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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 27 décembre 2008

Chronique de janvier 2009.



Ghérasim Luca et la subversion de la parole.



Le philosophe Gilles Deleuze a affirmé un jour que Ghérasim Luca était, à l´époque, le plus grand poète vivant de langue française. Une assertion qui aurait sans aucun doute surpris ceux- que j´imagine nombreux, même dans certains cercles intellectuels français- qui ignoraient jusqu´au nom du poète. Comment pourrait-on attribuer, ne serait-ce que d´une manière symbolique, ce titre honorifique à celui que l´on pourrait tenir pour un métèque, un apatride d´origine roumaine, juif qui plus est, et qui, par-dessus le marché, se permettait de subvertir parfois le bon usage de la langue proposé par les grammairiens et d´enfreindre les règles du bien parler ? Révolte, subversion, métamorphose sont des mots que l´on entend le plus souvent à propos de sa poésie, une poésie où les sons produisent des idées.
Ghérasim Luca est né en 1913, le 10 ou le 23 juillet (les documents officiels portant les deux dates), à Bucarest, dans le quartier juif Dudesti-Vacaresti. De son nom civil Salman Locker, il était fils d´un tailleur dont il n´a aucun souvenir, puisque, engagé dans l´armée roumaine, Berl Locker- c´était son nom -est mort un an après la naissance de son rejeton. Elevé au sein de la communauté juive ashkénaze, où la maîtrise de plusieurs langues telles le roumain bien sûr, mais aussi le français, l´allemand et le yiddish était monnaie courante, Ghérasim Luca a grandi, comme la plupart des membres de sa communauté, sous les coups de boutoir d´une politique roumaine où la mainmise de la mouvance nationaliste et antisémite, forte du rattachement à la Roumanie d´anciens territoires de l´empire austro-hongrois, inspirait des mesures gouvernementales prônant, entre autres discriminations,l´éradication du yiddish.
Ghérasim Luca, envoûté dès son enfance par le pouvoir magique de la parole, a tôt adhéré à des mouvements artistiques de la capitale roumaine et commencé de publier dans des revues surréalistes et post-dadaïstes, au ton subversif, comme Alge et Unu, s´attirant les foudres de nombre de voix puritaines, séduites par le message antisémite et fascisant de la Garde de Fer dont l´emprise sur les milieux intellectuels roumains devenait de plus en plus incisive au début des années trente. Mais le comble de l´insolence pour ces voix puritaines fut que cette «engeance» dont faisaient partie, outre Ghérasim Luca, Paul Pun et Pérahim, eût l´affront de publier un texte au titre provocateur de Pula-La Bite, ulcérant jusqu´au premier ministre qui a lui-même ordonné les poursuites aboutissant à l´inculpation des trois auteurs. En prison, Ghérasim Luca a fait connaissance d´un ouvrier typographe qui l´a invité à écrire dans les colonnes de Parole Libre, un journal dirigé par des socialistes et communistes clandestins. Quoique toute discipline militante lui répugnât, la situation politique et sociale en Roumanie et en Europe l´a poussé à se dépouiller de ses réticences et à collaborer avec des gens qui, au bout du compte, s´insurgeaient comme lui contre les injustices et les discriminations. Après un court séjour à Paris avant la seconde guerre mondiale (1), où il a retrouvé ses amis Jacques Hérold et Victor Brauner, il est rentré chez soi au moment où les mesures discriminatoires à l´encontre de sa communauté battaient leur plein. Ghérasim Luca a quand même pu échapper à la déportation et au triste sort dont furent victimes des milliers de juifs de par l´Europe. La fin du conflit mondial a représenté pour Ghérasim Luca une période de grande ferveur créatrice, mais avec l´avènement de la démocratie populaire en 1947, Ghérasim Luca ne se trouvait pas paradoxalement à son aise. Considéré comme «déviant» par la nouvelle morale et le nouveau puritanisme d´inspiration communiste, un régime qui comme nous l´a rappelé André Velter a repris«sous la bannière hautement conformiste du réalisme prolétarien, l´essentiel de la phraséologie ancienne» (2), Ghérasim Luca a donc décidé de partir en France. Mais pour ce faire- triste ironie de l´histoire- ses compagnons de route communistes ne lui ont laissé d´autre issue que celle de demander asile à Israël au nom de son appartenance religieuse, lui qui n´avait jamais éprouvé la moindre sympathie pour l´idéal sioniste et dont la formation culturelle et individuelle était essentiellement laïque. Ce n´est qu´en 1952 qu´il a finalement pu rejoindre la France où il a mené une carrière à la fois exigeante et discrète de poète de langue française.
En marge de toute confrérie littéraire, Ghérasim Luca s´est choisi une voie singulière où si la poésie ne peut être séparée de son expression orale, elle n´en a pas moins donné à l´écrit ses lettres de noblesse. La poésie de Luca est la transmutation du réel, mais elle est aussi la pensée broyée, la parole éclatée, le balbutiement, l´amour, le désir, la passion, la dérision, le désarroi. Elle est à la fois déconstruction et recomposition du langage. La poésie tantôt s´oralise (Crimes sans Initiale), tantôt se visualise (Crier taire), faisant même des incursions dans le dessin, les collages et les cubomanies, parfois avec la collaboration de sa compagne Micheline Catti. De son propre aveu, il préférait au mot poésie celui d´ontophonie :« Mais le terme même de poésie me semble faussé. Je préfère peut-être : "ontophonie". Celui qui ouvre le mot ouvre la matière et le mot n'est qu'un support matériel d'une quête qui a la transmutation du réel pour fin. Plus que de me situer par rapport à une tradition ou à une révolution, je m'applique à dévoiler une résonance d'être, inadmissible. La poésie est un "silensophone", le poème, un lieu d'opération, le mot y est soumis à une série de mutations sonores, chacune de ses facettes libère la multiplicité des sens dont elles sont chargées.» Ces paroles, il les a prononcées en 1968, lors de l´introduction à un récital qu´il a donné à Vaduz la capitale du Liechtenstein, car Ghérasim Luca s´est également singularisé comme diseur de ses propres poèmes. Des récitals comme celui de Vaduz, il en a donné en France, mais aussi à Stockholm, à Oslo, à New - York, à San Francisco et à Genève (3).
Rarement aura-t-on vu un poète exploiter au maximum toutes les ressources que la langue lui a procurées. La plupart de ses livres ont été publiés chez de petits éditeurs repris plus tard par l´éditeur de culte de la rue Médicis à Paris, José Corti. En 2001, sept ans après sa mort, Gallimard a rassemblé dans sa belle collection Poésie trois des livres les plus importants de l´auteur : Héros- Limite (1953), Le chant de la carpe (1973) et Paralipomènes(1976). Tous ces recueils avaient paru d´abord chez Le Soleil Noir. Du recueil Le chant de la carpe, je reproduis ici un petit extrait du texte«Quart d´heure de culture métaphysique.» : «Vide et mort penchés en avant/angoisses ramenées légèrement fléchies/devant les idées/Respirer profondément dans le vide/en rejetant vide et mort en arrière/En même temps/ouvrir la mort de chaque côté des idées/vie et angoisses en avant/Marquer un temps d´arrêt/aspirer par le vide/Expirer en inspirant/inspirer en expirant.»
Peu avant sa mort, Ghérasim Luca travaillait à un recueil composé de deux textes publiés originellement en roumain en 1945 : L´Inventeur de l´Amour et La Mort morte. Il s´agit en fait de deux longs poèmes. Le premier est un long monologue, une libération de la condition oedipienne par des voies sacrilèges, comme on nous le rappelle dans la quatrième de couverture (4). Le deuxième est un face à face avec la mort. Je n´hésite pas à reproduire ici, aussi réducteur soit-il (en ce sens qu´un extrait ne donne pas souvent la juste mesure du talent d´un écrivain), le début du premier texte L´Inventeur de l´Amour :«D´une tempe à l´autre/le sang de mon suicide virtuel s´écoule/noir,vitriolant et silencieux/Comme si je m´étais réellement suicidé/les balles traversent joue et nuit/mon cerveau/arrachant les racines du nerf/optique,acoustique,tactile/-ces limites-/et répandant par tout le crâne/une odeur de poudre brûlée/de sang coagulé et de chaos/C´est avec une élégance particulière/que je porte sur mes épaules/cette tête de suicidé/qui promène d´un endroit à l´autre/un sourire infâme/empoisonnant/dans un rayon de plusieurs kilomètres/la respiration des êtres et des choses…»
Les dernières années de la vie de Ghérasim Luca ont été vécues dans la douleur. D´abord, une procédure d´expulsion pour cause d´insalubrité de l´atelier de la rue Joseph de Maistre, puis la naturalisation française, le seul moyen d´être relogé pour lui qui se réclamait du statut d´apatride de fait et de condition, enfin la résurgence au début des années quatre-vingt-dix des comportements racistes et antisémites. Tous ces désagréments, venant s´ajouter à son désarroi intérieur, n´ont fait qu´accentuer son angoisse, sa mélancolie, l´inassouvissement de quelqu´un qui a poussé la poésie à un tel degré d´incandescence qu´elle s´est confondue avec sa propre vie.
Le 9 février 1994, désabusé devant un monde auquel il semblait ne plus s´identifier, où les poètes et la poésie sont vus d´un mauvais œil,il s´est jeté dans la Seine. Il a ainsi reproduit le geste(en 1970) de son ami Paul Celan, poète, Roumain et juif comme lui, mais d´expression allemande. Vingt-quatre ans séparent le suicide de ces deux poètes majeurs de la vieille Europe, mais leur voix intérieure est encore parmi nous, comme en écho à nos splendeurs et nos misères, et elle le restera tant qu´il y aura des lecteurs pour lire leur poésie et pour ainsi préserver la mémoire d´un continent meurtri par la violence et la haine, mais sauvé par la culture. Les Roumains ont bien des raisons d´être fiers de leurs poètes qui ont su nourrir et enrichir la culture européenne…


(1)Ghérasim Luca, dans ce voyage, a renoncé, à la dernière minute, à rencontrer André Breton avec lequel il s´était pourtant correspondu pendant quelque temps.

(2)André Velter a produit ces affirmations dans la préface à l´édition de la collection Poésie/Gallimard de Héros –Limite suivi de Le Chant de la carpe et de Paralipomènes.

(3)À retenir aussi le film sur Ghérasim Luca tourné en 1989 par Raoul Sangla et diffusé sur Arte et France 3.

(4)Ce livre est disponible chez José Corti.

La mort de Harold Pinter



C´était dans mes cours d´anglais de première ou de seconde quand j´étais étudiant au lycée Passos Manuel à Lisbonne, que j´ai entendu parler pour la première fois, grâce à un texte du manuel adopté, d´un dramaturge anglais qui répondait au nom de Harold Pinter. C´était le temps, bien révolu, où le Ministère de l´Éducation ne prenait pas les élèves portugais pour des imbéciles, incapables, à l´âge de quinze ou seize ans, de comprendre les pièces de théâtre, et les écrits en général, d´un des plus grands dramaturges de la deuxième moitié du vingtième siècle. Aujourd´hui,où l´infantilisation des adolescents est croissante (ce n´est pas tellement de leur faute, d´ailleurs), peu d´étudiants de lycée auront entendu parler de Harold Pinter quoiqu´on l´eût couronné il y a trois ans du prestigieux prix Nobel de Littérature.
Ses pièces, surtout les toutes premières, sont associées au théâtre de l´absurde, mais l´œuvre de Harold Pinter a connu plusieurs phases, les unes plus portées sur le réalisme psychologique, les autres plus lyriques ou encore plus centrées sur l´engagement politique. Il a écrit plus d´une vingtaine de pièces dont je me permets de mettre en exergue The Room, The Caretaker, Birthday Party, No Man´s Land ou Ashes to Ashes. Il était aussi poète et son combat politique contre l´ injustice, la guerre ou l´hypocrisie est devenu légendaire. En 1985, il s´est fait renvoyer d´une réception en l´honneur de Arthur Miller à l´ambassade des Etats-Unis en Turquie. Harold Pinter s´était rendu au pays de Atatürk avec son ami Arthur Miller, dramaturge comme lui, et lors de la réception à l´ambassade américaine, au lieu de ces discours de circonstance, pleins de fioritures, il a préféré raconter des histoires de personnes torturées avec du courant électrique à leurs parties génitales et de l´interdiction qui frappait la langue et la culture kurdes. Arthur Miller, en solidarité avec son ami, a lui aussi quitté l´ambassade au moment où Harold Pinter en a été chassé. Plus récemment, Tony Blair et Georges W. Bush ont été les cibles de la plume acérée de Harold Pinter lors de l´invasion de l´Irak.
Commandeur de l´ordre de l´Empire Britannique et décoré de la Légion d´Honneur française, Harold Pinter, un écrivain hors de pair et un esprit anticonformiste, s´est éteint, le 24 décembre à Londres, à l´âge de 78 ans, des suites d´un cancer.