Comment vivre avec
l´étoile de Jiri Weil.
Salué par Harold Pinter, Arthur Miller ou Philip Roth -qui avait considéré
Vivre avec une étoile comme le meilleur roman qu´il avait lu sur le destin des
juifs-, Jiri Weil était assurément un des tout premiers écrivains tchèques de
sa génération.
Second enfant d´une famille plutôt
aisée de juifs orthodoxes, Jiri Weil est né le 6 août 1900 à Praskolesy, une
petite ville à 40 kilomètres de Prague, près de Horovice, en royaume de Bohême,
donc dans l´ancien empire austro-hongrois. Il s´est intéressé dès l´enfance à
la littérature et donc ce fut tout naturellement qu´en terminant les études
secondaires, vers la fin de la Première Guerre Mondiale, il a décidé –alors citoyen
de la nouvelle République tchécoslovaque de Tomas Masaryk –d´étudier les
langues slaves et la littérature comparée à l´Université Charles de Prague. Sa
culture assez vaste et ses connaissances linguistiques lui ont fourni les
outils nécessaires pour traduire, alors qu´il n´était qu´un étudiant, des textes
hautement littéraires, notamment des auteurs russes. En 1928, il a d´ailleurs
présenté une thèse de doctorat intitulée «Gogol et le roman anglais du XVIIIème
siècle». En même temps, il était un jeune particulièrement actif. Il écrivait
déjà au début des années vingt des textes de son cru qui traduisaient une
vision très originale du monde qui l´entourait dont un premier roman Mesto sous
le pseudonyme de Jiri Wilde. Il a également intégré les cercles de jeunes
intellectuels de gauche, surtout auprès du mouvement Devetsil qui réunissait
les artistes les plus talentueux de l´avant-garde tchèque. Sa révolte devant
les injustices l´a poussé à adhérer en 1921 au Parti Communiste Tchécoslovaque
où il s´est tôt fait remarquer en occupant rapidement de hautes fonctions dans
les structures de jeunesse du parti. Dans les articles que Jiri Weil a rédigés
à l´époque il y a plein de traces de l´enthousiasme acritique du néophyte qui
ne met jamais en cause les dogmes et le sectarisme qui sous-tendent les
discours idéologiques. Il est alors devenu journaliste au sein de la presse
communiste tchécoslovaque, un métier qu´il a exercé depuis 1922 –année de son
premier voyage en Urss - jusqu´en 1931. Il a publié son premier article dans le
quotidien Rude Pravo sur la vie culturelle en Union Soviétique. En concomitance
avec son métier de journaliste, il a poursuivi son travail de traducteur de
russe en tchèque, notamment des œuvres de Boris Pasternak, Vladimir Lougovskoï,
Vladimir Maïakovski ou Marina Tsvetaeva. Vivant à Prague, il y a travaillé pour
l´ambassade d´Union Soviétique.
À Moscou de 1932 à 1935, Jiri Weil est devenu traducteur des classiques
marxistes-léninistes aux éditions du Komintern (L´Internationale Communiste),
participant, par exemple, à la traduction en tchèque de L´État et la Révolution
de Lénine. Pourtant, malgré l´engouement dont Jiri Weil a toujours fait preuve
pour la cause communiste, il ne fut pas ménagé par les purges staliniennes. Il
fut dénoncé, exclu du Parti Communiste, et envoyé «en rééducation» au
Kazakhstan en 1934. Un an plus tard, il est rentré en Tchécoslovaquie et s´est
servi de sa plume pour porter un témoignage sévère sur ses expériences
soviétiques. D´abord, en 1937, le roman
De Moscou à la frontière (Moskva branice) qui raconte la trajectoire de Jan
Fischer, intellectuel militant, victime des purges, un livre qui selon les
chroniques de l´époque a suscité en Tchécoslovaquie le même émoi qu´en France
et ailleurs le Retour de l´Urss d´André Gide ; puis, un deuxième roman, La
Cuiller en bois(Drevena Izice), publié l´année suivante, qui met en scène les
nouvelles aventures de son héros, exclu maintenant du parti, et déporté dans un
camp de concentration. Ce deuxième roman fut un des premiers livres consacrés
au goulag. Il ne fut réédité dans la version originale tchèque qu´après la
chute du communisme. Longtemps, on n´a pu le lire que sur une traduction
italienne, publiée en 1970.
Sous l´occupation nazie, Jili Weil, fuyant la déportation, a vécu dans l´illégalité à partir de 1942.
C´est à ce moment-là (1945) qu´il a écrit le livre Makanna, père des miracles
(Makanna otec divu) qui est une parabole moderne de l´ascension et de la chute
d´un faux prophète, s´inspirant de l´histoire du franquisme, une hérésie juive
du XVIIIème siècle. Il a pris alors conscience de sa judéité. Après 1945 et la
Libération, Jiri Weil a fait quelques voyages en Europe de l´Ouest qui lui ont
inspiré une série de récits dénonçant avec ironie les absurdités de l´humanité,
des récits rassemblés dans le livre La Paix (Mir), paru en 1949. C´est cette
année-là qu´il a publié Vivre avec une étoile (Zivot s hvezdou), son chef
d´œuvre, que d´aucuns –dont feu Philip Roth, comme je l´ai écrit plus haut –ont
considéré comme un des romans essentiels sur le destin des juifs et la Shoah.
Le roman gravite autour de la figure de Josef Roubicek, un modeste employé de
banque praguois qui aime les randonnées, la musique et mène une vie paisible
avant l´irruption de la bête nazie. Il sait qu´il risque, en tant que juif,
d´être privé de la liberté et déporté vers l´Est. Cousue sur sa veste juste au
–dessus du cœur, une étoile jaune fait de Josef un étranger dans sa propre
ville. Il erre dans les cimetières et se recroqueville dans sa mansarde avec
pour seule compagnie un chat. Il s´accroche, pour se maintenir en vie, à de
petits souvenirs et sensations comme un livre, un oignon, ou un amour perdu, sa
Ruzena, bien-aimée. D´après Xavier Galmiche, traducteur de Jiri Weil, et Jan
Vladislav (1), poète tchèque dissident
(signataire de la Charte 77), décédé en 2009, le récit de Josef Roubicek,
rédigé à la première personne, se déroule dans une atmosphère assez semblable à
celle du Procès de Franz Kafka, c´est-à-dire dans l´espace à la fois réel et
irréel d´une ville jamais nommée et d´une époque jamais explicite. Néanmoins, «il
s´agit bel et bien de Prague à l´heure allemande, quoique pour le narrateur les
mots «allemand», «nazi» ou «juif» n´existent pas. Au cours de son monologue,
Roubicek ne les prononce jamais, à une ou deux exceptions près –quand il cite
les injures proférées à son adresse : pour lui, il n´y a qu´«Eux» et
«nous» (…) Roubicek n´a dans sa solitude absolue qu´une compagnie, l´ombre de
Ruzena, son amante qu´il a perdue pour avoir manqué de courage de fuir et de
vivre avec elle. À cette ombre muette, il raconte sa vie de misère, avec elle
il retrouve de fugaces bonheurs à évoquer les péripéties de leur amour :
c´est cet amour toujours présent qui lui permet de survivre, même quand il
apprend que Ruzena et son mari ont été fusillés. Apparaît alors un élément
nouveau qui tirera Roubicek de sa léthargie : la découverte de la
solidarité. Sur le terrain vague, le dernier endroit où il ait le droit de se
promener, il rencontre Materna, un ouvrier du voisinage, qui l´aborde, l´invite
chez lui et, avec le renfort d´amis réunis clandestinement, le presse de se
cacher». À la fin, il y a toujours de l´espoir…
Josef Roubicek est une sorte d´alter ego de Jiri Weil lui-même et l´on aura
pu s´apercevoir en lisant ces dernières lignes que le roman Vivre avec une
étoile-réédité en français en septembre 2023 aux éditions Denoël – est
largement inspiré par l´expérience de l´auteur pendant la guerre. Il faut dire
que pendant l´Occupation –comme l´a rappelé le traducteur Xavier Galmiche dans
une interview accordée fin décembre à la Radio Prague International –la
situation s´est particulièrement durcie à partir de 1942 avec une systématisation
de la déportation de la population juive, en général vers le camp de transit de
Terezin avant le déplacement vers de différents camps d´extermination sur le
territoire polonais, mais Jiri Weil a eu quand même un peu de chance comme
l´affirme Xavier Galmiche : «Il a bien sûr eu une vie extrêmement pénible,
il en parle dans Vivre avec une étoile, mais il a été protégé par deux choses :le
fait qu´il se soit marié avec Olga, dix jours avant l´entrée d´une loi qui
faisait sauter la protection du membre juif d´un couple mixte. Il a été sauvé
in extremis par une sorte de juridisme qui continue à fonctionner dans la
Prague du Protectorat qui fait que si on est un peu protégé par une loi, ça
marche. Ensuite, il a été protégé par son travail auprès de la communauté
juive, dont on voit des échos dans ses romans. Il a été affecté à
l´inventorisation des biens spoliés aux familles juives. C´est donc quelque
chose d´extrêmement compliqué à gérer, bien sûr, avec le conflit moral de
quelqu´un qui survit en voyant les autres partir. À la fin de la guerre, se
sentant très directement menacé, il a, avec la complicité de sa femme et
d´amis, simulé un suicide à partir duquel il se cache. Mais il ne se cachera
que quelques mois».
Jiri Weil s´est singularisé, selon
Jiri Holý, par un style apparemment
plat, froid, sans effusion de sentiments, ce que l´on appelle en Allemagne la
«nouvelle objectivité». Pour Xavier Galmiche, on pourrait qualifier le roman de
Weil, non seulement par son style, mais également par l´espèce de philosophie
qui s´en dégage, comme un roman existentialiste : «On peut considérer que
les romans de Kafka sont des œuvres pré-existentialistes alors que
l´existentialisme n´avait pas de nom. Et pour Weil, c´est un roman
existentialiste qui connaît la philosophie existentialiste dans laquelle il
s´est probablement reconnu».
On a souvent rapproché Jiri Weil de l´écrivain ukrainien Isaac Babel. Selon
Philip Roth, ce que Jiri Weil partageait avec Isaac Babel c´était la capacité
d´écrire sur la barbarie et la douleur avec un laconisme qui semble être en soi
le commentaire le plus féroce que l´on puisse faire sur ce que la vie a de pire
à offrir. Par contre, toujours selon Philip Roth, les émotions qui animaient
Weil étaient plus nettes et moins ambiguës que celles de Babel et Weil
s´avérait être plutôt un conteur qu´un styliste absorbé par une autoanalyse
implacable. Il usait d´ailleurs d´une rhétorique minimaliste.
Si entre 1945 et 1948, Jiri Weil a pu réintégrer pleinement la vie
culturelle tchécoslovaque où il a dirigé la revue Literarny Noviny, sa marge de
manœuvre s´est graduellement amenuisée après l´arrivée des communistes au
pouvoir. Il fut exclu de l´Union des écrivains, essentiellement pour ses
ouvrages d´avant-guerre, mais aussi pour Vivre avec une étoile qui, publié par
la maison d´édition Elk, fut précipitamment retiré des librairies peu après sa
parution. Il a fini par trouver du travail au Musée juif de Prague. Les
documents sur le génocide des juifs tchèques qui ont passé entre ses mains lui
ont inspiré un collage littéraire, Complaintes pour 77297 victimes (Zalozpev za
77297 obetí). Il fut enfin réhabilité en 1958, un an avant sa mort, survenue le
13 décembre 1959 à Prague. En 1960, est paru à titre posthume un de ses livres
les plus emblématiques, Mendelssohn sur le toit (Na strese je Mendelssohn). Aujourd´hui,
les œuvres complètes de Jiri Weil –qui incluent aussi les textes
journalistiques - sont disponibles en Tchéquie grâce au remarquable labeur des
éditions Triáda et du textologue Michal Spirit. Il y a tout un travail
d´informations historiques et de documentation qui nous permet, par des notes,
de reconstituer la trajectoire d´un homme dont les engagements civiques,
politiques et littéraires sont un exemple de persévérance et d´attachement à la
justice et à la liberté, comme en témoignent aussi les textes de ceux qu´il a
fréquentés comme Jiri Kolar (2) ou Jan Vladislav.
Puisse l´étoile de Jiri Weil briller éternellement au panthéon des lettres.
Jiri Weil, Vivre avec une étoile, traduit du tchèque par Xavier Galmiche,
préface de Philip Roth, éditions Denoël, Paris, septembre 2023.
(1) in Le Nouveau Dictionnaire des auteurs : de tous les
temps et de tous les pays, Laffont-Bompiani, Eclectis, 1994. Jan Vladislav a
été forcé l´émigration en 1981. Il a vécu en France où il a largement contribué
à la révélation en France de textes tchèques majeurs dont ceux de Jiri Weil.
(2) Jiri Kolar était un poète et peintre tchèque, décédé à
Prague en 2002.