Turin, Italie |
Il est des territoires qui, plutôt que des pays, configurent avant tout une
certaine idée de la vie, une philosophie de la joie, une civilisation du
plaisir et du bonheur. Peu de pays
autres que l´Italie peuvent se piquer d´une telle réputation. Le long des
siècles, ce pays (ou les républiques qui le composaient puisque l´unité
italienne comme chacun le sait ne s´est amorcée que vers 1861) a fait noircir
nombre de pages illustrées des rêveries les plus envoûtantes, jaillies de la
plume d ´écrivains de toutes les latitudes. Pourrait-on -pour n´en citer qu´un
des exemples les plus représentatifs du genre- évoquer l´œuvre d´Henri Beyle
dit Stendhal en faisant l´impasse sur l´Italie ? Les Italiens d´ailleurs
lui ont toujours été assez reconnaissants, eux qui n´ont cessé de rappeler
depuis lors l´amour du génie français pour leur pays, soit par des écrits que
les écrivains de la péninsule lui ont consacrés (voir entre autres L´adorabile
Stendhal de Leonardo Sciascia) soit en lui rendant les plus chaleureux hommages
y compris en lui attribuant un nom d´hôtel à Rome et à Parme. On dirait qu´avoir
un hôtel qui porte le nom d´un écrivain relèverait plutôt du fait divers (pour
Stendhal, il y en a aussi un à Paris). Est-ce vrai ? Combien de villes au
monde peuvent-elles se prévaloir d´avoir un hôtel portant le nom d´un écrivain,
qui plus est étranger ? Je n´ai jamais fait de recherche là-dessus, mais
je hasarderais qu´elles sont très peu nombreuses. Pour la petite histoire, il
me vient à l´esprit en ce moment qu´à Lisbonne il y a bien au quartier de
Chiado, dans la vieille ville, tout près de chez moi, un hôtel Borges, mais tout rapport avec le
célèbre écrivain argentin ne serait que pure coïncidence, le patronyme Borges
étant relativement courant au Portugal (tant et si bien que Jorge Luis Borges avait
curieusement un arrière- grand-père portugais). Quoi qu´il en soit, on peut
toujours se servir de son imagination et de sa mémoire pour inventer des
rapports littéraires. Ainsi l´emplacement d´une petite statue de Fernando
Pessoa au café A Brasileira(La Brésilienne) juste à côté de l´hôtel Borges
peut-il faire rêver à un dialogue
improbable entre les deux écrivains. Ou alors le souvenir d´un voyage que j´ai
fait à Cuba en 2007 où j´ai rencontré un jeune couple espagnol de Barcelone qui
avait choisi de passer sa lune de miel à Lisbonne et de descendre chez Borges
justement parce que cet hôtel portait le nom du génie argentin. Mais puisque je
verse trop dans la digression-et pour en rester encore quelques secondes à
Borges, rappelons que dans L´Histoire de l´éternité(1), en citant De Quincey,
il évoque l´épisode de ce gentilhomme qui lors d´une discussion théologique ou
littéraire s´est vu jeter du vin à la figure ; ne se formalisant nullement,
il répond à son interlocuteur :«ce que vous venez de faire, monsieur, est
une digression, j´attends votre argument»-arrêtons donc les digressions et
avançons vers les arguments.
Cette évocation de l´Italie surgit à la suite de ma lecture récente d´un livre de voyages sur l´Italie écrit
par un auteur espagnol et en langue
catalane : Cartes d´Itàlia(Lettres d´Italie) de Josep Pla.
On ignore peut-être que la langue catalane a une tradition littéraire
plutôt riche. Elle n´est pas parlée qu´en Catalogne, en Espagne, mais aussi
dans la principauté d´Andorre (dont elle est d´ailleurs la langue officielle),
dans le sud de la France (dans ce que l´on pourrait dénommer la Catalogne
Française) et en Italie, dans une petite communauté de la Sardaigne qui répond
au nom d´ Alghero (Alguer, en catalan).
Le long des siècles, de grands noms se sont singularisés par l´excellence
de leur travail littéraire en langue catalane, comme au Moyen âge Ramon Llull(XIIIème siècle), Ausiàs March et
Joanot Martorell(XVème siècle). Après des siècles de déclin, la littérature en
langue catalane a pris un nouvel essor à partir du dix-neuvième siècle jusqu´à
nos jours.
Au vingtième siècle, Josep Pla en fut un des noms les plus emblématiques.
Né en 1897 à Palafrugell et mort à Llofríu en 1981, francophile, il fut
écrivain mais aussi journaliste, son talent étant disséminé par nombre de
chroniques souvent rassemblées en livres et plus récemment dans ses œuvres
complètes (47 volumes et plus de trente mille pages !). Son œuvre la plus
connue est sans l´ombre d´un doute son journal littéraire Quadern gris(Le cahier gris) (2). Pourtant, force insinuations ont terni son image de
journaliste indépendant, d´aucuns ne lui ayant jamais pardonné son rôle passif
voire de soutien timidement avoué à la cause franquiste. Entre-temps, ces
ressentiments se sont paraît-il estompés. Quoi qu´il en soit, les prises de
positions qu´il a assumées et les opinions politiques qu´il a exprimées le long
de sa vie ne peuvent nullement entacher cela va sans dire sa réputation de
grand prosateur de la langue catalane. Il fut un sacré voyageur et dans ses
innombrables périples, il n´a jamais cessé de coucher sur le papier ses
impressions tout court, les paysages qui l´ont ébloui, un regard qui l´a
fasciné, le portrait qu´il a brossé d´un personnage atypique. Ainsi le livre
Cartes d´Itàlia est-il un des exemples les plus achevés de cet enthousiasme que
Josep Pla ne pouvait s´empêcher de traduire en mots simples, percutants et
réjouissants. Ce livre rassemble une foule de textes que Josep Pla a rédigés
dès son premier séjour en Italie dans les années vingt jusqu´à la date de sa
parution en 1954. Si l´Italie a pas mal changé depuis-on le sait bien et il ne
pouvait en être autrement- ce livre garde néanmoins toute sa fraîcheur et son
actualité, non seulement parce que certaines caractéristiques typiquement
italiennes demeurent intactes, mais également parce qu´il est le fruit du
regard primesautier d´un fin observateur de la réalité transalpine.
On n´ignore pas qu´un voyage en
Italie, en principe, ne laisse personne indifférent et marque à jamais la vie
de ceux qui l´ont entrepris, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi Plà nous
rappelle-t-il que Maurice Barrès, déjà
vieux, interrogé sur ce qu´il lui plairait de refaire, aurait répondu :
«avoir à nouveau vingt ans et faire le premier voyage en Italie».
L´Italie des bons vins et des mille
variétés de pâtes, oh la pâte italienne, la
célèbre pasta asciutta, une des quatre choses tangibles et concrètes qui
selon notre chroniqueur catalan ne semblent pas de ce monde et nous transportent dans un terrain idéal, les
trois autres étant la sculpture grecque, deux ou trois chants du Paradis de
Dante et l´amour filial. Mais aussi connue que la pasta surtout la pasta all
sugo ou alla bolognese est l´école d´avocats napolitains, une école qui a eu
comme grands maîtres Tarantini, Nicola Amore, Manfredi ou Ruffa. Or, Plà nous
raconte qu´un jour ce dernier, Ruffa- avocat
d´un accusé qui avait avoué ses crimes-se met à chanter les beautés de Capri et
Sorrento avec une telle intensité que les membres du jury, nés dans ces deux
villes, ont rendu un verdict inattendu : l´absolution de l´accusé !
Les Italiens sont d´ailleurs-on le sait- les champions de l´emphase, de la
gesticulation, du baroque. Dans nul autre pays que l´Italie aurait pu surgir
une personnalité comme Gabriele d´Annunzio(1863-1938). Cet écrivain, symbole du
décadentisme italien et prince de Montenevoso, fasciste, excessif, grotesque,
autrefois célèbre et de nos jours totalement oublié, ou du moins qu´on ne lit
plus, fut presque un personnage de roman. Militariste, il a mené en 1919 un spectaculaire
coup paramilitaire avec des légionnaires pour occuper la ville de Fiume(3) -et
contester ainsi la formation de l´État libre de Fiume- que les Alliés
rechignaient à rattacher soit à l´Italie soit au nouveau Royaume de Yougoslavie.
Ce régime aux méthodes répressives-qui a
duré quasiment seize mois- a quand même instauré dans les derniers mois la
Carta del Carnaro(Charte du Carnaro),une sorte de Constitution locale, rédigée
par le syndicaliste Alceste de Ambris et revue par D´Annunzio lui-même et qui
était très en avance sur d´autres Constitutions soi-disant progressistes,
proposant des normes telles le suffrage universel masculin et féminin, la
liberté d´opinion et de religion, l´habeas corpus et la dépénalisation des
drogues, du nudisme et de l´homosexualité. La Charte déclarait en outre la
musique comme le principe fondamental de l´État. Pla dédie quelques lignes
aussi à D´Annunzio et au baroque dont voici un extrait : «Dans la
littérature italienne moderne, le remplacement de la force para la férocité et
du sentiment par le sentimentalisme fut
principalement promu par Gabriele D´Annunzio. Le baroque est une forme
de vie caractérisée par le manque absolu de frontières entre la bonté et la
méchanceté-pour l´aisance dont on peut passer, frivolement, des caprices au
fanatisme, du bien au mal, sans solution de continuité. Le baroque est
volubilité, instinct, irrationalité couverte par une hypocrisie qui prétend
s´inspirer en la littérature humaniste et la tradition classique. D´Annunzio,
plutôt que le créateur fut le prétexte pour l´éclosion du dannunzianisme,
confluence de rhétorique, d´amoralité et de multiples instincts d´infériorité»
Plà établit par-dessus le marché une
parenté inversée via le baroque entre D´Annunzio et Edmundo D´Amicis, l´auteur
de Cuore : «D´Annunzio pour la férocité frivole et D´Amicis pour le
sentimentalisme pleurnichard. En réalité, ils sont l´avers et l´envers du
baroque. D´Amicis n´est au fond qu´un D´Annunzio raté et déçu.»
Pla consacre quelques pages, naturellement, aux illustres voyageurs qui l´ont
précédé dont Goethe-«Le voyage en Italie de Goethe est encore un voyage
purement archéologique avec son conséquent apport à cette chose horrible nommée
le folklore»-et surtout Stendhal qui contrairement à Goethe aurait su mieux comprendre
l´essence des Italiens, malgré des réserves qu´il émet tout de même vis-à-vis
du génie français : «Stendhal fut le premier qui est parti de l´idée qu´en
Italie il y a bel et bien des Italiens. J´ignore si Stendhal avait une idée
claire et correcte des Italiens. La psychologie stendhalienne des Italiens,
considérant ceux-ci essentiellement comme une incarnation de la passion, de la
véhémence, de certaines formes de musicalité et avec une prédisposition à créer
ce que l´on nommait la «beauté idéale» est probablement fausse. Stendhal
confondait la capacité de compréhension(…) avec la passion qui est une chose
fort différente(…) Le plus important c´est quand même de s´être rendu compte
que l´Italie est plus qu´une vitrine, non seulement un passé aux œuvres certes
impressionnantes, mais aussi un présent indiscutable et formidable.»
La peinture et la sculpture passent aussi sous la plume chatoyante de Josep
Pla : De Vasari, Piero della Francesca, Uccello, Michel-Ange, le sépulcre
de Dante à Ravenne, l´importance de la musique, des musées, des monuments, des
églises, autant de noms et de situations
que l´écrivain catalan n´oublie pas. Tout comme d´ailleurs le portrait des
villes qu´il a visitées : les gondoles et les palais de Venise ; la
place de Pratto della Valle à Padoue où l´on dénombre les statues de 78
professeurs universitaires( !) ; Milan qui ressemble à une ville
d´Europe Centrale ; la splendeur médiévale de Sienne ; Trieste et la
piètre impression que cette ville mythique lui a causée ; Florence et la
phrase de Charles Maurras («Toute la vie Maurras a écrit que le meilleur
sanatorium pour une désintoxication de romantisme politique est l´histoire de
Florence») ; le sentimentalisme qui peut devenir terriblement corrosif à
Naples ; Vérone et les amants célèbres ; Parme et la Chartreuse de
Stendhal qui n´a jamais existé ; Bologne, ses librairies et son
anticléricalisme ;enfin-avant que l´on ne perde le souffle !- Turin,
pour l´auteur, la ville la plus distinguée d´Italie. D´autres villes où il a
séjourné font également l´objet de ses commentaires (qu´il serait inutilement
fastidieux de mentionner ici), des villes où souvent l´industrialisation
–malgré le manque d´organisation dont les Italiens sont d´ordinaire affublés-n´a
pas entamé l´excellence de l´urbanisme.
Josep Pla a fait également un petit détour par Saint-Marin où d´après lui, il paraît que l´on n´y va que
pour écrire des cartes postales à la famille ! À chaque arrêt, lors d´un
voyage d´autobus, il y a toujours des touristes prêts à écrire des cartes
postales immortalisant leur séjour dans un des Etats indépendants les plus
petits d´Europe.
Bref, ce livre de Josep Pla est, à
tous titres, remarquable et un régal pour tous les amants de ce pays
merveilleux qu´est l´Italie.
Je prends congé en vous laissant un commentaire fort élogieux de ces Cartes
d´Itàlia de Josep Pla-que l´on trouve
dans la quatrième de couverture du livre-
écrit par un autre grand nom de la littérature catalane dont on a
signalé le centenaire en juillet dernier, le poète Salvador Espriu(1913-1985) :
«Des yeux et une intelligence d´une singulière lucidité ont regardé et compris
lentement, en l´espace de plusieurs années, le pays de notre prédilection, le
pays le plus important au monde. Pla et l´Italie : pour un sujet complexe
et difficile, pour un sujet aussi large, un écrivain qui en soit digne».
Josep Pla, Cartes d´Itàlia,
Edicions Destino, Barcelone, 2009.
(1)
Jorge
Luis Borges, Historia de la eternidad, Biblioteca Borges numéro 5, Alianza
Editorial, 9ème édition, Madrid, 2005 (en français en ce moment, il paraît que
ce titre n´est disponible que dans Les œuvres complètes de la collection de La
Pléiade, Gallimard).
(2)
Josep
Pla, El quadern gris, Edicions Destino, Barcelone, 2012(traduction française :
Le cahier gris, traduit par Serge Mestre, paru en mars 2013 chez Gallimard).
(3)
Rijeka,
en croate.