L´Amérique de Sinclair Lewis.
A deux mois des élections présidentielles
américaines, peut-être aura-t-on envie de lire, comme ce fut déjà le cas en
2016, le roman It can´t happen here (en français, Impossible ici). Ce roman,
publié aux États-Unis en 1935 et paru en français en 1937 chez Gallimard, était
inspiré en quelque sorte par la poussée de l´extrême-droite en Europe et par la
croisade menée contre le président Roosevelt par le gouverneur de l´État de la Louisiane
Huey Long, soutenue par le prêtre ultra- conservateur d´origine canadienne
Charles Coughlin. L´auteur de ce roman –écrit en l´espace de deux mois à peine
- a donc pondu une intrigue où un homme politique, Buzz Windrip, gagne la
présidentielle américaine en 1936 avec un programme populiste promettant du
bonheur pour tout le monde. Néanmoins, après l´investiture, il élimine petit à
petit les garanties civiles, annonce que l´Union Soviétique et le Mexique
constituent de sérieuses menaces, décide de blinder la frontière, proclame la
loi martiale, fait assassiner les dissidents et promeut l´effritement du
système. Le personnage principal du roman est Doremos Jessup, un journaliste
libéral de l´État du Vermont (curieusement, l´État de l´actuel sénateur Bernie
Sanders du Parti Démocrate) qui a du mal à accepter que le peuple soit subjugué
par un clown néo-fasciste, mais se rend compte que beaucoup se complaisent dans
ce délire. Doremos Jessup se radicalise, est arrêté, parvient à s´échapper et
passe à la clandestinité. Ce roman est devenu un best-seller et son adaptation
théâtrale fut jouée pendant cinq ans.
Quelques
décennies plus tard, l´écrivain Philip Roth dans son uchronie The Plot against
America (La conspiration contre l´Amérique) imagine que l´aviateur conservateur
et isolationniste Charles Lindbergh aurait battu Roosevelt aux élections. Tant
Lindbergh que Buzz Windrip avaient avant la lettre une phraséologie proche de
celle de Donald Trump.
L´auteur du roman It can´t happen here (Impossible
ici) est aujourd´hui plutôt oublié, mais il fut autrefois un romancier et un
dramaturge assez populaire et considéré un écrivain majeur dans les années
vingt et trente du vingtième siècle: Sinclair Lewis, le premier écrivain
américain à avoir obtenu, en 1930, le Prix Nobel de Littérature.
Sinclair Lewis est né le 7 février 1885 à Sauk
Centre, un petit village du Minnesota, fondé en 1857 et qui a inspiré Main
Street, le roman que le futur écrivain publiera au tout début des années vingt.
Son père, Edwin J. Lewis, était un honnête et sévère médecin de campagne dont
la discipline et la ponctualité étaient assez proverbiales. Il a pris une part
active à la vie de la communauté en tant que membre des conseils scolaires et
de la Bibliothèque. Sa mère, Emma Kermott, souffrait de tuberculose et est
morte en 1891.
En raison de la mort prématurée de sa femme, Edwin
J. Lewis a dû s´occuper seul de trois enfants (Sinclair et ses deux frères
aînés Fred et Claude). Pressé par ses amis de leur trouver une mère, Edwin J.
Lewis s´est remarié en 1892 à Isabel Werner, une femme que la chronique décrit
comme réservée et maternelle.
Enfant solitaire, Sinclair rêvait d´aventures et de
voyages pour échapper à la monotonie de la vie dans son petit village. Ses
lectures n´ont fait qu´accentuer son goût de l´aventure. Charles Dickens,
Walter Scott, George Grote et Henry Longfellow comptaient parmi ses écrivains
préférés. Son goût de l´aventure et son désir de socialisation l´ont poussé à
s´enrôler, à l´âge de 13 ans, comme tambour (musicien militaire) dans l´armée,
une expérience qui n´a pas longtemps duré.
Après des études secondaires à Oberlin College, un
collège protestant dans l´Ohio, il s´est inscrit à l´Université de Yale d´où il n´est sorti diplômé qu´en 1908
puisqu´il avait -quoique brièvement- interrompu ses études universitaires,
d´abord pour intégrer Helicon Hall, la colonie coopérative fondé par l´écrivain
socialiste Upton Sinclair dans le New Jersey, puis pour se rendre au Panama.
Avant de devenir dans les années vingt un illustre écrivain, il a travaillé
pour des maisons d´édition et a fréquenté plusieurs écrivains de gauche dont,
on l´a vu, Upton Sinclair, Jack London et John Reed.
Ses premiers romans étaient plutôt médiocres. Il a
vécu ses premières années d´écriture grâce à des nouvelles au ton optimiste publiées
-parfois sous pseudonyme - dans des revues à grand tirage comme Collier´s et le
Saturday Evening Post.
C´est enfin au début des années vingt que Sinclair
Lewis a vraiment entamé une carrière d´écrivain prestigieux. Ses romans sont
des chroniques naturalistes de la société américaine moderne, de ses petites
villes, de sa classe moyenne aisée. Ils sont également un portrait au vitriol
de la bigoterie et de l´hypocrisie de la société américaine. Dans ses romans,
Sinclair Lewis s´attaque aussi à la vulgarité affairiste et consumériste ainsi
qu´à la monotonie des villes américaines.
Le déclic s´est produit avec la parution de Main
Street (Grand -Rue) en 1920. Ce
roman est une critique acerbe de la vie de province du midwest américain,
inspiré de la jeunesse de l´auteur à Sauk Center (déguisée sous le nom de
« Gopher Prairie »). Il est devenu un véritable phénomène d'édition, ayant
vendu plus de 100 000 exemplaires en à peine quatre mois. Le roman fut le
plus grand livre à succès du premier quart de siècle aux États-Unis et a également connu un succès critique. Le comité d'attribution
du Prix Pulitzer lui a néanmoins préféré The Age of Innocence (L'Âge de l'innocence) d'Edith
Wharton que Lewis admirait et à qui il a dédicacé son roman suivant. Main Street
tourne autour du personnage de Carol Milford, originaire de la (relativement)
grande ville de Saint-Paul, Minnesota, qui s'installe à Gopher Prairie après son mariage avec le médecin
local, le Dr. Kennicott. Romantique et idéaliste, Carol pense pouvoir embellir
et moderniser la petite bourgade conservatrice, mais sera plutôt étouffée par
son milieu.
Le succès
retentissant de Main Street a fait de Sinclair Lewis le chef de file de
l'école réaliste américaine. Son roman suivant, Babbitt publié
en 1922, est lui aussi devenu un classique. Il met en scène George F.
Babbitt, agent immobilier prospère, pilier de la chambre de commerce de la
ville de Zenith, obsédé par les valeurs matérielles, et pourtant frustré par
son existence centrée sur l'argent et la consommation. L'action se situe dans
l'État américain imaginaire du Winnemac. Le roman, satirique, présente le
premier portrait de l'Amérique des années vingt, obsédée par la
spéculation foncière et l'acquisition d'objets de consommation, devenus
abordables, comme les automobiles ou les réfrigérateurs. Cette classe moyenne
en voie d'embourgeoisement ignore complètement l'art et la littérature.
Le livre suivant,
Arrowsmith, paru en 1925, est un roman mettant en scène un jeune médecin
idéaliste confronté à une profession aussi avide d'argent et de prestige que le
milieu des affaires de Babbitt. Arrowsmith s´est vu décerner le Prix Pulitzer,
mas Lewis le refuse, affirmant qu'il devrait être accordé à un texte mettant en
valeur les qualités positives de l'Amérique, et non à un roman critique comme
le sien.
Dans les années
vingt, Sinclair Lewis a encore publié d´autres romans qui ont assis sa
réputation de grand écrivain dont Elmer Gantry (1927) et Sam
Dodsworth(1929). Elmer Gantry est l´histoire
d'un ancien joueur de football américain devenu
prêcheur itinérant. Elmer Gantry, charlatan cynique, malhonnête et alcoolique,
s'élève dans la société grâce à la religion. L écrivain s'inspire ici de la
figure de Billy Sunday ex-joueur
vedette de baseball, devenu le prêcheur protestant le plus célèbre de son
époque au tournant du XXe siècle. Sam Dodsworth est souvent considéré comme le dernier roman
classique de Sinclair Lewis. Il raconte l'histoire d'un couple d'Américains
dont le mariage s'effondre lors d'un voyage en Europe.
À cette époque, Sinclair Lewis était l´écrivain américain le plus connu au
monde et quasiment toutes ses œuvres vont être adaptées au cinéma. En 1930, son
œuvre fut couronnée du Prix Nobel de Littérature. Il fut le premier écrivain
américain à être honoré de cette distinction. Dans son discours de remerciement
intitulé La peur américaine de la Littérature, il a rappelé les appels au
lynchage dont il avait été victime. Il a également dénoncé l'intolérance de
son pays à l'égard des écrivains ne glorifiant pas la « simplicité
bucolique et puritaine de l'Oncle Sam » et l'individu américain,
« grand, beau, riche, honnête et bon golfeur ».
Toujours d´après
Sinclair Lewis, le réalisme social littéraire décrivant ces changements est vertement
critiqué, au nom d'un idéal de vie américain vertueux défendu par les
institutions universitaires et les académies des arts. Pourtant, il a rappelé
que la nouvelle génération d'écrivains américains (Faulkner, Wolfe, Willa
Cather, Theodore Dreiser et Hemingway, par exemple) s'était déjà
émancipée de ce que Lewis nommait un provincialisme ennuyeux, pour décrire
l'Amérique telle qu'elle était. Aussi espérait- il voir son pays abandonner sa
peur puérile de la littérature réaliste et satirique, pour parvenir à se doter
de ce qui lui manquait, en dépit de ses richesses et de sa puissance, à savoir
une civilisation assez bonne pour satisfaire les désirs profonds de l'être
humain».
Cependant, la
consécration suprême coïncide en quelque sorte avec une nette baisse de qualité
de ses œuvres. Seul It can´t happen here (Impossible Ici) publié, on l´a vu, en
1935 a atteint les sommets de ses livres précédents. Les livres parus dans les
années trente et quarante - hormis It can´t happen here- se vendent très peu.
Sa vie familiale était elle aussi plutôt instable. Il s´est marié et divorcé
deux fois au cours de sa vie (sa première épouse fut Grace Livingstone Hegger, éditrice
du magazine Vogue et la deuxième, la journaliste Dorothy Thomson) et il a eu
deux enfants : de sa première femme est né Wells (prénom choisi en hommage
à l´auteur de la Guerre des Mondes), qui s´est tué en France lors de la Seconde
Guerre Mondiale, et de la deuxième, Michael. Au tout début les années quarante,
il a vu une lueur d´espoir dans l´enseignement. Il a commencé à donner avec un
énorme enthousiasme, d´après les chroniques, un cours d´écriture créative
(creative writing, en anglais) à l´Université du Wisconsin-Madison, Soudain,
après cinq leçons données à un groupe de vingt-quatre étudiants triés sur le
volet, il a annoncé qu´il leur avait déjà enseigné tout ce qu´il savait et a
abandonné Madison le lendemain.
Les dernières
années de sa vie, il les a vécues en voyageant de chambre d´hôtel en chambre
d´hôtel et en sombrant dans ce que l´écrivain argentin Alan Pauls a dénommé
comme le service militaire obligatoire de l´écrivain nord-américain, c´est-à-dire,
l´alcoolisme.
Sinclair Lewis
est mort le 10 janvier 1951, à l´âge de 65 ans, à Rome lors d´un de ses
nombreux voyages. Il est enterré au cimetière Sauk Centre, le village où il est
né.
William Shirer,
un ami de Sinclair Lewis s´est prononcé un jour sur son importance dans
l´histoire de la littérature américaine. Il a affirmé ce qui suit : «Ils
sont assez nombreux les critiques littéraires qui ne tiennent pas Sinclair
Lewis pour un grand romancier. Peut-être n´ont-ils pas tort, si on le compare à
Hemingway, Dos Passos, Scott Fitzgerald
ou Faulkner. Lewis manquait de style. Pourtant, la répercussion de ses
romans sur la vie américaine moderne fut supérieure à celle des quatre autres
écrivains réunis».
Peut-être le
succès récent du roman It can´t happen here (Impossible ici) sera-t-il le début
de la redécouverte de l´œuvre importante de Sinclair Lewis.