Gilles Lapouge,
l´alchimiste de la réalité.
Dans
son édition de septembre 2006, Le Magazine Littéraire l´a surnommé «le voyageur
sentimental». Celui qui a bourlingué un peu partout, en savourant les
spécificités de chaque endroit visité, qui a glorifié dans ses écrits les
richesses du monde, a plus de quatre-vingt-dix ans, mais on dirait que son
esprit aventurier et sa boulimie de mirages ont rajeuni Gilles Lapouge.
Né en
1923 dans une famille de militaires, il a passé son enfance en Algérie et ses
vacances près de Digne, son lieu de naissance. Dans les années quarante, il a fréquenté
Sciences-Po à Paris, mais cet académisme amidonné n´allait pas de pair avec sa
nature nomade et il est parti à l´aventure épaulé par la littérature, ce
terrain, de son propre aveu, de la liberté et de l´égarement. En 1950, il s´est
retrouvé donc au Brésil, recommandé par Fernand Braudel, où il a fait la
découverte du fleuve Amazone qui l´a ébloui. Il a rédigé des articles pour le
grand quotidien brésilien Estado de São Paulo, dont il est devenu le
correspondant à Paris, lors de son retour en France en 1953. Un engagement,
d´ailleurs, auquel Lapouge est toujours resté fidèle. Dans la presse française,
que ce soit au Combat, au Monde, à la télé aux côtés de Bernard Pivot (Ouvrez
les guillemets et Apostrophes) ou à France Culture, la parole de Gilles Lapouge
était chaleureuse et empreinte de sagesse.
Ses
vrais débuts littéraires datent de 1963 avec Soldats en déroute, alors qu´il était
un journaliste mûr et expérimenté et avait déjà écrit, sous pseudonyme, Une blonde à Rio
et Masque
d´amour, à la demande d´un éditeur pour la collection «La série
blonde». En 1969 il publiait Les pirates. Ce livre fait un tour d´horizon sur toutes
catégories de pirates qui ont écumé les mers, à savoir «forbans, flibustiers,
boucaniers et autres gueux de mer», selon la présentation de l´édition de mars
2001, parue dans la collection Libretto chez Phébus. De ce livre, François
Nourissier a fait un commentaire fort élogieux dans le Figaro-Magazine :
«Une sorte de professeur au Collège de France qui disposerait du style de Gracq
et volerait aux altitudes de Saint-John Perse : Lapouge a composé là une
vraie machine à enflammer l´imagination - un piège à rêves». Gilles Lapouge a
écrit surtout des essais comme Utopie et civilisations, Anarchistes d´Espagne (en collaboration
avec Jean Bécarud) et des livres où de petits riens du quotidien, se mêlent à
des impressions de voyages et des réflexions journalistiques comme Bruit de neige, Besoin de
mirages ou En étrange pays. Pourtant, sa connaissance du monde lui
a aussi inspiré des romans comme Les folies Koenigsmark, L´incendie de Copenhague, La bataille de Wagram ou Mission des frontières. Dans son roman Le bois des amoureux, par exemple, la mémoire de l´écrivain et les
souvenirs d´enfance sont au rendez-vous d´une fiction où l´on retrouve un
professeur – Monsieur Judrin, le protagoniste-rêveur, un soldat cantonnier, un
curé philosophe et toute une gamme de personnages haut en couleur qui évoquent
la France provinciale de l´entre-deux-guerres. Son œuvre fut couronnée de nombreux prix dont
le Prince Pierre de Monaco en 1990, le Grand Prix Henri-Gal de l´Académie
Française, en 2002 et le Grand Prix de Littérature de la Société des Gens de
Lettres en 2006.
Les
éditions Albin Michel ont récemment publié un nouveau recueil de textes de
Gilles Lapouge au titre assez suggestif et plutôt cocasse : Maupassant, le
sergent Bourgogne et Marguerite Duras. On retrouve dans ces chroniques ou
essais-dont certains ont paru autrefois dans la collection «Grands auteurs »
de France –Loisirs- toute la verve de Gilles Lapouge, son enthousiasme pour la
littérature mais aussi pour la vie en général.
Le
grand écrivain russe Varlam Chalamov a écrit un jour que les livres sont ce que
nous avons de meilleur en notre vie, ils sont notre immortalité. Ce recueil de
Gilles Lapouge ne fait que confirmer ces sages paroles. Gilles Lapouge nous
explique lui-même la magie des mots : «Un livre est une usine, la plus
petite du monde et la plus robuste. Oubliez un roman dans la cave. Vingt ans
plus tard, soufflez sur la poussière qui emmitoufle ses pages et vous entendez
du bruit. Des bielles, des pistons vont et viennent. On dirait qu´un cœur se
remet à battre et Mme Bovary appelle Rodolphe. Et le prince André meurt à la
bataille de Borodino».
Ce
recueil s´intitule Maupassant, le sergent Bourgogne et Marguerite Duras, mais
il aurait pu tout aussi bien s´appeler Nabokov, le personnage August ou Jack
London, non seulement parce que la littérature étrangère y a une place de choix
au même titre que la langue française, mais aussi parce que les papillons de
Nabokov, August, personnage de trois romans de Knut Hamsun, ou les aventures de
Jack London sont tout aussi importantes et font également l´objet du regard
d´entomologiste de Gilles Lapouge.
Quand
on pense aux États-Unis, à cette vieille Amérique profonde, puritaine et
repliée sur elle-même, on n´oublie certainement pas qu´il y a une autre
Amérique inventive, ouverte et cosmopolite qui au dix-neuvième siècle (et
jusqu´au début du vingtième siècle) était représentée par Henry James que
Gilles Lapouge évoque dans «Henry James entre les deux rivages de l´Atlantique».
Né à New York, le 15 avril 1843, il a visité l´Angleterre et la France dès son
âge le plus tendre-il se rappellera toute sa vie qu´il a admiré, prouesse peu
commune, la colonne Vendôme à deux ans-et plus tard a vécu en Europe. Dans son
adolescence, à Paris, il fut inscrit dans une école inspirée par l´utopiste
Charles Fourier. Il s´est enivré de littérature, pouvant sans mal reconnaître
certains endroits qu´il visite grâce au souvenir des livres qu´il a lus. Devenu
écrivain, il a fréquenté les grands auteurs français et anglais de l´époque.
Aux Etats-Unis, on ne l´aime guère. On le tient pour un «écrivain dégénéré», ou
«répugnant», un «déraciné efféminé». En France,
il est apprécié mais on se trompe de lecture : «on le voit soit
comme un écrivain réaliste dans la grande ombre de Balzac, soit comme un Paul
Bourget un peu perfectionné». Thomas Hardy le ridiculise, H.G.Wells déteste son
«esthétisme stérile», en France dans les années soixante-dix, quelques
décennies après sa mort, son œuvre est au zénith, du moins les structuralistes
en font-ils leur miel. Quoi qu´il soit, Henry James était sans conteste un
maître de la nouvelle. Il pouvait à coup sûr faire sienne la «trompeuse
limpidité» qu´il admirait chez Guy de Maupassant».
Vladimir
Nabokov, épris de papillons, de lacs et de prairies qui l´ont fait se nicher
avec sa famille dans la paisible Suisse dans les deux dernières décennies de sa
vie, Vladimir Nabokov, issu de la noblesse russe qui parlait très couramment,
outre le russe bien entendu, le français, l´anglais et l´allemand, ne s´encombrait pas
d´indulgence et tirait à boulets rouges sur nombre d´autres écrivains
fussent-ils contemporains ou classiques. Gilles Lapouge nous le rappelle :
«Albert Camus est «horrible» et Sartre est pire. Dostoïevski est un journaliste
verbeux, un comédien de boulevard. Ezra Pound est un crétin. Pasternak un pauvre
romancier, comme Thomas Mann ou Faulkner. Gorki, Romain Rolland ou Tagore sont
des «médiocrités formidables». Balzac et Stendhal sont plats et Joseph Conrad
scintille comme une boutique de souvenirs exotiques…».Pourtant, Nabokov-qui, vivant et enseignant aux États-Unis, regrettait
d´avoir échangé le russe contre ce qu´il dénommait à tort un anglais de second
ordre- était l´éblouissant romancier d´Ada ou l´ardeur et surtout de Lolita, histoire
d´une nymphette de 12 ans qui a séduit Humbert Humbert, professeur de
littérature. Le livre, on le sait, a fait scandale et fut d´abord publié en
France en 1955 chez Olympia Press que dirigeait
Maurice Girodias, un éditeur qui publiait pas mal de livres
pornographiques. De nos jours, la société est encore moins tolérante vis-à-vis
de ce genre d´histoires. Aujourd´hui, Nabokov serait, soyons-en sûrs, cloué au
pilori. Ce qui est étrange, c´est que Nabokov a affirmé que les nymphettes, il
n´y connaissait rien du tout : «Lolita n´a pas de modèle. Elle est née dans
mon esprit. Elle n´a jamais existé. En fait, je ne connais pas bien les petites
filles. Quand j´y pense, je crois ne pas connaître une seule petite fille».
Nabokov était-il sincère ? Ce n´est pas là la caractéristique première
d´un romancier. Et pour cause, dirait-on…
Un
autre écrivain controversé dont Gilles Lapouge brosse le portrait est Georges
Simenon. Le créateur du commissaire Maigret, l´écrivain qui a écrit des
milliers de pages, que Gide a célébré comme «notre plus grand romancier»,
admiré par Camus, Greene, Benjamin ou Faulkner, Georges Simenon a atteint la
gloire alors que les intellectuels renâclaient devant le polar, le genre où il
a excellé. Lapouge nous explique ce qui a
fait en quelque sorte son succès : « «L´art poétique» de l´auteur des
Maigret est limpide. Austère. Rien ne doit distraire le lecteur de l´histoire
qu´il est en train de lire(…) Seulement la phrase. Les mots nécessaires. Les
mots inévitables et comme fatals. Mais alors, ne va-t-on pas se vouer à une
écriture terne ? Non. À une écriture superbe car elle est invisible».
Un des
textes les plus amusants de ce livre s´intitule «Un jour dans la forêt
amazonienne, j´ai inventé une langue» où Gilles Lapouge évoque des souvenirs de
son séjour au Brésil. Il y est question des faux-amis en grammaire (mots qui
ressemblent à des mots d´une autre langue, mais de sens différent) comme «luto»
qui en portugais signifie «deuil» et non pas «lutte» (en portugais «luta»)
comme le croyait l´auteur, mais aussi d´une visite en Amazonie où on lui a présenté
un professeur de français avec lequel il a entamé un dialogue de fous puisque
ledit professeur parlait à peine le français-il le baragouinait, à vrai dire-
et n´était visiblement pas satisfait de voir débarquer un Français susceptible
de découvrir le pot aux roses. Gilles Lapouge ne l´a pas dénoncé et ils ont
improvisé une langue avec des bribes de français et d´autres langues!
D´autres
écrivains passent sous la plume élégante de Gilles Lapouge : Thomas Mann,
Somerset Maugham, Tolstoï, Nicolas Bouvier, Baudelaire, Poe, Steinbeck. Zweig,
Colette et quelques autres.
Pour Gilles Lapouge, l´écrivain est le grand
alchimiste de la réalité, il n´y a pas de choses vraies ou de choses fausses,
tout ce qui est écrit est vrai, comme il l´a souligné dans l´entretien paru
dans l´édition déjà lointaine du Magazine Littéraire que j´ai citée plus haut.
Avant cette affirmation, Anne-Marie Koenig lui avait néanmoins posé une
question plus particulière, mais tout aussi importante : «Qu´est-ce qu´un
romancier selon vous ?» La réponse de Gilles Lapouge est, on dirait bien,
l´ex-libris de sa personnalité même : «C´est quelqu´un qui ne supporte pas
de n´être que lui-même. Le romancier écrit pour faire éclater les limites de
son destin et s´approprier tous les autres. Le destin appartient à l´arbitraire
et à la solitude. Moi, la solitude me tue. Je veux toujours être l´autre,
beaucoup d´autres…».
C´étaient
les réflexions d´un voyageur sentimental, qui voyage probablement pour éluder
la solitude, pour avoir d´autres vies, ou simplement pour collectionner des
mirages…
Gilles
Lapouge, Maupassant, le sergent Bourgogne et Marguerite Duras, éditions Albin
Michel, Paris, février 2017.