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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 28 janvier 2009

Chronique de février 2009


Sándor Márai ou les splendeurs et misères de la bourgeoisie hongroise.


Quand on regarde de nos jours la carte du vieux continent, on a du mal à s´imaginer qu´il y a moins d´un siècle on pouvait encore y trouver des empires. Quand on évoque aujourd´hui cette période révolue de l´histoire européenne, on ne peut s´empêcher de se pencher un peu plus sur ce véritable creuset de cultures qu´a été l´empire austro-hongrois. Sous la baguette des Habsbourgs, une culture riche et cosmopolite s´y est développée, produisant des écrivains qui, poussés par leur indiscutable verve- fût-elle exprimée sous la forme de l´ironie, de la satire, du roman psychologique ou d´essais imprégnés de la meilleur tradition humaniste- font partie sans l´ombre d´une contestation du patrimoine historique et culturel de l´Europe. Nés entre les dernières décennies du dix-neuvième siècle et l´orée du vingtième siècle, ils se sont imposés comme écrivains après l´écroulement de l´empire en 1918. Dans ce registre, on a assisté ces dernières années à la spectaculaire résurrection de l´œuvre de l´écrivain hongrois Sándor Márai. Tombés dans l´oubli assez longtemps, ses livres sont aujourd´hui disponibles dans les principales langues occidentales.
Né le 11 avril 1900 à Kassa(ville autrefois hongroise,devenue plus tard slovaque),Sándor Grosschmied de Mára, de son vrai nom, était issu d´une famille aisée. À l´âge de dix-huit ans, étudiant d´art à l´Université de Budapest et séduit par la parole, il rédigeait déjà des articles pour le quotidien Magyarország. En 1919, une collaboration sporadique en un journal d´inspiration communiste a failli lui tailler bien des croupières. C´est que cette année-là, la Hongrie vivait sous la coupe du régime dictatorial- assez éphémère, d´ailleurs- de Béla Kun. Craignant pour son avenir, ses parents l´ont envoyé en Allemagne où il a suivi des études de journalisme à Leipzig et de philosophie à Francfort et à Berlin, tout en collaborant dans la presse allemande. En 1923, il était déjà tenu pour une des plumes les plus respectées du Frankfurter Zeitung, quotidien de la bourgeoisie libérale allemande dont il a fini par devenir le correspondant à Paris où il s´est installé peu après son mariage. En 1928, il est finalement rentré à Budapest où il a entamé une carrière d´écrivain. Élevé et grandi sous le joug des Habsbourgs, il maîtrisait on ne peut mieux, cela va sans dire, l´allemand, tant et si bien qu´il a envisagé un temps d´écrire ses romans dans la langue de Goethe. Pourtant, il a fini par choisir le hongrois, sa langue maternelle.
Dès ses premiers livres, Sándor Márai a ébloui par son style clair et de facture classique. Ses personnages ont souvent, surtout les femmes, une forte densité psychologique. Tantôt langoureux, tantôt somnambuliques, ils évoquent parfois la nostalgie d´un monde disparu, envolé avec l´effritement de certaines valeurs traditionnelles et l´écroulement de l´empire austro-hongrois. D´ordinaire, ils évoquent aussi la bourgeoise hongroise tout court, fondatrice de la Hongrie moderne.
Dans Le premier amour, un roman de jeunesse, récupéré depuis peu et dont la traduction française est parue en novembre chez Albin Michel, on plonge dans la vie d´un professeur de latin d´une petite ville hongroise qui, menant une vie paisible et respectable, est soudain en proie à un défi atypique : un premier amour tardif et violent. Rédigé sous la forme d´un journal intime, le narrateur nous relate de menus faits de son existence, entrecoupés de souvenirs de son enfance.
En 1930, paraissait Les enfants révoltés, un roman que l´on a souvent rapproché de Les enfants terribles de Jean Cocteau, mais qui nous révèle dans toute sa crudité la vie de quelques jeunes hommes hongrois en butte aux vices et aux inquiétudes propres des années de formation de leur personnalité.
En 1934, Les confessions d´un bourgeois retracent l´enfance, la prime jeunesse et l´entrée dans l´âge adulte de l´auteur et en 1935, Divorce à Buda, un de ses principaux titres, met en scène les retrouvailles de deux anciens camarades d´école, deux bourgeois- un juge et un médecin- que la vie a séparés mais que le divorce du médecin- que le juge doit décréter- a réunis. Au fur et à mesure du déroulement de leur dialogue, on s´aperçoit que leur passé cache un mystère enfoui.
La solitude d´une femme et les réminiscences de son passé sont au cœur de l´intrigue du roman L´Héritage d´Esther, publié en 1939, alors qu´en 1940 paraissait La Conversation de Bolzano, une approche très personnelle d´un épisode de la vie de Giacomo Casanova. En 1942, c´était le tour d´un de ses romans majeurs, Braises, une confrontation dramatique entre deux anciens amis que la vie a fini par brouiller, à l´ombre de la monarchie austro-hongroise agonisante.
Ces derniers livres-vous l´avez remarqué- Sándor Márai les a publiés après que la seconde guerre mondiale eut éclaté. Néanmoins, la Hongrie, qui s´était vu amputer une partie de son territoire à la suite du traité de Trianon en 1920, vivait sous la férule du régime autoritaire de Horthy qui s´était allié aux puissances de l´axe. Ce n´est que le 19 mars 1944 que la Hongrie fut envahie par les troupes hitlériennes et la famille Márai a eu du fil à retordre, devant se cacher pour quelque temps à Leányfalu à 90 km au nord de Budapest, en raison des origines juives de Ilona, l´épouse de Sándor. Entre le 29 décembre 1944 et le 13 février 1945, la ville de Budapest est assiégée par l´Armée Rouge, une situation que Sándor Márai a admirablement décrite dans son roman Libération (1). Chassés les nazis, les Soviétiques se sont donc installés sur les terres magyares et y ont jeté les fondements du nouveau pouvoir communiste. Sándor Márai s´en est méfié dès les premiers temps, comme il l´a d´ailleurs raconté dans son livre Mémoires de Hongrie, rédigé dans les années soixante-dix. Il s´est tôt rendu compte qu´au nom du progrès et de la justice sociale, on supprimait toute voix individuelle et toute velléité contestataire : «…Les agents communistes administrèrent leur doctrine à doses massives, comme s´ils expérimentaient sur des animaux. Un processus qui, en Russie, avait demandé une trentaine d´années, fut accompli, en Hongrie en juste trois ans (…) D´une façon générale, les communistes se méfiaient de tous les porteurs potentiels des bacilles de la liberté ; les résistants contre l´occupation allemande n´allaient-ils pas maintenant s´opposer à cet autre régime fondé sur la violence qu´était le communisme ?»
La culture cosmopolite de Sándor Márai ne cadrait nullement avec la nouvelle conception de l´écrivain, un intellectuel au service de la révolution, et ses livres sont censurés et mis au pilon. Considéré par les nouvelles autorités communistes comme un écrivain bourgeois, Sándor Márai, impuissant et désabusé devant la nouvelle réalité magyare, fut poussé à l´exil. La nuit de son départ en 1948, il écrivait : « Pour la première fois de ma vie, j´éprouvai un terrible sentiment d´angoisse. Je venais de comprendre que j´étais libre. Je fus saisi de peur.»(2)
Entre 1948 et 1952, il a vécu en Suisse et en Italie, avant de se fixer aux Etats-Unis. Il a collaboré en des émissions littéraires radiophoniques avant de rentrer en Italie en 1968, où il a vécu (dans la ville de Salerno, près de Naples) jusqu´en 1980. Cette année-là, Sándor Márai et son épouse se sont définitivement installés aux Etats-Unis, à San Diego en Californie auprès de leur fils Janos(3). L´exil fut très douloureux pour Sándor Márai. C´est loin de sa patrie qu´il a notamment suivi l´échec de la révolte hongroise de 1956.Cependant, il n´a jamais cessé d´écrire. Dans cette longue période de sa vie, outre Mémoires de Hongrie, il a également écrit des romans importants dans sa bibliographie comme, par exemple, Paix à Ithaque, où l´auteur nous transporte parmi les héros d´Homère, au milieu des dieux, Les métamorphoses d´un mariage, fresque sociale sur la bourgeoisie de l´entre- deux- guerres - un des thèmes, on l´a vu, de sa prédilection- et aussi des pièces de théâtre et des poèmes. Ces livres ont été publiés, le plus souvent, par des maisons d´édition hongroises en exil. En Hongrie, ses œuvres étaient introuvables, ne circulant que clandestinement dans certains milieux de l´opposition.
Márai a également tenu depuis 1943 un Journal, inédit en français, où il enregistrait non seulement de menus gestes de son quotidien, mais aussi des impressions sur la culture, la politique ou la philosophie. Le 3 mars 1984, il écrivait sur une étrange invitation qu´il avait reçue de son pays et qui l´avait profondément dégoûté : «Un directeur de cinéma de Budapest (dont j´ignorais jusqu´au nom) m´écrit une lettre où il me demande de rentrer puisque«le geste vide», c´est-à-dire l´exil, n´avait plus aucun sens. En Hongrie tout a changé, la vie est joyeuse, etc. Il qualifie de geste le fait que je vis à l´étranger depuis trente-six ans et il m´invite à rentrer où je serais reçu en fanfare ou incognito, ce serait à moi de choisir. Ces cas me frappent de stupeur et témoignent de l´ignorance des gens sur les raisons intimes de chaque individu. Pour mon correspondant inconnu, il n´y aucun doute que je serais prêt à jouer le rôle de «l´idiot utile»selon l´expression de Lénine. Je me sens donc soulagé en pensant que tout un océan me sépare de cette sorte de gens.»(4)
En 1986, son épouse Lola, devenue aveugle, est morte d´un cancer et l´année suivante, nouvelle fatalité : son fils János est lui aussi décédé à l´âge de 46 ans.
En 1989, vieux et solitaire, il s´est suicidé le 22 février. Ironie du sort : huit mois plus tard-le 23 octobre-la Hongrie se libérait du joug communiste et ouvrait la voie à la démocratisation.
Quand on pense qu´un an avant sa mort, un vieil ami de Márai, se rendant dans une librairie de Budapest, s´était entendu répondre qu´il n´y avait pas d´écrivain portant ce nom-là, on peut mesurer le côté spectaculaire de la résurrection de l´œuvre de ce remarquable écrivain.
En France, son succès est énorme grâce aux éditions Albin Michel, mais il en est de même en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et même au Portugal où la plupart de ses principaux titres sont déjà traduits.
En Hongrie, cela va sans dire, il a été réhabilité dès 1990 où son œuvre a reçu, à titre posthume, le prix Kóssuth.
Sur les affinités de Sándor Márai avec d´autres écrivains, des écoles ou des mouvements littéraires, il n´y a pas d´unanimité là-dessus et les avis sont légion. De par la densité psychologique de ses personnages féminins et son cosmopolitisme, on a souvent établi une parenté avec Stefan Zweig, mais d´aucuns le rapprochent aussi de Arthur Schnitzler ou de Joseph Roth, tous des auteurs autrichiens curieusement. La comparaison avec ce dernier est réfutée par Imre Kertesz, juif comme Roth et Hongrois comme Márai et lauréat du prix Nobel de Littérature en 2002. Dans son livre La langue exilée, il a écrit à ce sujet : «… La critique allemande soit par ignorance, soit par manque d´information, a associé l´auteur à Joseph Roth. Il s´agit d´une grossière erreur. Aucune sorte de nostalgie ne liait Márai à la monarchie austro-hongroise : en fait de similitudes, il est plutôt du côté de Lübeck que de Vienne. Il est né avec le siècle, en 1900, à Kassa (Kosice), une petite ville du nord de la Hongrie, qui a été séparée du pays après la première guerre mondiale. Les ancêtres de la famille étaient des colons saxons ; son père un patricien de Kassa, avocat et sénateur, s´appelait encore Grosschmid. Márai aurait pu dire ce que Paul Celan a dit sur Czernowitz : Es war eine Gehend in der Menschen und Büchen lebten(«c´était une région où vivaient des hommes et des livres»).On veut dire, donc,que la légitimité sociale de Márai était immaculée et qu´il s´ est converti en apatride parce que le pouvoir en Hongrie est devenu illégitime. Il n´était pas un intellectuel juif, mais un bourgeois, ce qui le plaçait en une situation problématique dans la Hongrie de l´entre-deux-guerres.»(5)
Imre Kertesz n´a pas tort. De toute façon, à mon avis, lorsqu´on fait le rapprochement entre l´œuvre de Márai et celles de Schnitzler, Roth, Zweig, voire Musil, ce que l´on veut surtout évoquer c´est l´ambiance sociale, culturelle et politique de l´empire austro-hongrois et de la Mitteleuropa et les affres d´une génération que tous ces écrivains incarnaient.
Quoi qu´il en soit, une chose est néanmoins certaine : Sándor Márai est, de nos jours, un nom incontournable du patrimoine littéraire européen.


(1) Ce roman n´a été publié, en version originale, qu´en 2000.

(2) In Mémoires de Hongrie.

(3)János était le fils adopté de Sándor Márai et de son épouse Lona Matzner. Leur premier enfant Kristóf est mort en 1939, quelques mois après sa naissance.

(4)J´ai traduit cet extrait à partir de l´édition en langue espagnole : Diarios 1984-1989, Publicaciones y Ediciones Salamandra,S.A,2008.

(5) D´après la traduction espagnole : La Lengua Exiliada, Taurus Ediciones,2007. La traduction française devrait paraître bientôt chez Actes Sud, l´éditeur français de Imre Kertesz.

John Updike(1932-2009)


C´était, sans l´ombre d´un doute, une des meilleures plumes de la littérature nord-américaine. Le décès de John Updike, survenu hier des suites d´un cancer, plonge dans la consternation les amants des belles lettres.
Écrivain prolifique, il a écrit plus d´une vingtaine de romans, une douzaine de recueils de nouvelles et de la poésie. Son plus grand succès aura été sa tétralogie sur Rabbit(Rabbit Run, Rabbit Redux,Rabbit is Rich et Rabbit at Rest), mais dans ses fictions, il s´est surtout penché sur l´Amérique des petites villes, bourgeoise et protestante, comme il l´a d´ailleurs avoué dès 1966, dans une interview accordée à Jane Howard pour Life magazine.
Ses brillantes short stories ont souvent été publiées dans le magazine The New Yorker et on pouvait lire régulièrement ses critiques littéraires dans The New York Review of Books.
La mort de John Updike vient étoffer la liste des grands écrivains qui n´ont jamais été couronnés du prix Nobel, alors que cette possibilité a été annoncée à maintes reprises. Ce qui, soit dit en passant, n´a aucune importance. Ne connaît-on pas l´exemple d´écrivains qui l´ont eu, dans le passé, et dont on ignore aujourd´hui jusqu´au nom?