2023.