La lampe
d´Aladin de Marcel Schwob.
Les admirateurs des proses et de l´érudition du grand génie argentin du
XXème siècle qui répondait au nom de Jorge Luis Borges ignorent sûrement, pour
la plupart, qu´un de ses maîtres et inspirateurs n´était autre que Marcel
Schwob, un écrivain français secret et original que l´histoire de la littérature
française tient, en quelque sorte, pour un auteur de moindre importance.
Certes, sa mort prématurée à l´âge de trente-sept ans y a été pour beaucoup,
mais cette raison n´explique pas tout. Heureusement, ces derniers temps on
assiste à un regain d´intérêt pour l´œuvre de cet auteur érudit, au savoir
encyclopédique, qui fut le découvreur de Stevenson en France, le redécouvreur
de François Villon et le traducteur de Shakespeare et de Daniel Defoe. Ses œuvres
complètes (Œuvres) sont disponibles en un seul volume dans la collection
Libretto aux éditions Phébus depuis octobre 2002, mais on peut trouver quelques
titres dispersés chez d´autres éditeurs. En outre, on doit à Sylvain Goudemare
une excellente biographie de Marcel Schwob intitulée Marcel Schwob ou les
vies imaginaires publiée en 2000 aux éditions Le Cherche-Midi. Sylvain
Goudemare est d´ailleurs l´auteur de l´introduction des Œuvres parues en 2002
et réimprimées en 2017. Dans sa présentation intitulée «Comment était faite la
lampe d´Aladin ?» il conteste l´idée que Marcel Schwob ait été à
proprement parler un écrivain parfois oublié : « Marcel Schwob n´a jamais
été oublié. Il n´a simplement pas encore trouvé sa juste place. Il lui faudra
peut-être attendre autant que Nerval, auquel il fallut plus d´un siècle pour
voisiner avec les classiques, ou étiquetés tels. Ainsi que l´on distribuait les
romanciers en «grands» et en «petits», on a fini par compartimenter,
estampiller et verrouiller une littérature qui n´a que faire des classements,
d´un siècle à l´autre». Il rappelle aussi les mots justes de Jean de Palacio
qui dans son livre Figures et formes de la décadence (éditions Seghers, 1994)
écrivait que si tout se mesure à l´aune du souverain plaisir du lecteur, il n´y
a pas d´auteurs majeurs et d´auteurs mineurs, il y a seulement une prodigieuse
activité d´écriture qui s´exerce fébrilement dans toutes les directions,
bouleversant les hiérarchies, ébranlant les catégories, bousculant les genres.
Jean de Palacio ajoutait : « Schwob est encore, pour l´instant, dans un purgatoire
littéraire dont il finira par être libéré, parce qu´il est un des auteurs les
plus fascinants de la fin du XIXème siècle. Ecrasé par des contemporains que
l´on a souvent joués (Jarry), érotisés (Louÿs) ou à qui l´on a attribué des
cases sociales, comme Valéry (l´Académie) et Léautaud (le journalisme
anecdotique), Schwob a toutefois toujours été lu et son écriture a tenu».
Marcel Schwob est né en 1867 à Chaville (Seine-et-Oise) et passe son
enfance entre Tours et Nantes, avant d´aller résider à Paris chez son oncle
Léon Cahun, à la bibliothèque Mazarine, ce qui lui permet, en enfant curieux et
en érudit précoce, d´effectuer des lectures et des recherches importantes et de
traduire Catulle ! Peu à peu, il fréquente les milieux journalistiques et
littéraires parisiens et connaît, entre autres, Paul Claudel, Alphonse et Léon
Daudet, Anatole France, Jules Renard, Catulle Mendès et l´ancienne maîtresse de
celui-ci, la comédienne Marguerite Moreno qu´il épousera quelques années plus
tard. Jules Renard le cite dans son Journal et fut d´abord frappé par la
tournure d´esprit vivace, l´intellect élégant et l´érudition impressionnante de
Marcel Schwob. Paul Claudel lui dédie Tête d´or et pour Edmond de Goncourt il
est «le résurrectionniste le plus merveilleux, le plus illusionnant du passé».
Enfin, Paul Léautaud fait un jour état de la fascination que l´on ne pouvait
s´empêcher de ressentir en le fréquentant : « Je ne crois pas que personne
ait pu le connaître sans être émerveillé par le monde de ses connaissances».
Entre-temps, il fait une des découvertes de sa vie, -on dirait une
véritable révélation- l´œuvre de Robert Louis Stevenson, à qui il dédie son
recueil de nouvelles Cœur double. Schwob et Stevenson ont été amis de la façon
la plus littéraire qui soit : ils ne se sont connus que par lettres. Dans
son Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig raconte
comment Marcel Schwob a trouvé un moyen de rendre hommage à Stevenson quelques
années après la mort de celui-ci : « Sept ans après la mort de Stevenson,
Schwob malade, accomplit une belle chose triste : ce casanier qui n´avait
presque jamais quitté la France prit un bateau et fit une traversée de deux
mois pour aller se soigner à Samoa, en réalité pour se recueillir sur la tombe
de Stevenson qui y était mort. Il relate son voyage dans des lettres à sa femme
qu´on a recueillies sous le titre de Voyage à Samoa (Sa maladie se remarque à
certains moments de prose poétique)».
Quoiqu´il s´impose dans les cercles littéraires parisiens, sa santé donc se
fragilise et le 26 février 1905, il expire dans son appartement à Paris.
L´œuvre de
Schwob-considérée comme une des œuvres majeures du tournant du siècle par des
écrivains comme Borges, Leiris, Breton et Mac Orlan - est éblouissante, riche
de détails, peuplée par des êtres réels ou imaginaires, comme une voix venue de
la nuit des temps, mais servie, nonobstant, par un langage vif et moderne,
nullement poussiéreux. Selon l´éditeur
Jean-Pierre Sicre, son œuvre est novatrice car «Schwob, magicien des plus
surprenants, ne se réclame pas de la tradition hérité de l´âge classique –et,
plus haut encore, de la Renaissance et du Moyen Âge, voire de l´Antiquité –que
pour mieux en subvertir l´héritage, mélangeant subtilement les genres dans le
but revendiqué d´inventer une forme qui soit à lui, à lui tout seul : où
Histoire et fiction, essai critique et rêverie, conte et chronique n´échangent
subrepticement leurs masques qu´afin de nous égarer-c´est-à-dire, en
l´occurrence, de nous enchanter à tous les sens de la parole». Un peu dans la
même veine, Charles Dantzig affirme, dans l´ouvrage cité plus haut, que Schwob
dément un principe fort répandu selon lequel l´érudition tue la création
puisque l´érudition sait, la littérature veut découvrir. Or, Schwob est un
exemple rare du contraire. Bernard Lazare (1865-1903), journaliste politique et
critique littéraire, l´avait déjà écrit
en quelque sorte dans son ouvrage Figures contemporaines : ceux
d´aujourd´hui et ceux de demain : « Dire que
M. Schwob est un esprit encyclopédique ne serait pas suffisant, car il est des
encyclopédistes qui meublent au hasard leur cervelle. Il faut ajouter que M.
Schwob est un philosophe, c’est-à-dire qu’il sait ordonner ses connaissances et
en tirer profit ». Néanmoins,
une des meilleures définitions de Schwob je l´ai lue sous la plume de Yoann
Chaumeil : «Schwob fait figure d’homme lucide
sur son temps. Il ne cède pas aux mirages de l’idéologie du progrès. Le chemin
de fer dans « Le Train 081 » n’a d’autres effets que de diffuser le
choléra asiatique de Marseille à Paris. S’il hérite du romantisme par bien des
aspects, il ne succombe pas au mythe de l’originalité : il apprend très jeune
que la littérature est faite d’emprunts et d’innutrition. Le créateur est à ses
yeux celui qui recompose à partir de fragments. L’extrême contemporanéité de
Schwob fait de lui un avant-gardiste. L’omniscience du point de vue est
annihilée, le réalisme enterré ; il ne reste plus qu’une poétique du multiple
fragmentaire, du composé bref, de l’impur épars, poétique toujours décentrée,
mettant en cause les distinctions que le siècle avait pu croire solidement
établies entre fiction et réel. Il ne cède pas non plus aux sirènes d’une
esthétique décadente fin-de-siècle qu’il côtoyait pourtant : en lieu et place
d’obscurités symbolistes, nous trouvons une appétence universelle, une poétique
de la curiosité enthousiaste qui multiplie les espaces géographiques et
historiques. À la manière d’un enfant, il est de ceux qui s’étonneront toujours
de la profonde bigarrure de la vie».
Dans Vies imaginaires, peut-être son recueil le plus réputé,
Schwob se livre à un exercice de fiction où l´on croise parfois des bribes de
vérité. C´est que l´on connaît des détails sur la vie de certaines figures de
l´Histoire ancienne, réelles ou mythiques, mais on en ignore l´essentiel ce qui
permet à tout artiste -surtout si c´est l´écriture l´art où il excelle- de
donner libre cours à son génie et d'entremêler imagination et mémoire. Ainsi
voit-on défiler dans ce livre les vies d´Empédocle, Érostrate, Lucrèce,
Pétrone, Paolo Uccello, mais également celles de figures inconnues et ce parce
qu´elles ont aussi droit de cité, comme Schwob l´explique lui-même dans sa
préface : «Les biographes ont malheureusement cru d´ordinaire qu´ils
étaient historiens (...) Ils ont supposé que seule la vie des grands hommes
pouvait nous intéresser. L´art est étranger à ces considérations. Aux yeux du
peintre le portrait d´un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le
portrait d´Erasme (...) Il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement
le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres
dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des
hommes, qu´ils aient été divins, médiocres ou criminels».
Mais un des multiples aspects du génie de Schwob était son indiscutable
talent de conteur, visible en des livres comme Coeur double, un roman
sur la condition humaine entre terreur et pitié, Le livre de Monelle,
une histoire de mélancolie et de compassion, inspirée par la mort d´une
prostituée dont il était amoureux ou La Croisade des enfants *, un
recueil de récits faisant référence à un fait historique survenu en 1212 :
le départ d´enfants de Vendôme pour Jérusalem, persuadés naïvement de pouvoir
conquérir la terre Sainte au nom de l´Empire Chrétien. Quant aux essais de cet
auteur original, ils renferment une gamme infinie de connaissances et
d´époques, allant d´études sur François Villon jusqu'à des variations sur
l´argot.
Enfin, je termine ce petit voyage autour de l´œuvre de Marcel Schwob en
rappelant une assertion proférée par un grand érudit, l´écrivain italien
Roberto Calasso, il y a quelques années, lors de la présentation de la
traduction italienne des Vies imaginaires: «Le feu de ce livre brûle
encore : si tant de lecteurs découvrent, de nos jours, chez Borges, les
charmes les plus subtils et vertigineux du fantastique et une certaine
mathématique occulte de la narration, ils reconnaîtront chez Schwob un maître et
un modèle de cette littérature-là».
*Curieusement une version contemporaine de La croisade des enfants
a vu le jour en 1959 en Pologne, écrite par Jerzy Andrzejewski. Il s´agissait
d´une version assez hardie, traversée par un courant homoérotique, qui ne
faisait, en plus, aucune concession au réalisme socialiste. Il va sans dire que
ce livre a déconcerté non seulement la bureaucratie officielle et les censeurs
du parti, mais aussi le provincialisme bigot des conservateurs polonais. Ces
informations, je les tiens du livre El arte de la fuga de l´écrivain
mexicain Sergio Pitol (1933-2018), lauréat du prix Cervantès 2005, l´année où ce livre fut traduit en français (L´art
de la fugue, Passage du Nord-ouest).