Kafka: héritage,
modernité et originalité.
Dans l´entrée qu´il a consacrée à Kafka dans son Dictionnaire amoureux des
écrivains et de la littérature (1), Pierre Assouline regrette que la postérité
n´ait réservé à son ami Max Brod que le
rôle de celui qui, en tant qu´exécuteur testamentaire, a sauvé de l´oubli les
écrits du génie tchèque de langue allemande alors qu´il était lui aussi un
écrivain qui, mort en 1968 à l´âge de 84 ans, a publié plus d´une vingtaine de
livres. Sauver de l´oubli les écrits de Franz Kafka –bravant, à ce qu´il paraît,
les dernières volontés de celui-ci - n´est pas, bien entendu, la moindre des
choses. Peut-on imaginer le monde aujourd´hui sans que l´on eût connu des
œuvres aussi décisives dans l´histoire la littérature universelle que Le
Procès, Le Château, La Métamorphose, Amerika ou À la colonie pénitentiaire ?
Ceci dit, une question taraude l´esprit des amants de l´œuvre de Kafka –qui en
France fut divulguée en premier lieu par l´admirable Alexandre Vialatte- ces
dernières décennies et Assouline se la pose dans l´ouvrage cité plus
haut : Kafka voulait-il vraiment que son ami Max Brod brûle ses écrits
après sa mort, comme il le lui a demandé dans une première lettre fin 1921,
puis une deuxième datée du 29 novembre 1922 ? Pourquoi Kafka ne s´en
est-il pas occupé lui –même ? On pourrait dire en effet que l´histoire est
pleine de non-dits, de sous-entendus, d´insinuations comme nous le rappelle
Pierre Assouline pour qui la question de la trahison a toujours paru vaine.
Franz Kafka et Max Brod qui avaient pratiquement le même âge (un an de
différence à peine, Kafka étant né à Prague le 3 juillet 1883) s´étaient connus
un soir d´octobre 1902 à l´issue d´une conférence à Prague. Ils sont devenus
des amis inséparables. Selon encore Pierre Assouline, à travers tout ce que
Kafka dit de Brod, on perçoit l´aveu de ses propres faiblesses, notamment dans
l´admiration qu´il professe pour l´énergie et l´activisme que son ami déploie
dans son travail littéraire : «Il aimerait tant lui aussi élever les
murailles d´une citadelle afin d´y protéger sa solitude et de la mettre à
l´abri des miasmes du grand dehors. On (re) découvre un Kafka moins casanier
qu´on ne l´a dit, les échos de ses voyages en Europe en témoignent : son
goût des chambres d´hôtel « où (il se sent) tout de suite chez (lui), plus qu´à
la maison vraiment» ; ses lectures de Knut Hamsun et de Joseph Roth, de
Faim et de La Marche de Radetzsky ; le calvaire de son écriture».
C´est chez Max Brod que Kafka a fait connaissance de Felice qu´il a voulu
épouser. Felice Bauer (1887-1960) est une des quatre femmes avec Julie Wohryzek
(1891-1944), Milena Jesenska (1896-1944) et Dora Diamant (1898-1952), que Kafka
aurait aimées. Pour ce qui regarde Felice, une jeune femme issue de la petite
bourgeoisie juive, indépendante, qu´il a rencontrée pour la première fois en
1912, d´aucuns affirment que c´est grâce
à elle que Kafka est devenu écrivain et avancent comme argument la foisonnante
correspondance composée par plus de cinq mille lettres qu´il lui a envoyées
pendant cinq ans où ses tergiversations interminables –deux fiançailles
avortées –ont rendu quasiment folle la pauvre Felice. Kafka était néanmoins
partagé entre l´envie d´une vie familiale et la solitude dont a besoin
l´écrivain pour pouvoir écrire. Quant à Milena Jesenska, les choses commencent
également par une volumineuse correspondance, mais toujours est-il que Milena,
figure flamboyante et anticonformiste, était encore moins incline que
l´écrivain à un compromis durable. Concernant Julie Wohryzek, la liaison fut
brève en raison de la forte opposition du père de Kafka qui a toujours eu une
relation conflictuelle avec son fils. Enfin, Dora Diamant, Berlinoise
d´adoption, était l´incarnation d´un judaïsme authentique, celui des ostjuden
qui ont tellement fasciné Kafka, juif lui aussi. Elle représentait également la
possibilité de rompre avec Prague et le cercle familial et s´installer à Berlin,
mais la tuberculose l´a emporté le 3 juin 1924, raison pour laquelle on fête
cette année le centenaire de sa disparition. À ces quatre femmes importantes
dans la vie de Kafka, on pourrait ajouter dans un autre registre sa sœur Ottla
(1892-1943), la plus jeune de ses trois sœurs et celle qui lui ressemble le
plus, notamment dans sa tentative de s´émanciper de la tutelle du père Hermann
auquel Kafka a écrit une lettre fameuse qu´il n´a jamais envoyée. Curieusement,
ces femmes avaient presque toutes en commun le fait d´avoir été en rébellion
avec leur père et d´avoir réussi à le surmonter, comme nous le rappelait Ruth
Zylbelman dans l´excellente série documentaire –Felice, Milena, Dora et Ottla,
quatre femmes avec Kafka -qu´elle a réalisée pour France-Culture, retransmise
en 2022.
Kafka est un auteur qui a toujours suscité des essais, des études
académiques, des conférences. Il a même inspiré deux fictions uchroniques fort
intéressantes : la nouvelle «La fuite de Kafka» (1965) (2) de l´écrivain
de langue allemande Johannes Urzidil qui a été proche de Kafka, et qui met en
scène Kafka réfugié à Long Island à plus de quatre-vingts ans, et le roman de
Bernard Pingaud, Adieu Kafka ou l´imitation (1990) (3)où Kafka ne serait pas
mort en 1924, mais pendant la seconde guerre mondiale à Dachau. On dirait même qu´à chacun son Kafka. C´est
ce que disait déjà l´écrivain belge Pierre Mertens en 1996 dans sa communication
«Kafka écrivain «engagé» lors de la séance mensuelle du 9 mars de l´Académie
royale de langue et de littératures françaises de Belgique. Il y lançait une
interrogation qui est toujours d´actualité trois décennies plus tard : «Quel
mouvement philosophico-esthétique n´a, au vingtième siècle, revendiqué Franz
Kafka pour l´un des siens, sinon pour pionnier ou pour modèle ?». Ceci
dit, paradoxalement, la question «Faut-il brûler Kafka ?» fut parfois
posée. Et l´on ne parle pas de l´autodafé promu par les nazis en 1933. On
évoque la polémique suscitée par un groupe d´intellectuels communistes en 1946
dans la revue Action. Sous la plume de Daniel Biégel, ce groupe se demandait –un
an à peine après que l´on eut ouvert les portes du camp d´Auschwitz –quel sort
il convenait de réserver à une œuvre noire, moralement nocive, politiquement
réactionnaire, qui ne s´alimente qu´aux mamelles stériles d´un intimisme
petit-bourgeois et à l´absence de toute critique sociale (pour un communiste,
on le sait, tout se mesure à l´aune du social, tout doit être au service de la
révolution). Dans sa communication de
1996, Pierre Mertens rappelait encore que, jusque dans les années soixante, des
voix se sont élevées, en Tchécoslovaquie ou en Union Soviétique, pour mettre en
garde les lecteurs contre une œuvre «décadente», «cosmopolite» (un autre mot
abhorré par les communistes), et pernicieuse, et pour déplorer bien haut que
les intellectuels bourgeois d´Occident se soient détournés, au profit d´un
lamentable héros métamorphosé en insecte, du noble Faust de Goethe, «symbole de
la classe ouvrière» !
On sait que Kafka n´attendait pas de la Révolution d´Octobre l´instauration
d´un avenir radieux, mais comme le souligne encore une fois Pierre Mertens, on
connaît aujourd´hui combien et de quelle manière le progressisme de Kafka s´est
néanmoins formulé et illustré surtout grâce aux recherches de quelques
académiciens, notamment de Klaus Wagenbach, des recherches qui ont mis en
exergue l´intérêt qu´il a de tout temps manifesté pour les questions sociales.
Pourtant, il est on ne peut plus intéressant de constater combien Kafka était
clairvoyant et lucide pour ce qui est des promesses révolutionnaires que les
bolcheviques ont formulées lors de l´avènement du communisme en Union
Soviétique. Dans un entretien avec Gustav Janouch (5), il dit apercevoir déjà
«les sultans modernes» qui ne tarderaient pas à relayer les militants
révolutionnaires : «Je la vois cette puissance des masses, informe, en
apparence indomptable et qui aspire à être domptée et formée. À la fin de toute
évolution révolutionnaire apparaît un Napoléon Bonaparte (…) Plus une
inondation se répand, plus superficielle et plus trouble en devient son eau. La
révolution s´évapore, seule reste alors la vase d´une nouvelle bureaucratie. Les
chaînes de l´humanité torturée sont en papiers de ministères».
Concernant l´utilité –que, je pense, nul ne questionne de nos jours –de
l´œuvre de Kafka, un des essais les plus emblématiques a vu le jour en 1951
sous la plume de Günther Anders : Kafka, pour et contre (4) qui
curieusement ne fut publié en France qu´en 1990 et que Pierre Mertens-qui l´a
découvert comme la plupart du public francophone cette année-là- n´a pas à proprement parler
apprécié. Par contre, Léa Veinstein qui vient de publier aux éditions
Flammarion J´irai chercher Kafka-une enquête littéraire, s´est livrée avec
d´autres contributeurs à une analyse en profondeur de l´ouvrage dans le cadre
de son essai Les philosophes lisent Kafka (Benjamin, Arendt, Anders, Adorno), paru, en dernière édition en
date, en 2021 chez Les éditions de la Maison des Sciences et de l´Homme. Selon Léa
Veinstein, Gunther Anders met l´accent sur ce qu´il dénomme «l´ambiguïté
radicale de Kafka». Kafka pose la question du rapport entre l´homme et le monde
sous l´angle de l´alternative entre appartenance et exclusion. Günther Anders
et Hannah Arendt –son épouse à l´époque - abordent Kafka sous le même prisme
philosophique, mais Anders adopte une perspective différente comme nous le
rappelle Léa Veinstein : «Anders,
lui, semble toutefois poser cette question en inscrivant davantage sa réflexion
à l’intérieur de la tradition philosophique occidentale et dans un dialogue
plus marqué avec Heidegger. La problématique qu’il dégage de sa lecture de
Kafka concerne en effet plus précisément les liens entre deux grandes notions
philosophiques : le monde et l’Être (cette dernière étant absente des
textes d’Arendt). C’est ainsi qu’Anders prend soin de définir la « notion
kafkaïenne de monde » à partir de la non-appartenance (« c’est
l’ambiguïté de la non-appartenance qui contamine la notion kafkaïenne de monde
[…] [qu’il entend le plus souvent comme] la totalité de ce dont il est
exclu »), mais aussi, en un sens plus métaphysique que socio -politique, à
partir de la « notion kafkaïenne de l’être », sans la compréhension
de laquelle, selon lui, l’ensemble de l’œuvre ne peut que rester obscur». Léa
Veinstein reproduit donc un extrait de l´œuvre de Günther Anders pour étayer
ses arguments : «« Le
mot sein a, comme l’écrit Kafka, “une signification double
en allemand” : en tant que verbe, il signifie “être-là” [Da-sein],
et en tant que pronom, “son”, il a le sens de la possession, de l’appartenance
[ihm gehören] […] Ce que décrit Kafka n’est pas tellement l’Étant du
monde avec lequel est l’individu [das “Seiende”], mais bien le fait de
la non-appartenance, donc le non-être [das Nichtsein] ». Léa
Veinstein ajoute : «Si
le point de départ de l’interprétation est commun à Anders et Arendt (qui
posent la question du monde et de la non-appartenance), l’interprétation
d’Anders, elle, glisse vers une interrogation métaphysique sur le double renversement
kafkaïen du monde (dorénavant défini comme ce dont on est
originairement exclu) et de l’être, qui, à cause de cette
exclusion, se transforme en non-être. L’idée de Weltfremdheit,
qu’Arendt aura reprise dans un sens existentiel et politique, est ici investie
d’une forte connotation métaphysique». Plus loin, Léa Veinstein écrit au sujet
de l´«ambiguïté radicale» : «Anders veut donc mettre en avant l’ambiguïté
radicale de Kafka, quelque chose comme une tension indécidable et en elle-même
problématique qui surgit à la lecture de son œuvre. Son livre est à la fois une
prise de partie très forte, voire virulente par endroits, contre Kafka et un
éloge de son travail d’écrivain. Il y a du « pour » et du
« contre ». C’est cette ambiguïté que son livre cherche à dévoiler,
et, si difficile qu’en soit par conséquent la restitution, il convient de
prendre le temps d’en analyser les procédés et les arguments. Il nous faut pour
cela l’analyser dans son double mouvement – sans insister seulement
sur sa critique d’un soi-disant « écrasement » kafkaïen. Il convient
selon nous de ne pas aller trop vite en classant ce livre parmi les lectures
critiques d’extrême-gauche des années 1950, car il constitue, au-delà de
la grille de lecture politique, une véritable entrée dans l’œuvre de Kafka et
met en œuvre des analyses philosophiques et littéraires fines».
Quoi qu´il en soit, la réception
internationale de Kafka fut au fil des ans on ne peut plus enthousiaste via des
auteurs tels Bruno Schulz, Walter Benjamin, André Gide, André Breton, Alexandre Vialatte, Maurice Blanchot, Felix
Bertaux, Bernard Groethuysen, Elias Canetti, plus tard les italiens Claudio Magris, Roberto
Calasso, Pietro Citati et maintenant Giorgio Fontana (6). Sans oublier, bien
entendu, Milan Kundera -qui cite l´humour surréaliste de Kafka comme source
d´inspiration d´écrivains comme Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes ou
Salman Rushdie- ou encore Jorge Luis
Borges. Ce dernier dans son essai Otras Inquisiciones (Enquêtes, en français)
nous réserve un chapitre sur Kafka et ses précurseurs parmi lesquels il place
étonnamment Léon Bloy, prenant surtout comme exemple un conte des Histoires
désobligeantes où l´on a affaire au cas de certaines personnes qui
collectionnent les globes, les atlas, les indicateurs de chemins de fer et les
malles et qui meurent sans être sorties de leur village natal. Curieusement –et
Philippe Muray l´a mentionné en note de bas de page de la «Statue du Quémandeur»,
texte sur Bloy dans son essai Exorcismes Spirituels I(7) -, Kafka lui-même parle
au moins une fois de Bloy. À Gustav Janouch, qui venait de trouver Le Sang du
pauvre chez le bouquiniste, il confie : «Je connais, de Léon Bloy, un
livre contre l´antisémitisme : Le Salut par les Juifs. Un chrétien y
défend les Juifs comme on défend des parents pauvres. C´est très intéressant.
Et puis…Bloy sait manier l´invective. Ce n´est pas banal. Bloy possède une
flamme qui rappelle l´ardeur des prophètes. Que dis-je, il invective beaucoup
mieux. Cela s´explique facilement, car sa flamme est alimentée par tout le
fumier de l´époque moderne»(7).
Que reste-t-il aujourd´hui de l´héritage
de Kafka ? Les écrits de Kafka reflètent les sentiments de la
société du début du XXème siècle. Ses personnages
évoluent dans un monde où les relations qui les régissent leur sont
incompréhensibles, où ils sont livrés, impuissants, à des forces inconnues,
comme dans un cauchemar. La vie est un mystère irrésolu, un labyrinthe dont on
ne connaît pas la sortie et ce qui nous y attend. Kafka étudie la psychologie
de ses personnages face à des situations extraordinaires. Kafka aborde les
thèmes de la solitude, des rêves, des peurs et des complexes. Le personnage est
perdu, déboussolé, il ne saisit pas tout ce qui l'entoure, le lecteur est le
plus souvent dans la même situation.
Le style et le symbolisme de Kafka (8) ont donc
influencé la littérature du vingtième siècle et l´on a même créé en allemand
l´adjectif «kafkaesh» qui donne en français «kafkaïen», un adjectif qui traduit
une situation ou atmosphère absurde et oppressante. Gabriel García Márquez n´a cessé de affirmer
qu´il se sentait redevable à Franz Kafka, qui a montré une nouvelle voie à sa
vie, surtout après qu´il eut lu La Métamorphose. Cette lecture lui a inspiré
son premier conte La Tercera Resignación (La Troisième Résignation).
Franz Kafka est, cent ans après sa mort,
l´auteur d´une œuvre résolument moderne.
(1)Pierre Assouline, Dictionnaire
amoureux des écrivains et de la littérature, éditions Plon, Paris, 2016.
(2) Johannes Urzidil, La fuite de Kafka
et autres nouvelles, traduit de l´allemand par Jacques Legrand, éditions
Desjonquères, Paris, 1992.
(3) Bernard Pingaud, Adieu Kafka ou
l´imitation, éditions Gallimard, Paris, 1990.
(4)Günther Anders, Kafka : pour et
contre, traduit de l´allemand par Henri Plard, éditions Circé, Belval, 1990.
(5) Gustav Janouch, Conversations avec
Kafka, traduit de l´allemand par Bernard Lortholary, éditions Maurice Nadeau,
Paris, 1998.
(6) Giorgio Fontana, Kafka. Un mondo di verità, Sellerio
editore Palermo, mars 2024.
(7) in Philippe Muray, Essais, éditions Les Belles Lettres, Paris, 2015.