Albert t´Serstevens : utopie et désenchantement.
«Un grand écrivain scandaleusement méconnu». C´est ainsi que Jean-Pierre
Martinet- auteur français de romans et de nouvelles d´une noirceur absolue et
imprégnés d´un pessimisme comme on en voit rarement, mort prématurément en 1993
à l´âge de 48 ans- a évoqué Albert t´Serstevens dans le brillant essai qu´il a
rédigé et qui accompagne, en guise de postface, une nouvelle édition, parue
l´année dernière dans la collection Motifs aux éditions du Rocher, du roman Un
apostolat, publié pour la première fois en 1919-il y a donc de cela un siècle-
et écrit par cet écrivain «scandaleusement méconnu» qui répondait au nom
d´Albert t´Serstevens.
Albert t´Serstevens, né à Uccle (Bruxelles) le 24 septembre 1885 et mort à Neuilly
–sur-Seine, près de Paris, le 13 mai 1974, était un écrivain français d´origine
belge. Il a publié de très nombreux récits, romans et essais et a fait partie
d´une génération d´écrivains voyageurs qui ont marqué de leur empreinte le
vingtième siècle dont Blaise Cendrars avec lequel il s´est lié d´amitié. Il a
d´ailleurs fréquenté beaucoup d´autres figures de renom de la culture
française- surtout des cinéastes, des peintres et, bien sûr, des écrivains-
comme Abel Gance, Pierre Mac Orlan, Henry Ottmann, Robert Delaunay ou André
Suarès. Dans les années quarante, il a voyagé en Polynésie où il est devenu
l´ami du romancier américain James Norman Hall qui avait acquis une énorme
notoriété après la parution en 1932 de son roman Les révoltés de la Bounty, écrit
en collaboration avec Charles Nordhoff. Pendant ce séjour en Polynésie, il a
épousé- en 1949 à Papeete-la jeune illustratrice Amandine Doré, un mariage qui
fut cité par Blaise Cendrars dans son livre Bourlinguer.
Quoiqu´il eût connu un certain succès d´estime et fût couronné du Grand
Prix Littéraire de la Mer et d´Outre –Mer (1953) et du Grand Prix de la Société
des Gens de Lettres (1960), il n´a jamais vraiment été un écrivain populaire.
Il n´y tenait pas beaucoup, d´ailleurs. Il rechignait aussi à toutes sortes
d´oripeaux. Aussi a-t-il refusé de se présenter à l´Académie Française, comme
le lui suggérait Maurice Genevoix.
Le roman Un apostolat dont il est question ici compte parmi les livres les
plus emblématiques de l´œuvre vaste d´Albert t´Serstevens, non seulement en
raison des qualités purement littéraires de l´ouvrage, mais aussi parce que le
sujet est fort intéressant et de nature à susciter le débat. En effet, le roman
raconte l´aventure qui lie Pascal, le protagoniste, à des camarades de jeunesse
qui décident de mener à bout un projet utopique de formation d´un phalanstère,
une communauté autogestionnaire d´un libéralisme absolu.
De tout temps, les utopies ont certes fasciné de nombreux rêveurs et
idéalistes, surtout parmi les plus jeunes dont l´irrévérence et l´esprit
aventurier veulent transformer le monde et le rendre plus juste et moins
inégal, mais aussi les écrivains dont l´imagination pétillante est friande de
mondes meilleurs qui questionnent les idées reçues.
Dans une conférence proférée les 18 et 20 août 2011 au Salon du livre de
Shanghai, récemment récupérée et publiée dans le recueil Quinze causeries en
Chine (1), l´écrivain français J.M.G.Le Clézio, Prix Nobel de Littérature en
2008, rappelait justement ces mondes meilleurs-selon ses paroles, plus vrais,
plus intelligibles –inventés par des écrivains dont l´Utopie de Thomas More
(est-ce à vrai dire une utopie ou une dystopie ?) où les leçons de la
Renaissance humaniste sont incarnées dans le réel –inspirant l´expérience de
l´évêque Vasco de Quiroga dans le village de Santa Fé de la Laguna au Mexique-,
ou d´autres modèles glanés dans des œuvres de Swift, Rabelais, Christine de
Pisan ou Cervantès. Plus ou moins fantaisistes –il nous vient à l´esprit dans
ce registre quelques ouvrages de l´écrivain hongrois Frigyes Karinthy-ou plutôt
philosophiques comme La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, les exemples sont
assez nombreux. Pourtant, ce n´est pas à proprement parler dans la même
longueur d´onde, malgré quelques analogies, que se trouve le roman d´Albert
t´Serstevens.
En feuilletant le roman de t´Serstevens, avant d´en faire la lecture, on
peut en effet penser à d´autres romans qui renvoient à des expériences
utopiques réelles ou fictives. En 2006, par exemple, les éditions Allia ont
publié un livre de l´écrivain tchèque naturalisé français Patrik Ourednik,
intitulé Instant Propice 1855(traduit du tchèque par Marianne Canavaggio). Dans
ce roman (2), la cible de Patrik Ourednik est le XIXe siècle héritier des lumières. Il
s´agit en quelque sorte d´une fable caustique, mais- comme toujours chez
Ourednik- teintée d´humour, où un anarchiste génois décide de fonder au Brésil
une communauté expérimentale qui devrait aboutir, suivant ses principes philosophiques
et politiques, à la société parfaite. Une utopie, mue par des idéaux généreux
et pacifistes, mais dont l´accomplissement ne fait que reproduire les vices d´usage
et amène les membres de ladite communauté à s´empêtrer dans le même bourbier
qui les avait fait s´échapper de ce monde conventionnel qui les dégoûtait
tant : les sempiternelles discussions entre communistes et anarchistes,
les antagonismes entre Français et Allemands, les ambitions personnelles.
Enfin, le rêve vire au cauchemar et l´on s´interroge si c´est l´utopie même que
l´on doit viser ou l´idée d´une recherche de l´utopie qui elle seule nous
permet, peut-être, de construire, de proche en proche, de petites victoires
quotidiennes et rendre ainsi le monde moins inique et plus équitable. Malgré
une certaine analogie avec le roman d´Albert t´Serstevens, ce n´est pas tout à
fait la même perspective.
Un apostolat-paru d´abord dans La Revue de Paris- est le deuxième volet
d´une trilogie intitulée L´Homme seul qui inclut Les sept parmi les hommes qui,
publié en 1919 l´a précédé de peu, et Béni Ier, roi de Paris qui n´est paru
qu´en 1926. Un apostolat a figuré parmi les favoris pour le Goncourt 1920, mais
le prix est finalement revenu à Nêne d´un certain Ernest Perochon dont le moins
que l´on puisse dire c´est qu´il s´agit de quelqu´un qui est aujourd´hui tout à
fait inconnu au bataillon (peut-être injustement, on ne sait jamais). Pour
écrire Un apostolat, t´Serstevens s´est inspiré d´une expérience qu´il avait
eue à l´âge de dix-huit ans, une expérience collectiviste animée par des gens
radicaux aux lectures nourries par des penseurs utopistes comme, entre autres,
Fourier ou Kropotkine. Curieusement, Le personnage qui représente t´Serstevens
n´est pas Pascal, le protagoniste, mais Krabelinckx, peintre bruxellois qui,
comme le rappelait si bien Pierre Halen dans un texte, paru en 2003 dans
Textyles, revue des lettres belges de langue française, était «un personnage
toujours un peu en retrait par rapport à ses camarades anarchisants français». L´expérience, cela va sans dire, a tourné à
l´échec. Ce roman visionnaire est donc le récit d´une décomposition, d´un
désenchantement -Utopie et désenchantement, le titre de cette chronique, je
l´ai emprunté, d´aucuns l´auront remarqué, à un livre d´essais de l´écrivain
italien Claudio Magris(3)- que connaîtront, cinquante ans plus tard, d´une
certaine manière, quelques enfants de Mai 1968.
Le roman – qui selon Pierre Halen «ne cache pas sa filiation directe avec
Bouvard et Pécuchet» de Gustave Flaubert- commence avec la description du
restaurant Cérès où se réunit un groupe de gens tributaires des idées de
Fourier et de Kropotkine dont Pascal –un jeune profondément attaché à la
mémoire de feu sa mère (d´origine anglaise) et qui s´occupe de son père mourant-,
Lhommel, Chapelle, Fernand Verd ou Krabelinckx. Dans ce restaurant, situé à l´entresol dans une rue
de Montparnasse, on peut lire sur la vitre de l´entrée une inscription en
lettres d´émail : «Restaurant Cérès, cuisine végétarienne, hygiénique et
rationnelle». Tous n´étaient pourtant pas aussi orthodoxes quant aux préceptes
alimentaires suivis par ce groupe. C´était le cas de Krabelinckx qui déjeunait
avec ses amis pour ne point les contrarier dans leurs idées, mais qui,
prétextant un rendez-vous important, prenait congé d´eux et courait rue de la
Gaîté pour y manger des saucisses frites. C´est qu´au restaurant Cérès, «ils se
nourrissaient de riz, de légumes cuits à l´eau et de panades de céréales ;
deux fois la semaine, ils se permettaient les nouilles. Ils buvaient de l´eau
pure et, le dimanche, du Medizinal-Muskateller-sans-alcool ou du Borsdorfer
Nectar, qui sont des vins de fruits, étrangers. Ils s´interdisaient le thé, les
infusions analeptiques, le café à caféine et surtout les œufs, afin de ne point
tuer le germe de la vie». Dans ces dîners, le groupe discutait des plans de
réforme sociale et de la création d´une Colonie communiste. Curieusement, un
des exemples que l´on citait comme source d´inspiration pour la colonie était
celui des Doukhobors au Canada qui était une communauté chrétienne d´origine
russe.
Grâce à l´héritage auquel Pascal a eu droit après la mort de son père, le
projet s´est enclenché. Il fallait dénicher un lieu qui pût abriter la Colonie
et ils l´ont finalement trouvé dans la Sarthe, non loin du Mans. La Colonie fut
baptisée «Cité Kropotkine». On s´est mis à l´ouvrage dès les premiers jours. Á
l´initiative de Chapelle, on avait divisé la journée, d´après l´archétype de
Fourier, et consacré par un terme révolutionnaire chaque heure de détente.
C´était le matutinal ou petit-déjeuner, la relevée ou repas de midi, la reposée ou la sieste. Enfin, le dîner
s´appelait vespéral et le coucher, nocturne.
Les choses semblaient aller pour le mieux, mais au fur et à mesure, les
limites de ce communautarisme utopique se sont étalées au grand jour. Les
dissensions ont pointé, les disputes ont fusé et ce beau rêve s´est soldé non
seulement par un cuisant échec mais aussi par une énorme tragédie.
Dans la deuxième partie du roman, on retrouve Pascal à Londres, en prédicateur,
afin de «prêcher l´amour qui refrène les antiques instincts de lutte et de
domination, convertir par le verbe les hommes à la douceur, leur enseigner,
comme aux temps évangéliques, des paraboles sereines, imitant les précurseurs
errant de bourg en bourg et semant du haut des collines, aux tribus attentives,
les conseils de fraternité». Londres représente aussi une ébauche d´amour de
Pascal pour Déa (et réciproquement), mais aussi la répugnance que lui inspire son
oncle maternel, M.Fickle, un gynécologue «qui se faisait payer en nature les
services intimes qu´il rendait à ses clientes». Londres n´a donc pas constitué
pour Pascal le salut qu´il aurait pu espérer. La religion, comme l´utopie
socialiste, n´était qu´une drogue misérable, comme le souligne Jean-Pierre
Martinet- dans l´essai en guise de postface- avant d´écrire ce qui suit : «
Pascal s´était mis alors à errer dans Londres, un Londres aussi cauchemardesque
que celui de Thomas De Quincey ou de Dickens : labyrinthe de mort et de
brume, dernier cercle de l´enfer. Il traînait son angoisse dans la ville
maudite, le long des murs noirs des hospices, le long des rives pourries de la
Tamise, il découvrait les prostituées et les ivrognes, il se repaissait
furtivement, comme un voleur, de la tiédeur des femmes endormies sur les bancs
de pierre, il apercevait partout, comme le Malte Laurids Brigge de Rilke, les
signes de l´agonie».
Ceux qui ont vu dans ce roman l´œuvre d´un réactionnaire oubliaient ou
ignoraient –comme nous le rappelle encore Jean-Pierre Martinet-que t´Serstevens
ne croyait pas en la société idéale, avec une majuscule, parce qu´il n´avait
foi ni en les hommes, ni en leurs médiocres chimères.
Un siècle plus tard, la lucidité d´Albert t´Serstevens ne fait toujours pas
recette et nombre d´hommes et de femmes, de nos jours, ont encore devant leurs
idéaux la ferveur totalitaire du révolutionnaire plutôt que le sage scepticisme
qui lui seul peut nous aider à concevoir un monde meilleur.
(1)
J.M.G.Le
Clézio, Quinze causeries en Chine, avant-propos et recueil des textes par Xu
Jun, éditions Gallimard, Paris, avril 2019.
(2)
Patrik
Ourednik, Instant Propice 1855, traduit du tchèque par Marianne Canavaggio,
éditions Allia, Paris, 2006.
(3)
Claudio
Magris, Utopie et désenchantement, traduit de l´italien par Marie-Noëlle
Pastoureau, collection L´Arpenteur, éditions Gallimard, Paris, janvier
2001(original italien, Utopia e disincanto, paru chez Garzanti).
Albert t´Serstevens, Un apostolat suivi de Un apostolat
d´A.t´Serstevens, misère de l´Utopie par Jean-Pierre Martinet, collection
Motifs, éditions du Rocher, Monaco, avril 2018.