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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 décembre 2023

Chronique de janvier 2024.

 

Jacques Laurent, portrait d´un hussard plutôt grognard.

 

Dans son essai qui a fait jaser Grognards et Hussards, paru pour la première fois en 1952 dans Les Temps Modernes, revue dirigée para Jean-Paul Sartre, Bernard Frank a renvoyé dos à dos non seulement les mandarins de la critique comme Robert Kemp et Émile Henriot, mais aussi ceux qu´ils tenait pour leurs successeurs, les Hussards, comme Antoine Blondin, Roger Nimier, Michel Déon ou Jacques Laurent qui venaient de réveiller une droite littéraire placée sous le patronage de Jacques Chardonne et Paul Morand –peut-être à un moindre degré de Drieu La Rochelle – qui portait l´amour du style et l´impertinence en étendard. Ils formaient un ensemble hétéroclite avec quelques traits en commun comme le goût d´un style bref et incisif, un anticonformisme volontiers insolent et l´héritage d´un patrimoine littéraire français qui se réclamait d´écrivains comme le cardinal de Retz, le duc de Saint-Simon, Stendhal ou Alexandre Dumas. Ils soutenaient en plus l´Algérie française et s´opposaient bien entendu à l´existentialisme sartrien. Toujours est-il que les écrivains rattachés à ce mouvement n´ont jamais prétendu constituer un groupe –tout en étant relativement proches les uns des autres, ils n´étaient pourtant pas aussi intimes que cela selon Michel Déon - et que le nom que le mouvement a pris fut inspiré par autrui –sans doute Bernard Frank lui-même – à partir du nom d´un roman –Le hussard Bleu -écrit par celui tenu pour le chef de file du groupe, à savoir Roger Nimier, décédé prématurément en 1962 dans un accident de voiture.

On sait que si vous consultez un dictionnaire de référence, vous constaterez que le nom grognard est non seulement allusif à quelqu´un qui grogne, mais aussi au soldat de la Vieille Garde de Napoléon Ier, à un vieux soldat tout court dans une acception plutôt littéraire du mot, ou encore à un militant de longue date d´un mouvement politique qui en défend les principes avec intransigeance. Un hussard, pour sa part, était autrefois un soldat de la cavalerie légère dans diverses armées. Or, si l´on s´en tient strictement à la signification la plus courante du mot grognard, celui qui grogne, on pourrait dire que Jacques Laurent, un des noms les plus emblématiques du soi-disant mouvement littéraire des Hussards, était lui aussi un peu grognard.   

Jacques Laurent Cély qui a souvent signé aussi Cécil Saint –Laurent (entre autres pseudonymes), mais surtout Jacques Laurent, romancier, essayiste et journaliste français, est né à Paris le 5 janvier 1919. Fils d´un avocat inscrit au barreau de Paris, combattant de la Grande Guerre et militant de la Solidarité Française de François Coty, mouvement contestataire qui se radicalise dans les années trente avant d´être dissous par le Front Populaire, Jacques Laurent était par sa mère neveu d´Eugène Deloncle, fondateur de la Cagoule, organisation politique et militaire clandestine de nature terroriste, fort active dans les années trente en France.

Après des études au lycée Condorcet et de philosophie à la Sorbonne, il a commencé à écrire dans de différentes publications où il étalait au grand jour ses idées nationalistes. Il s´est même inscrit à l´Action Française de Charles Maurras quoique plus tard –dans Histoire égoïste, par exemple - il eût proféré une phrase énigmatique sur son engagements des années trente et quarante : «C´est parce que je rencontrais l´Action Française que j´échappais au fascisme». Toujours est-il qu´il a bel et bien flirté –et peut-être ma plume baigne –t- elle ici un tant soit peu dans des couleurs euphémistiques -   avec le fascisme en rejoignant Vichy où il a été chef de bureau au Secrétariat général à l´information sous l´autorité de Paul Marion. Il a également contribué à Idées, revue de La Révolution Nationale, où il a un jour écrit ce qui suit sous le pseudonyme de Jacques Bostan : « « la seule vocation qui doit nous animer est la recherche obstinée d’une union valable entre la préservation de notre esprit et la préservation de notre sol ». C´était le rapprochement de la littérature et de l´engagement politique nationaliste. Ce fut en se servant du même pseudonyme qu´il a publié, à la fin de l´Occupation, le livre Compromis avec la colère, un recueil de sept articles dédié à «un mort» qui est en fait une défense et illustration de la Révolution Nationale du Maréchal Philippe Pétain à Vichy et de sa conception du redressement de la France. 

Après la guerre, il s´est consacré à l´écriture, construisant une œuvre qui a suscité au fil des ans l´admiration de ses pairs et même de ses adversaires pour son franc-parler et sa liberté de ton, une œuvre couronnée, entre autres distinctions, par le prix Goncourt en 1971 pour Les Bêtises, et l´entrée en 1986 à l´Académie Française. Néanmoins, son œuvre n´était nullement celle d´un ermite qui se renferme sur soi-même, faisant fi du monde qui l´entoure. D´une part, son intervention littéraire s´est également traduite par la fondation de quelques revues qui n´ont jamais été en odeur de sainteté ni avec le pouvoir en place ni avec les milieux littéraires parisianistes de gauche qui tenaient à l´époque le haut du pavé. D´autre part, il a cultivé tout le long de sa vie sa veine de polémiste qui lui a parfois taillé bien des croupières. En 1953, il a fondé La Parisienne dont le logo fut dessiné par Jean Cocteau. À cette revue mensuelle anticonformiste ont collaboré ses amis les Hussards de la revue La Table Ronde, mais aussi d´autres plumes qui comptaient à l´époque comme Marcel Aymé, Jean-François Deniau, Henry de Montherlant, André Fraigneau, Paul Léautaud, Jacques Perret, Maurice Pons, le prix Nobel Maurice Martin du Gard ou  la jeune Françoise Sagan. D´un ton provocateur, il a tiré à boulets rouges sur le ministre de la Culture André Malraux  qu´il a accusé de «vivre tranquillement en pelotant des chefs -d´œuvre plastiques après avoir envoyé tant de jeunes gens au casse-pipe». La plupart des textes de cette revue littéraire seront rassemblés plus tard dans un recueil intitulé Les années 50. Entre 1954 et 1959, il a dirigé la revue hebdomadaire Arts, la revue où a débuté le critique de cinéma et futur cinéaste François Truffaut.   

Sa veine de polémiste s´est fait indiscutablement remarquer dans son opposition au Général Charles de Gaulle qu´il n´a jamais porté dans son cœur. Jacques Laurent, je l´ai écrit plus haut, faisait partie des partisans de l´Algérie Française et donc il n´a pas vu d´un bon œil le projet d´autodétermination qui a débouché sur les accords d´Évian et donc l´indépendance de l´Algérie. Son indignation – et celle de beaucoup d´autres - s´est matérialisée dans le lancement en 1960 de la revue L´Esprit Public devenue avec le temps –ou du moins a-t-elle souvent été présentée de la sorte - «l´organe officieux de l´OAS», l´Organisation de l´Armée Secrète, une organisation terroriste clandestine française, proche de l´extrême –droite, créée le 11 février 1961 afin de défendre par tous les moyens la présence française en Algérie. Pourtant, trop réactionnaire à son goût, Jacques Laurent a quitté la revue en 1963, trois ans avant sa fermeture. Mais sa hargne contre De Gaulle s´est accentuée en 1964 lorsqu´il a publié un pamphlet intitulé Mauriac sous De Gaulle où il s´en est violemment pris à Charles de Gaulle et au Prix Nobel François Mauriac qu´il a accusé d´être l´écrivain officiel du régime gaullien. Ce pamphlet lui a valu l´année suivante une condamnation pour «offense au chef de l´État». Le procès a connu un certain retentissement et vingt-deux écrivains ont publiquement défendu Jacques Laurent dont Jean Anouilh, Françoise Sagan, Marcel Aymé et Jean-François Revel. Par écrit, François Mitterrand –que Jacques Laurent avait connu du temps de Vichy –a témoigné en sa faveur. Lors du procès, Jacques Laurent a déclaré, lançant une nouvelle pique au Général : « La situation de l'histoire des affaires est unique. Vingt ans après la Terreur, n'importe quel historien pouvait dire ce qu'il pensait de la Terreur ; vingt ans après le 18 Brumaire,  n'importe quel historien pouvait dire ce qu'il pensait du 18 brumaire ; vingt ans après la  Terreur Blanche, n'importe quel historien pouvait s'exprimer librement sur la Terreur blanche ; vingt ans après le 2 décembre, on pouvait parler du 2 décembre selon sa conviction ; vingt ans même, pour prendre un événement plus rapproché, après l'arrestation de Caillaux sous Clemenceau, on pouvait défendre Caillaux si on le voulait, ou en tout cas écrire un livre d'histoire absolument libre sur ce qui s'était passé entre 1914 et 1918. Mais vingt-cinq ans après le 18 juin, j'apprends par le réquisitoire qu'il est interdit de le commenter ». Son acharnement contre De Gaulle l´a encore poussé à publier un nouvel opus, Année 40, avec Gabriel Jeantet, publiciste d´extrême-droite et ancien membre de la Cagoule, où il est allé jusqu´à contester l´importance de De Gaulle dans l´organisation de la Résistance.

En tant qu´écrivain, surtout romancier et essayiste, sa réputation ne fut jamais entachée par ses polémiques. Néanmoins, le succès de ses livres ne fut pas immédiat, d´ordinaire il lui a  fallu patienter des années pour que son talent fût reconnu. Ce fut par exemple le cas du roman Les corps tranquilles, publié en 1948, un an après Mort à boire et Caroline Chérie, un grand succès commercial et populaire (deux millions d´exemplaires vendus), publié sous le pseudonyme de Cécil Saint-Laurent, qui lui a permis d´écrire en concomitance ce qui lui plaisait bien. Les corps tranquilles c´est un long roman de près de 1000 pages serrées, écrit avec une souveraine liberté de ton et d'audace (et d'audaces) C´est le livre de la légèreté, du désengagement, de l’amour, du poids du hasard, de la nonchalance.

Son autre grand roman est Les Bêtises, publié en 1971 et qui a obtenu le Prix Goncourt en 1971. Commençant par une aventure désinvolte, intitulée «Les Bêtises de Cambrai» et située dans la France d'après 1940, le créateur de Gustin est obligé de relire son récit pour le rendre publiable, en l'étoffant. Il se livre à un «Examen du texte» et de ses sources qui aboutit finalement à une autobiographie quelque peu retouchée. Après quoi, il abandonne la plume pour devenir planteur, puis note au jour le jour ses actes et ses réflexions dans «Le Vin quotidien». En les creusant un peu, il parvient à une philosophie dans un quatrième texte en forme d'essai dit «Fin Fond». Derrière l'apparente disparité, le narrateur se traque dans son héros et nous mène dans une aventure autour du monde.

Un autre livre à retenir de Jacques Laurent est Histoire égoïste, essai paru en 1976. On nous présente dès le début le propos de ce livre : «Histoire égoïste n´est pas un roman, mais des mémoires qui ont une saveur de roman. On y trouvera un regard pénétrant mais tendre sur des années d´enfance et d´apprentissage, la formation de la sensibilité d´un écrivain, les péripéties d´une existence aussi flâneuse qu´agitée : Jacques Laurent est né le 5 janvier 1919, entre l´armistice et la paix. Ce livre n´est pas un livre de doctrine mais il évoque les combats d´idées et les combats d´images. C´est un itinéraire intellectuel traversé par les redoutables crises de l´Histoire : Munich, la défaite, Vichy, la Libération, le gaullisme, la guerre d´Algérie, la guerre du Vietnam. C´est un examen, un bilan, où apparaît une ligne de force, une rectitude maintenue à travers les vicissitudes du fascisme ou de la société libérale avancée, «la société cataleptique» comme l´a baptisée l´auteur (…) Désormais pour parler de notre temps, il faudra recourir à ce livre qui est à la fois l´œuvre d´un mémorialiste et d´un moraliste».

Je tiens à mettre également en exergue le roman Le dormeur debout, paru en 1986. On a affaire à un personnage –Léon-Léon, le héros du roman – pour qui la vie est un conte à dormir debout. A-t-il été terroriste en 1937 ? Pendant l´Occupation, a-t-il servi la milice ou la Résistance ? Qu´a-t-il commis à Ulm, en 1945 ? Et quelles femmes a-t-il aimées ? Les feuillets qu´il nous laisse avant de disparaître ne font qu´épaissir ces mystères. Comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, dans cette chronique trompeusement ancrée dans les événements politiques et historiques de notre époque, le véritable héros, c´est l´imaginaire, puisque, Jacques Laurent a fait sienne la formule de Stendhal selon laquelle «mentir» signifie «inventer» (à lire, à ce propos son brillant essai Stendhal comme Stendhal ou le mensonge ambigu).  

Jacques Laurent est avant tout un écrivain qui se dévoile dans ses écrits, ses essais étant en quelque sorte une biographie intellectuelle et sentimentale fût-elle inventée. On dessine ainsi d´une touche un tant soit peu stendhalienne un chef-d´œuvre imparfait.

Jacques Laurent s´est suicidé le 29 décembre 2000. Quelques années plus tard, en septembre 2011, l´essayiste et romancier Christophe Mercier a révélé que Jacques Laurent s´était donné la mort par tristesse, à la suite du décès de son épouse, survenu quelques mois plus tôt et pour ne pas connaître la déchéance physique de la vieillesse. Jacques Laurent quels qu´eussent été ses engagements fut avant tout un homme libre pour qui, de son propre aveu, la tranquillité de l´esprit ne fait pas partie des droits de l´homme. Je ne puis rendre un meilleur hommage à cet écrivain frondeur, provocateur et original, mais aussi à l´homme qui a cultivé l´amitié et aimé la vie qu´en terminant cette chronique reproduisant les paroles lucides que Christophe Mercier a écrites sur lui : «Jacques Laurent, faux égoïste, témoignait à ses amis une grande attention. Il aimait la littérature, les femmes, le whisky, l´amitié et la nuit. Il restera l´un des grands esprits de son temps, et on reconnaîtra un jour qu´il en est l´un des plus grands écrivains». 


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