L´ombre de José Lezama Lima
«De noche la puerta quedaba casi abierta. El padre se habia ido a la guerra, estaba alzado.»(1) Ainsi débute Oppiano Licario, roman inachevé et posthume du grand écrivain cubain José Lezama Lima (1910-1976). Je l´ai lu pour la première fois en 1994, quelques mois après l´avoir trouvé, quasiment par hasard, sur une étagère de la librairie Buchholz à Lisbonne. J´avais découvert Lezama Lima à travers son chef-d´œuvre Paradiso(2)à la fin des années quatre-vingt, grâce à mon professeur de Théorie de la Littérature à la Faculté des Lettres de Lisbonne, Mme Maria de Lourdes Cortez. C´est un roman d´une rare beauté que, lors de sa parution en 1966, la révolution cubaine a eu du mal à comprendre et à assimiler. Lezama Lima avait créé avec ce roman un univers baroque autour de José Cemi- peut-être l´alter ego de l´auteur - qui dérogeait aux principes révolutionnaires tant prisés par le réalisme socialiste. La première édition fut même retirée des librairies havanaises en raison, entre autres aspects, de ses «excès homosexuels» surtout au huitième chapitre. Lezama Lima aurait déclaré à l´époque que si la révolution était aussi forte qu´elle le prétendait, elle supporterait tout y compris Paradiso. Fidel Castro, ne voulant pas s´aliéner le soutien dont il disposait encore d´une partie de l´élite intellectuelle de gauche, a levé l´interdiction qui pesait sur ce roman atypique. Mais si, au début, j´ai évoqué un autre roman de Lezama Lima, Oppiano Licario- la suite, en quelque sorte, de Paradiso-, c´est parce que j´en ai acheté une deuxième édition, en août dernier avant mon voyage touristique à Cuba. Je tiens tellement aux livres de cet écrivain que de peur de perdre mon exemplaire plus ancien en voyage, j´ai préféré dépenser de l´argent en me payant un deuxième exemplaire. Heureusement, j´ai pu me le procurer à Lisbonne même dans la librairie espagnole qui a récemment déménagé de la rue Serpa Pinto à la rue de Madalena. C´est une librairie qui ressemble plutôt à un vieux bouquiniste, mais qui conserve encore de beaux livres, et qui survit surtout grâce à la nature affable de ses deux libraires, Mme Luísa Norberto et Celso Xavier, un jeune étudiant de sculpture.
Mon séjour à Cuba a duré à peu près une semaine (du 11 au 18 août). Il fut agréable mais plutôt fatigant puisque nous avons parcouru plusieurs villes : début à La Havane, puis Cienfuegos, Trinidad, Santa Clara, Sancti Spiritus et finalement- et inévitablement dans tous les circuits touristiques- la plage à Varadero. Certains touristes revenus de Cuba mettent en exergue le délabrement des édifices à La Havane et l´impression qu´ils ont ressentie là-bas d´avoir reculé dans le temps jusqu´aux années cinquante avec les vieilles voitures Cadillac ou Chevrolet américaines qui animent une ville où un des slogans est une phrase écrite sur un des murs longeant le Malecón : «Señores imperialistas, no les tenemos miedo ! »(«Messieurs les impérialistes, nous n´avons pas peur de vous !»). À moi, une des choses qui m´ont le plus impressionné, c´est la pénurie des librairies cubaines ! J´en ai visité trois, à La Havane, à Cienfuegos et à Santa Clara. Les livres sont presque tous d´occasion et ceux rédigés par des auteurs- Cubains ou étrangers- qui ont osé critiquer le régime, sont bien sûr mis à l´index. Le choix est donc très limité, situation tristement ironique dans un pays où- et c´est tout à l´honneur du régime-il n´y a pas d´analphabètes. À Cienfuegos, j´ai quand même acheté un livre : Mascaró, el cazador americano(Mascaró,le chasseur américain), prix Casa de las Américas 1975 de l´écrivain argentin Haroldo Conti, proche du régime cubain et victime de la dictature militaire de Videla que j´ai évoqué en avril 2006 dans un article écrit pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne (3). Des livres de Lezama Lima, il n´y en avait aucun, sauf Paradiso. On pourrait dire d´ailleurs que, de ce point de vue-là, mon voyage à Cuba s´est soldé par un cuisant échec : je n´ai pu me procurer aucun livre de Lezama Lima, je n´ai pas pu visiter le Musée qui porte son nom, situé au numéro 162 de la Calle Trocadéro, à l´emplacement de son ancienne maison à La Havane et, par-dessus le marché, j´ai dû entendre mon guide, une femme sympathique d´environ cinquante ans, relativiser, pendant tout un séjour, l´importance de Lezama Lima dans l´histoire de la littérature cubaine ! Lezama Lima n´était pourtant pas un auteur proscrit par le régime quoiqu´il ne fût pas non plus en odeur de sainteté avec le castrisme. Il était avant tout un homme qui avait fait de la littérature sa vie même, comme l´a si bien rappelé le dissident Reinaldo Arenas dans son magnifique roman posthume Avant la nuit. D´une culture et d´une érudition hors du commun, Lezama Lima était considéré comme le patriarche invisible des lettres cubaines. Ses voisins l´appelaient le pèlerin immobile, lui qui avait très peu voyagé tout le long de sa vie ayant rarement quitté la rue Trocadéro. À l´étranger, il ne s´est déplacé qu´une seule fois, en 1951 pour explorer la baie de Montego en Jamaïque, mais en rêve il s´était promené du côté de Saint-Germain- des-Prés à Paris et avait mangé du boudin aux noix à la Plaza Real de Madrid. Dans un article publié le 29 septembre par le quotidien de Buenos Aires La Nación, le journaliste et écrivain Tomás Eloy Martinez racontait son rendez-vous avec Lezama Lima en 1968 à La Havane au Floridita, le café autrefois fréquenté par Hemingway, où la boulimie de l´auteur cubain avait laissé sans le sou son confrère argentin ! Cette année-là, Lezama Lima qui mesurait 1,90 mètre pesait 130 kilos.
Lezama Lima est tombé un peu dans l´oubli après l´affaire Padilla en 1971. L´écrivain Heberto Padilla après l´anathème adressé au régime cubain par le biais de son livre de poèmes Fuera del juego(Hors-jeu), fut victime de ces mascarades dont les régimes staliniens ont le secret et contraint de faire une «autocritique» où il dénonçait tous les noms de ceux, dont Lezama Lima, qui auraient eu des attitudes contre-révolutionnaires. Mais ce n´est pas seulement pour cette raison que Lezama Lima a été voué aux gémonies. Sa figure est devenu dérangeante- quoiqu´il ne fût jamais, il est vrai, tenu pour un dissident- essentiellement, comme nous le rappelle encore une fois le regretté Reinaldo Arenas, à cause de son culte de la beauté :« La beauté est en soi dangereuse et encombrante pour toute dictature parce qu´elle implique une largeur d´esprit qui dépasse les limites auxquelles cette dictature-là soumet les êtres humains ; c´est un territoire qui échappe au contrôle de la police politique(…) Aussi irrite-t-elle les dictateurs qui veulent la détruire à tout prix. La beauté sous un régime dictatorial est toujours dissidente, parce que toute dictature est en soi anti-esthétique, grotesque ; pratiquer la beauté est pour le dictateur et ses agents une attitude réactionnaire.»(4)
Pour Lezama ce qui comptait avant tout c´était en effet son idéal esthétique et littéraire. Son rythme de travail était irrégulier étant donné que l´asthme le faisait parfois interrompre ce qu´il était en train de créer. En plus, les médicaments qui lui étaient prescrits provoquaient d´ordinaire quelque somnolence, de sorte que ses meilleures pages auront été écrites, selon sa sœur Eloísa, au milieu de la nuit parmi la fumée de ses «habanos». Lezama cultivait d´ailleurs la thèse selon laquelle l´asthme aurait eu une influence décisive sur son œuvre et son style : « Je crois que la respiration est le mouvement rationnel et que l´on prolonge la proposition, telle que je la conçois, avec sa respiration. Je crois que d´une manière ou d´une autre, respirer est aussi une façon d´écrire, un moyen de mettre en communication directe l´espace visible et l´espace invisible.»
Son œuvre est une des plus lumineuses et originales que j´aie lues. Elle puise son inspiration aux sources les plus diverses : de la poésie de Luís de Gongora à la philosophie taoïste, des anciennes mythologies chrétiennes et païennes à la culture grecque classique, sans oublier jusqu´aux vieux traités d´alchimie. Si nous avons surtout évoqué ses deux romans, il faut dire qu´il a également beaucoup écrit de la poésie (Mort de Narcise ou Fragments de l´iman), un recueil de nouvelles (Le jeu des décapitations) des récits et des essais. On a souvent écrit que sa poésie était très hermétique. Je n´y souscris pas, même si je reconnais que l´accès n´est pas très facile pour le commun des mortels. Mais pour pénétrer dans l´univers baroque de Lezama Lima, on doit être prêt à se laisser envoûter par une conception de la langue faisant litière de toute philosophie traditionnelle. C´est que Lezama a fondé une nouvelle conception du baroque, surtout à partir de son roman Paradiso. Néanmoins, se rendant compte que l´adjectif «baroque» était un peu tombé dans le discrédit, devenant une espèce de mot«passe-partout», Lezama a un jour décidé de donner quelques orientations quant à ses méthodes de travail, comme nous l´a rappelé un des plus éminents «lézamiens», l´écrivain Severo Sarduy,- Cubain lui aussi, décédé en 1993- dans un brillant article pour le numéro 300 du Magazine Littéraire (juin 1992). Lezama a donc indiqué les quatre points de base de sa méthodologie anti- aristotélicienne à travers laquelle il prétendait cerner le logos secret : primo, l´occupation stoïcienne où l´image occupe tout le roman et le pénètre de sa substance; une image qui a un sens théologal et ne peut se passer d´une incarnation, d´un double ; secundo, l´expérience oblique où, en faisant un geste quotidien, on provoque une attitude irréversible et insoupçonnée ailleurs. Lezama cite l´exemple d´un homme qui, sans se douter de rien, déclenchait une cascade dans l´Ontario rien qu´en ouvrant le commutateur de sa chambre ; tertio, la surprise. Ici, il est plus pratique de reproduire ce qu´en dit Lezama lui-même :«Si quelqu´un, sachant bien l´allemand, rencontre le mot vogel(oiseau), puis le mot vogelbauer(cage pour l´oiseau), et trouve enfin le mot vogelon(l´acte sexuel dans Zarathoustra), brusquement, l´éclat pareil à celui d´une allumette que produit la rencontre de l´oiseau et de la cage lui donne ce mot vogelon, mot né sans cause, soit le mot voulant dire : entrée de l´oiseau dans la cage, c´est-à-dire la copule» ; quarto, la méthode hypertélique où l´on va toujours au-delà de ses fins, le chemin hypertélique étant au fond poétique.
Si, comme je l´ai écrit plus haut, je n´ai pas pu visiter à La Havane le musée Lezama Lima, du moins puis-je toujours m´enivrer de sa somptueuse écriture et communiquer ma passion à tous ceux qui voudront bien la partager avec moi.
(1)«La nuit, la porte restait quasiment ouverte. Le père était parti à la guerre, il s´était engagé». Le mot castillan «alzado»de la version originale évoque, dans ce contexte, quelqu´un qui a rejoint un groupe qui lutte pour une cause.
(2)J´ai écrit un petit article sur Paradiso pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne (nlflivraria.com) en décembre 2005.
(3)L´enlèvement de Haroldo Conti.
(4) in Avant la nuit.
«De noche la puerta quedaba casi abierta. El padre se habia ido a la guerra, estaba alzado.»(1) Ainsi débute Oppiano Licario, roman inachevé et posthume du grand écrivain cubain José Lezama Lima (1910-1976). Je l´ai lu pour la première fois en 1994, quelques mois après l´avoir trouvé, quasiment par hasard, sur une étagère de la librairie Buchholz à Lisbonne. J´avais découvert Lezama Lima à travers son chef-d´œuvre Paradiso(2)à la fin des années quatre-vingt, grâce à mon professeur de Théorie de la Littérature à la Faculté des Lettres de Lisbonne, Mme Maria de Lourdes Cortez. C´est un roman d´une rare beauté que, lors de sa parution en 1966, la révolution cubaine a eu du mal à comprendre et à assimiler. Lezama Lima avait créé avec ce roman un univers baroque autour de José Cemi- peut-être l´alter ego de l´auteur - qui dérogeait aux principes révolutionnaires tant prisés par le réalisme socialiste. La première édition fut même retirée des librairies havanaises en raison, entre autres aspects, de ses «excès homosexuels» surtout au huitième chapitre. Lezama Lima aurait déclaré à l´époque que si la révolution était aussi forte qu´elle le prétendait, elle supporterait tout y compris Paradiso. Fidel Castro, ne voulant pas s´aliéner le soutien dont il disposait encore d´une partie de l´élite intellectuelle de gauche, a levé l´interdiction qui pesait sur ce roman atypique. Mais si, au début, j´ai évoqué un autre roman de Lezama Lima, Oppiano Licario- la suite, en quelque sorte, de Paradiso-, c´est parce que j´en ai acheté une deuxième édition, en août dernier avant mon voyage touristique à Cuba. Je tiens tellement aux livres de cet écrivain que de peur de perdre mon exemplaire plus ancien en voyage, j´ai préféré dépenser de l´argent en me payant un deuxième exemplaire. Heureusement, j´ai pu me le procurer à Lisbonne même dans la librairie espagnole qui a récemment déménagé de la rue Serpa Pinto à la rue de Madalena. C´est une librairie qui ressemble plutôt à un vieux bouquiniste, mais qui conserve encore de beaux livres, et qui survit surtout grâce à la nature affable de ses deux libraires, Mme Luísa Norberto et Celso Xavier, un jeune étudiant de sculpture.
Mon séjour à Cuba a duré à peu près une semaine (du 11 au 18 août). Il fut agréable mais plutôt fatigant puisque nous avons parcouru plusieurs villes : début à La Havane, puis Cienfuegos, Trinidad, Santa Clara, Sancti Spiritus et finalement- et inévitablement dans tous les circuits touristiques- la plage à Varadero. Certains touristes revenus de Cuba mettent en exergue le délabrement des édifices à La Havane et l´impression qu´ils ont ressentie là-bas d´avoir reculé dans le temps jusqu´aux années cinquante avec les vieilles voitures Cadillac ou Chevrolet américaines qui animent une ville où un des slogans est une phrase écrite sur un des murs longeant le Malecón : «Señores imperialistas, no les tenemos miedo ! »(«Messieurs les impérialistes, nous n´avons pas peur de vous !»). À moi, une des choses qui m´ont le plus impressionné, c´est la pénurie des librairies cubaines ! J´en ai visité trois, à La Havane, à Cienfuegos et à Santa Clara. Les livres sont presque tous d´occasion et ceux rédigés par des auteurs- Cubains ou étrangers- qui ont osé critiquer le régime, sont bien sûr mis à l´index. Le choix est donc très limité, situation tristement ironique dans un pays où- et c´est tout à l´honneur du régime-il n´y a pas d´analphabètes. À Cienfuegos, j´ai quand même acheté un livre : Mascaró, el cazador americano(Mascaró,le chasseur américain), prix Casa de las Américas 1975 de l´écrivain argentin Haroldo Conti, proche du régime cubain et victime de la dictature militaire de Videla que j´ai évoqué en avril 2006 dans un article écrit pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne (3). Des livres de Lezama Lima, il n´y en avait aucun, sauf Paradiso. On pourrait dire d´ailleurs que, de ce point de vue-là, mon voyage à Cuba s´est soldé par un cuisant échec : je n´ai pu me procurer aucun livre de Lezama Lima, je n´ai pas pu visiter le Musée qui porte son nom, situé au numéro 162 de la Calle Trocadéro, à l´emplacement de son ancienne maison à La Havane et, par-dessus le marché, j´ai dû entendre mon guide, une femme sympathique d´environ cinquante ans, relativiser, pendant tout un séjour, l´importance de Lezama Lima dans l´histoire de la littérature cubaine ! Lezama Lima n´était pourtant pas un auteur proscrit par le régime quoiqu´il ne fût pas non plus en odeur de sainteté avec le castrisme. Il était avant tout un homme qui avait fait de la littérature sa vie même, comme l´a si bien rappelé le dissident Reinaldo Arenas dans son magnifique roman posthume Avant la nuit. D´une culture et d´une érudition hors du commun, Lezama Lima était considéré comme le patriarche invisible des lettres cubaines. Ses voisins l´appelaient le pèlerin immobile, lui qui avait très peu voyagé tout le long de sa vie ayant rarement quitté la rue Trocadéro. À l´étranger, il ne s´est déplacé qu´une seule fois, en 1951 pour explorer la baie de Montego en Jamaïque, mais en rêve il s´était promené du côté de Saint-Germain- des-Prés à Paris et avait mangé du boudin aux noix à la Plaza Real de Madrid. Dans un article publié le 29 septembre par le quotidien de Buenos Aires La Nación, le journaliste et écrivain Tomás Eloy Martinez racontait son rendez-vous avec Lezama Lima en 1968 à La Havane au Floridita, le café autrefois fréquenté par Hemingway, où la boulimie de l´auteur cubain avait laissé sans le sou son confrère argentin ! Cette année-là, Lezama Lima qui mesurait 1,90 mètre pesait 130 kilos.
Lezama Lima est tombé un peu dans l´oubli après l´affaire Padilla en 1971. L´écrivain Heberto Padilla après l´anathème adressé au régime cubain par le biais de son livre de poèmes Fuera del juego(Hors-jeu), fut victime de ces mascarades dont les régimes staliniens ont le secret et contraint de faire une «autocritique» où il dénonçait tous les noms de ceux, dont Lezama Lima, qui auraient eu des attitudes contre-révolutionnaires. Mais ce n´est pas seulement pour cette raison que Lezama Lima a été voué aux gémonies. Sa figure est devenu dérangeante- quoiqu´il ne fût jamais, il est vrai, tenu pour un dissident- essentiellement, comme nous le rappelle encore une fois le regretté Reinaldo Arenas, à cause de son culte de la beauté :« La beauté est en soi dangereuse et encombrante pour toute dictature parce qu´elle implique une largeur d´esprit qui dépasse les limites auxquelles cette dictature-là soumet les êtres humains ; c´est un territoire qui échappe au contrôle de la police politique(…) Aussi irrite-t-elle les dictateurs qui veulent la détruire à tout prix. La beauté sous un régime dictatorial est toujours dissidente, parce que toute dictature est en soi anti-esthétique, grotesque ; pratiquer la beauté est pour le dictateur et ses agents une attitude réactionnaire.»(4)
Pour Lezama ce qui comptait avant tout c´était en effet son idéal esthétique et littéraire. Son rythme de travail était irrégulier étant donné que l´asthme le faisait parfois interrompre ce qu´il était en train de créer. En plus, les médicaments qui lui étaient prescrits provoquaient d´ordinaire quelque somnolence, de sorte que ses meilleures pages auront été écrites, selon sa sœur Eloísa, au milieu de la nuit parmi la fumée de ses «habanos». Lezama cultivait d´ailleurs la thèse selon laquelle l´asthme aurait eu une influence décisive sur son œuvre et son style : « Je crois que la respiration est le mouvement rationnel et que l´on prolonge la proposition, telle que je la conçois, avec sa respiration. Je crois que d´une manière ou d´une autre, respirer est aussi une façon d´écrire, un moyen de mettre en communication directe l´espace visible et l´espace invisible.»
Son œuvre est une des plus lumineuses et originales que j´aie lues. Elle puise son inspiration aux sources les plus diverses : de la poésie de Luís de Gongora à la philosophie taoïste, des anciennes mythologies chrétiennes et païennes à la culture grecque classique, sans oublier jusqu´aux vieux traités d´alchimie. Si nous avons surtout évoqué ses deux romans, il faut dire qu´il a également beaucoup écrit de la poésie (Mort de Narcise ou Fragments de l´iman), un recueil de nouvelles (Le jeu des décapitations) des récits et des essais. On a souvent écrit que sa poésie était très hermétique. Je n´y souscris pas, même si je reconnais que l´accès n´est pas très facile pour le commun des mortels. Mais pour pénétrer dans l´univers baroque de Lezama Lima, on doit être prêt à se laisser envoûter par une conception de la langue faisant litière de toute philosophie traditionnelle. C´est que Lezama a fondé une nouvelle conception du baroque, surtout à partir de son roman Paradiso. Néanmoins, se rendant compte que l´adjectif «baroque» était un peu tombé dans le discrédit, devenant une espèce de mot«passe-partout», Lezama a un jour décidé de donner quelques orientations quant à ses méthodes de travail, comme nous l´a rappelé un des plus éminents «lézamiens», l´écrivain Severo Sarduy,- Cubain lui aussi, décédé en 1993- dans un brillant article pour le numéro 300 du Magazine Littéraire (juin 1992). Lezama a donc indiqué les quatre points de base de sa méthodologie anti- aristotélicienne à travers laquelle il prétendait cerner le logos secret : primo, l´occupation stoïcienne où l´image occupe tout le roman et le pénètre de sa substance; une image qui a un sens théologal et ne peut se passer d´une incarnation, d´un double ; secundo, l´expérience oblique où, en faisant un geste quotidien, on provoque une attitude irréversible et insoupçonnée ailleurs. Lezama cite l´exemple d´un homme qui, sans se douter de rien, déclenchait une cascade dans l´Ontario rien qu´en ouvrant le commutateur de sa chambre ; tertio, la surprise. Ici, il est plus pratique de reproduire ce qu´en dit Lezama lui-même :«Si quelqu´un, sachant bien l´allemand, rencontre le mot vogel(oiseau), puis le mot vogelbauer(cage pour l´oiseau), et trouve enfin le mot vogelon(l´acte sexuel dans Zarathoustra), brusquement, l´éclat pareil à celui d´une allumette que produit la rencontre de l´oiseau et de la cage lui donne ce mot vogelon, mot né sans cause, soit le mot voulant dire : entrée de l´oiseau dans la cage, c´est-à-dire la copule» ; quarto, la méthode hypertélique où l´on va toujours au-delà de ses fins, le chemin hypertélique étant au fond poétique.
Si, comme je l´ai écrit plus haut, je n´ai pas pu visiter à La Havane le musée Lezama Lima, du moins puis-je toujours m´enivrer de sa somptueuse écriture et communiquer ma passion à tous ceux qui voudront bien la partager avec moi.
(1)«La nuit, la porte restait quasiment ouverte. Le père était parti à la guerre, il s´était engagé». Le mot castillan «alzado»de la version originale évoque, dans ce contexte, quelqu´un qui a rejoint un groupe qui lutte pour une cause.
(2)J´ai écrit un petit article sur Paradiso pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne (nlflivraria.com) en décembre 2005.
(3)L´enlèvement de Haroldo Conti.
(4) in Avant la nuit.