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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 29 juillet 2019

Chronique d´août 2019.


 Albert t´Serstevens : utopie et désenchantement. 

«Un grand écrivain scandaleusement méconnu». C´est ainsi que Jean-Pierre Martinet- auteur français de romans et de nouvelles d´une noirceur absolue et imprégnés d´un pessimisme comme on en voit rarement, mort prématurément en 1993 à l´âge de 48 ans- a évoqué Albert t´Serstevens dans le brillant essai qu´il a rédigé et qui accompagne, en guise de postface, une nouvelle édition, parue l´année dernière dans la collection Motifs aux éditions du Rocher, du roman Un apostolat, publié pour la première fois en 1919-il y a donc de cela un siècle- et écrit par cet écrivain «scandaleusement méconnu» qui répondait au nom d´Albert t´Serstevens.
Albert t´Serstevens, né à Uccle (Bruxelles) le 24 septembre 1885 et mort à Neuilly –sur-Seine, près de Paris, le 13 mai 1974, était un écrivain français d´origine belge. Il a publié de très nombreux récits, romans et essais et a fait partie d´une génération d´écrivains voyageurs qui ont marqué de leur empreinte le vingtième siècle dont Blaise Cendrars avec lequel il s´est lié d´amitié. Il a d´ailleurs fréquenté beaucoup d´autres figures de renom de la culture française- surtout des cinéastes, des peintres et, bien sûr, des écrivains- comme Abel Gance, Pierre Mac Orlan, Henry Ottmann, Robert Delaunay ou André Suarès. Dans les années quarante, il a voyagé en Polynésie où il est devenu l´ami du romancier américain James Norman Hall qui avait acquis une énorme notoriété après la parution en 1932 de son roman Les révoltés de la Bounty, écrit en collaboration avec Charles Nordhoff. Pendant ce séjour en Polynésie, il a épousé- en 1949 à Papeete-la jeune illustratrice Amandine Doré, un mariage qui fut cité par Blaise Cendrars dans son livre Bourlinguer.
Quoiqu´il eût connu un certain succès d´estime et fût couronné du Grand Prix Littéraire de la Mer et d´Outre –Mer (1953) et du Grand Prix de la Société des Gens de Lettres (1960), il n´a jamais vraiment été un écrivain populaire. Il n´y tenait pas beaucoup, d´ailleurs. Il rechignait aussi à toutes sortes d´oripeaux. Aussi a-t-il refusé de se présenter à l´Académie Française, comme le lui suggérait Maurice Genevoix.
Le roman Un apostolat dont il est question ici compte parmi les livres les plus emblématiques de l´œuvre vaste d´Albert t´Serstevens, non seulement en raison des qualités purement littéraires de l´ouvrage, mais aussi parce que le sujet est fort intéressant et de nature à susciter le débat. En effet, le roman raconte l´aventure qui lie Pascal, le protagoniste, à des camarades de jeunesse qui décident de mener à bout un projet utopique de formation d´un phalanstère, une communauté autogestionnaire d´un libéralisme absolu.
De tout temps, les utopies ont certes fasciné de nombreux rêveurs et idéalistes, surtout parmi les plus jeunes dont l´irrévérence et l´esprit aventurier veulent transformer le monde et le rendre plus juste et moins inégal, mais aussi les écrivains dont l´imagination pétillante est friande de mondes meilleurs qui questionnent les idées reçues.
Dans une conférence proférée les 18 et 20 août 2011 au Salon du livre de Shanghai, récemment récupérée et publiée dans le recueil Quinze causeries en Chine (1), l´écrivain français J.M.G.Le Clézio, Prix Nobel de Littérature en 2008, rappelait justement ces mondes meilleurs-selon ses paroles, plus vrais, plus intelligibles –inventés par des écrivains dont l´Utopie de Thomas More (est-ce à vrai dire une utopie ou une dystopie ?) où les leçons de la Renaissance humaniste sont incarnées dans le réel –inspirant l´expérience de l´évêque Vasco de Quiroga dans le village de Santa Fé de la Laguna au Mexique-, ou d´autres modèles glanés dans des œuvres de Swift, Rabelais, Christine de Pisan ou Cervantès. Plus ou moins fantaisistes –il nous vient à l´esprit dans ce registre quelques ouvrages de l´écrivain hongrois Frigyes Karinthy-ou plutôt philosophiques comme La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, les exemples sont assez nombreux. Pourtant, ce n´est pas à proprement parler dans la même longueur d´onde, malgré quelques analogies, que se trouve le roman d´Albert t´Serstevens.
En feuilletant le roman de t´Serstevens, avant d´en faire la lecture, on peut en effet penser à d´autres romans qui renvoient à des expériences utopiques réelles ou fictives. En 2006, par exemple, les éditions Allia ont publié un livre de l´écrivain tchèque naturalisé français Patrik Ourednik, intitulé Instant Propice 1855(traduit du tchèque par Marianne Canavaggio). Dans ce roman (2), la cible de Patrik Ourednik  est le XIXe siècle héritier des lumières. Il s´agit en quelque sorte d´une fable caustique, mais- comme toujours chez Ourednik- teintée d´humour, où un anarchiste génois décide de fonder au Brésil une communauté expérimentale qui devrait aboutir, suivant ses principes philosophiques et politiques, à la société parfaite. Une utopie, mue par des idéaux généreux et pacifistes, mais dont l´accomplissement ne fait que reproduire les vices d´usage et amène les membres de ladite communauté à s´empêtrer dans le même bourbier qui les avait fait s´échapper de ce monde conventionnel qui les dégoûtait tant : les sempiternelles discussions entre communistes et anarchistes, les antagonismes entre Français et Allemands, les ambitions personnelles. Enfin, le rêve vire au cauchemar et l´on s´interroge si c´est l´utopie même que l´on doit viser ou l´idée d´une recherche de l´utopie qui elle seule nous permet, peut-être, de construire, de proche en proche, de petites victoires quotidiennes et rendre ainsi le monde moins inique et plus équitable. Malgré une certaine analogie avec le roman d´Albert t´Serstevens, ce n´est pas tout à fait la même perspective.       
Un apostolat-paru d´abord dans La Revue de Paris- est le deuxième volet d´une trilogie intitulée L´Homme seul qui inclut Les sept parmi les hommes qui, publié en 1919 l´a précédé de peu, et Béni Ier, roi de Paris qui n´est paru qu´en 1926. Un apostolat a figuré parmi les favoris pour le Goncourt 1920, mais le prix est finalement revenu à Nêne d´un certain Ernest Perochon dont le moins que l´on puisse dire c´est qu´il s´agit de quelqu´un qui est aujourd´hui tout à fait inconnu au bataillon (peut-être injustement, on ne sait jamais). Pour écrire Un apostolat, t´Serstevens s´est inspiré d´une expérience qu´il avait eue à l´âge de dix-huit ans, une expérience collectiviste animée par des gens radicaux aux lectures nourries par des penseurs utopistes comme, entre autres, Fourier ou Kropotkine. Curieusement, Le personnage qui représente t´Serstevens n´est pas Pascal, le protagoniste, mais Krabelinckx, peintre bruxellois qui, comme le rappelait si bien Pierre Halen dans un texte, paru en 2003 dans Textyles, revue des lettres belges de langue française, était «un personnage toujours un peu en retrait par rapport à ses camarades anarchisants français».  L´expérience, cela va sans dire, a tourné à l´échec. Ce roman visionnaire est donc le récit d´une décomposition, d´un désenchantement -Utopie et désenchantement, le titre de cette chronique, je l´ai emprunté, d´aucuns l´auront remarqué, à un livre d´essais de l´écrivain italien Claudio Magris(3)- que connaîtront, cinquante ans plus tard, d´une certaine manière, quelques enfants de Mai 1968.
Le roman – qui selon Pierre Halen «ne cache pas sa filiation directe avec Bouvard et Pécuchet» de Gustave Flaubert- commence avec la description du restaurant Cérès où se réunit un groupe de gens tributaires des idées de Fourier et de Kropotkine dont Pascal –un jeune profondément attaché à la mémoire de feu sa mère (d´origine anglaise) et qui s´occupe de son père mourant-, Lhommel, Chapelle, Fernand Verd ou Krabelinckx. Dans ce  restaurant, situé à l´entresol dans une rue de Montparnasse, on peut lire sur la vitre de l´entrée une inscription en lettres d´émail : «Restaurant Cérès, cuisine végétarienne, hygiénique et rationnelle». Tous n´étaient pourtant pas aussi orthodoxes quant aux préceptes alimentaires suivis par ce groupe. C´était le cas de Krabelinckx qui déjeunait avec ses amis pour ne point les contrarier dans leurs idées, mais qui, prétextant un rendez-vous important, prenait congé d´eux et courait rue de la Gaîté pour y manger des saucisses frites. C´est qu´au restaurant Cérès, «ils se nourrissaient de riz, de légumes cuits à l´eau et de panades de céréales ; deux fois la semaine, ils se permettaient les nouilles. Ils buvaient de l´eau pure et, le dimanche, du Medizinal-Muskateller-sans-alcool ou du Borsdorfer Nectar, qui sont des vins de fruits, étrangers. Ils s´interdisaient le thé, les infusions analeptiques, le café à caféine et surtout les œufs, afin de ne point tuer le germe de la vie». Dans ces dîners, le groupe discutait des plans de réforme sociale et de la création d´une Colonie communiste. Curieusement, un des exemples que l´on citait comme source d´inspiration pour la colonie était celui des Doukhobors au Canada qui était une communauté chrétienne d´origine russe.
Grâce à l´héritage auquel Pascal a eu droit après la mort de son père, le projet s´est enclenché. Il fallait dénicher un lieu qui pût abriter la Colonie et ils l´ont finalement trouvé dans la Sarthe, non loin du Mans. La Colonie fut baptisée «Cité Kropotkine». On s´est mis à l´ouvrage dès les premiers jours. Á l´initiative de Chapelle, on avait divisé la journée, d´après l´archétype de Fourier, et consacré par un terme révolutionnaire chaque heure de détente. C´était le matutinal ou petit-déjeuner, la relevée ou repas de midi,  la reposée ou la sieste. Enfin, le dîner s´appelait vespéral et le coucher, nocturne.
Les choses semblaient aller pour le mieux, mais au fur et à mesure, les limites de ce communautarisme utopique se sont étalées au grand jour. Les dissensions ont pointé, les disputes ont fusé et ce beau rêve s´est soldé non seulement par un cuisant échec mais aussi par une énorme tragédie. 
Dans la deuxième partie du roman, on retrouve Pascal à Londres, en prédicateur, afin de «prêcher l´amour qui refrène les antiques instincts de lutte et de domination, convertir par le verbe les hommes à la douceur, leur enseigner, comme aux temps évangéliques, des paraboles sereines, imitant les précurseurs errant de bourg en bourg et semant du haut des collines, aux tribus attentives, les conseils de fraternité». Londres représente aussi une ébauche d´amour de Pascal pour Déa (et réciproquement), mais aussi la répugnance que lui inspire son oncle maternel, M.Fickle, un gynécologue «qui se faisait payer en nature les services intimes qu´il rendait à ses clientes». Londres n´a donc pas constitué pour Pascal le salut qu´il aurait pu espérer. La religion, comme l´utopie socialiste, n´était qu´une drogue misérable, comme le souligne Jean-Pierre Martinet- dans l´essai en guise de postface- avant d´écrire ce qui suit : « Pascal s´était mis alors à errer dans Londres, un Londres aussi cauchemardesque que celui de Thomas De Quincey ou de Dickens : labyrinthe de mort et de brume, dernier cercle de l´enfer. Il traînait son angoisse dans la ville maudite, le long des murs noirs des hospices, le long des rives pourries de la Tamise, il découvrait les prostituées et les ivrognes, il se repaissait furtivement, comme un voleur, de la tiédeur des femmes endormies sur les bancs de pierre, il apercevait partout, comme le Malte Laurids Brigge de Rilke, les signes de l´agonie». 
Ceux qui ont vu dans ce roman l´œuvre d´un réactionnaire oubliaient ou ignoraient –comme nous le rappelle encore Jean-Pierre Martinet-que t´Serstevens ne croyait pas en la société idéale, avec une majuscule, parce qu´il n´avait foi ni en les hommes, ni en leurs médiocres chimères.
Un siècle plus tard, la lucidité d´Albert t´Serstevens ne fait toujours pas recette et nombre d´hommes et de femmes, de nos jours, ont encore devant leurs idéaux la ferveur totalitaire du révolutionnaire plutôt que le sage scepticisme qui lui seul peut nous aider à concevoir un monde meilleur.      

(1)   J.M.G.Le Clézio, Quinze causeries en Chine, avant-propos et recueil des textes par Xu Jun, éditions Gallimard, Paris, avril 2019.
(2)   Patrik Ourednik, Instant Propice 1855, traduit du tchèque par Marianne Canavaggio, éditions Allia, Paris, 2006.
(3)     Claudio Magris, Utopie et désenchantement, traduit de l´italien par Marie-Noëlle Pastoureau, collection L´Arpenteur, éditions Gallimard, Paris, janvier 2001(original italien, Utopia e disincanto, paru chez Garzanti).

Albert t´Serstevens, Un apostolat suivi de Un apostolat d´A.t´Serstevens, misère de l´Utopie par Jean-Pierre Martinet, collection Motifs, éditions du Rocher, Monaco, avril 2018.  
   


1 commentaire:

Rémy Genet a dit…

Très intéressant! Merci La plume dissidente.