Miljenko Jergovic |
Velibor Colic |
Miljenko Jergovic et
Velibor Colic : l´histoire et la fiction.
Il y a
vingt ans, la Bosnie-Herzégovine sombrait dans une guerre atroce et
sa capitale Sarajevo, un creuset de cultures où jadis les chrétiens
(fussent-ils catholiques ou orthodoxes) et les musulmans se
fréquentaient dans une convivialité quasiment fraternelle,
devenait le théâtre des combats les plus cruels et irrationnels.
Les démons de la vieille Europe que l´on croyait à jamais révolus
refaisaient surface avec leur cortège de viols, d´épuration
ethnique et de camps de concentration.
L´imaginaire
de Sarajevo est néanmoins peuplé d´autres mémoires, de force
souvenirs où la violence avait déjà laissé son empreinte de façon
indélébile dans l´histoire européenne du vingtième siècle. On
sait que l´attentat perpétré par Gavrilo Princip contre l´archiduc
François- Ferdinand qui a déclenché la première guerre mondiale a
eu lieu à Sarajevo. On n´ignore pas non plus que lors de la seconde
guerre mondiale l´ancienne Yougoslavie dans son ensemble fut la
proie de tensions nationalistes qui ont poussé certaines
républiques, notamment la Croatie par le biais des honteux
oustachis, entre les bras de l´occupant nazi.
En
France, ont paru ces derniers mois deux romans qui ont remis à
l´ordre du jour les années précédant les deux grandes guerres
mondiales du vingtième siècle, deux romans écrits par deux jeunes
écrivains de la même génération, d´origine croate et dont la vie
est étroitement liée à Sarajevo: Ruta Tannenbaum de Miljenko
Jergovic et Sarajevo Omnibus de Velibor Colic.
Miljenko
Jergovic, né en 1966 à Sarajevo justement, en est à son cinquième
livre traduit en français (toujours chez le même éditeur, Actes
Sud) après Le jardinier de Sarajevo et Buick Riviera(2004), Le
palais en noyer(2007) et Freelander(2009). Curieusement, Ruta
Tannenbaum est disponible en français avec un considérable retard
par rapport à la version originale croate, parue en 2006. C´ est
sans doute le roman le plus polémique de cet auteur réputé, vivant
à Zagreb (où il travaille également comme journaliste) depuis
1993.
L´héroïne
du roman Ruta Tannenbaum est en fait inspirée par la figure de Lea
Deutsch, une fillette juive de Zagreb devenue une vedette du Théâtre
national croate dans les années trente du vingtième siècle. Ruta
est la fille de Salomon Tannenbaum et d´ Ivka Singer et
petite-fille du vieil Abraham Singer vendeur de marchandises
coloniales dans la rue Mesnicka. Sa fille Ivka connaît pas mal de
prétendants mais Abraham rechigne à donner la main de sa fille au
premier venu. Quand on est trop exigeant, on risque de se décevoir
un jour et Ivka finit par épouser le maladroit Salamon Tannenbaum
qu´ Abrahaml ne tient pas dans un premier temps en haute estime. La
maladresse de Salamon se voit dès le début du roman où,
s´apprêtant à s´attabler dans la brasserie de sa prédilection
dans une belle journée de l´année 1920, il se moque du fait
qu´elle ne porte plus son ancien nom, du temps de l´empire
habsbourgeois, et ne peut s´empêcher d´s´exclamer, en lançant
son chapeau sur le perroquet à l´autre bout de la salle comme il le
faisait autrefois : «Voilà Moni qui arrive chez l´empereur
d´Autriche !», à quoi les ivrognes lui répondent: «Longue
vie à l´empereur !». Or, dans la brasserie - qui ne
s´appelle plus Chez l´empereur d´Autriche, mais Les trois Cerfs,
par imposition des nouvelles autorités municipales yougoslaves- se
trouvent deux gendarmes qui, à peine Salomon a-t-il le temps de
retirer les papiers d´identité demandés, lui appliquent une
claque avant de le rouer de coups plus tard au sous-sol de la
gendarmerie. Salomon, égaré pendant un temps, a du mal à
comprendre ce qui lui arrive, mais, personnage un tant soit peu
timbré, il rejoint une société plus ou moins secrète aux mœurs
un peu étranges. Quoi qu´il en soit, il ne vole pas la vedette dans
le roman à sa fille Ruta Tannenbaum, une fillette talentueuse
devenue une sorte de Shirley Temple yougoslave qui fait un tabac sur
la scène zagreboise sous les yeux attendris d´Amalija Morinj qui,
privé d´un fils emporté par une maladie, reporte sur sa jeune
voisine tous ses espoirs, tant et si bien qu´elle parvient à
rendre jalouse Ivka, la mère de Ruta. Mais si l´intrigue du roman
tourne autour de la figure de Ruta, Miljenko Jergovic a excellé
encore une fois-comme on l´avait vu dans ses romans précédents- à
reproduire l´atmosphère de l´époque. Dans une fiction grouillante
de personnages hauts en couleur, typiques de cette mosaïque de
cultures que renferment les Balkans (où l´on voit même figurer
l´ombre fugace du grand intellectuel Miroslav Krleza), Jergovic
pousse indirectement ses lecteurs à réfléchir sur l´hypocrisie
d´un monde où l´on sacrifie les affinités, les complicités, la
convivialité d´une vie sur l´autel de l´idéologie et de
sentiments prétendument purs, mais baignant à vrai dire dans
l´abjection la plus honteuse.
Quand
en 1941, l´Allemagne nazie a envahi la Yougoslavie, les forces du
Troisième Reich ont parrainé la mise en place d´un État
indépendant croate, ultra –nationaliste, commandé par les
oustachis (du croate Ustase, insurgés), issus d´un mouvement
antisémite, fasciste et catholique, fondé en 1929 par Ante
Pavelic. Ce mouvement fut à l´origine du meurtre du roi Alexandre
Ier en 1934 à Marseille (dans cet attentat fut également tué le
ministre français Louis Barthou). L´État croate a mené une
politique de purification ethnique visant les Juifs, les Serbes
(orthodoxes pour la plupart) et les Tziganes. Soit ils massacraient
les habitants par villages entiers, soit ils promouvaient des rafles
de milliers de personnes qui étaient ensuite acheminées vers des
camps d´extermination, notamment ceux de Jasenovac et Stara
Gradiska. Cet État croate fut un des plus sanguinaires de tous les
Etats collaborationnistes de la seconde guerre mondiale. À la fin de
la guerre, nombre d´oustachis ont pu s´enfuir en raison de force
complicités et Ante Pavelic, le fondateur du mouvement, est mort
tranquillement en 1959 à Madrid où il avait vécu ses dernières
années sous l´aile protectrice du caudillo Francisco Franco. Avant
de s´être fixé dans la capitale espagnole, Ante Pavelic avait déjà
bénéficié de la protection du Vatican d´abord, puis de Juan
Domingo Perón en Argentine.
J´ai
rappelé ces faits historiques puisqu´il en est question dans le
roman de Miljenko Jergovic. Ruta, après l´avènement du régime
oustachi, est mise au ban, condamnée à la négation sociale par ses
concitoyens. Les nouveaux maîtres de Croatie semaient la violence et
se servaient des méthodes les plus iniques pour atteindre leurs
buts. Une scène d´agression gratuite décrite dans la dernière
partie du roman en est l´illustration suprême.
Velibor
Colic est né en 1964 à Modrica, mais a fait ses études à
Sarajevo. Il a été enrôlé dans l´armée bosniaque lors de la
guerre des Balkans il y a vingt ans, ce après avoir perdu sa maison
et ses manuscrits, brûlés dans un incendie. En mai 1992, il a
déserté, puis il fut fait prisonnier, mais au mois d´août de la
même année il est parvenu à s´échapper et s´est réfugié en
France. Il fut pendant quelque temps accueilli à Strasbourg par le
Parlement des écrivains et s´est fixé à Douarnenez, en Bretagne
où il vit toujours et organise des ateliers d´écriture. Dans une
interview récente (mise en ligne le 6 avril) accordée à
Jean-Arnault Derens du quotidien La Libre Belgique, Velibor Colic a
reconnu un sentiment d´étrangeté toutes les fois qu´il se déplace
en Bosnie : « Sarajevo,
explique-t-il, reste une ville qui vit, qui
bouge. Il y a quelques années, quand je revenais, il me fallait 48
heures pour me sentir à nouveau chez moi. Maintenant, il me suffit
de 24 heures. Par contre, dans ma ville natale de Modrica, qui
appartient désormais à la Republika Srpska, je me sens aussi
étranger que si j’étais sur une autre planète.». D´autre part,
il exclut toute possibilité d´un retour définitif là-bas :
«J´ai loué une langue, le français. Ce
n’est pas la mienne, je n’en suis pas le propriétaire, mais
c’est comme dans une maison qu’on loue : on finit par s’y
sentir à l’aise.»
Il a
défrayé la chronique en 1994 en publiant Les Bosniaques, écrit en
serbo-croate tout comme les livres suivants jusqu´en 2008 l´année
où est paru Archanges, son premier roman écrit directement en
français. En 2010, il a publié Jésus et Tito et en avril dernier,
enfin, Sarajevo Omnibus.
L´auteur
avertit les lecteurs en guise d´introduction : «Le texte qui
suit est une œuvre de fiction avec des personnages historiques. Il
n´est donc pas une interprétation historique, encore moins une
analyse scientifique, juste un roman, imaginé et conçu comme un
omnibus cinématographique, comme cinq chapitres d´une même
histoire». Et plus loin : «Ce n´est qu´une fiction. J´ai
voulu l´imposer comme une histoire vraie, parce que, par essence,
chaque roman est vrai. Le romancier, dixit Milan Kundera, n´a de
comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès ».
Le
roman a comme toile de fond le meurtre de l´archiduc François –
Ferdinand et l´archiduchesse Sophie à Sarajevo en juin 1914. La
plupart des personnages du roman ont en commun le fait d´avoir
assisté d´une façon ou d´une autre à cet attentat.
Un des
personnages est Gavrilo Princip lui-même, celui par qui la guerre a
indirectement éclaté, qui nous est décrit comme un jeune de
condition modeste mais aux dons intellectuels précoces, sachant déjà
compter jusqu´à mille à l´âge de cinq ans et écrire avec les
deux mains à six ans, avec la main gauche en cyrillique et avec la
main droite en alphabet latin. Malgré ces dons tellement vantés,
il devient pourtant un lycéen médiocre et finit par rejoindre une
organisation secrète terroriste prônant la réunion de tous les
Slaves du sud sous la bannière serbe, dénommée la Main Noire et
dirigée par le chef de renseignements serbe, le colonel Dragutin
Dimitrijevic Apis. Cette organisation encourage des mouvements
politiques comme le Mlada Bosna (Jeune Bosnie) à Sarajevo. Ces
mouvements sont financés par Viktor Artamanov affairiste russe
illuminé qui le fait au nom du tsar. De cette mouvance fait aussi
partie pour un temps, sans qu´il y eût jamais joué un rôle
important, le grand écrivain Ivo Andric. «Homme de réflexion
plutôt qu´un homme d´action, préférant l´ ombre littéraire à
l´héroïsme, les univers imaginaires au réalisme sec de cette
époque sordide», comme l´écrit le narrateur, le futur auteur du
Pont sur la Drina et de La chronique de Travnik et futur Prix
Nobel(1961) est arrêté à la suite de l´assassinat de l´archiduc,
mais aussitôt libéré faute de preuves.
D´autres
personnages enrichissent cet omnibus comme, par exemple, le rabbin
Baroukh Abramovicz, philosophe et poète, qui reçoit dans la nuque
une des cinq balles destinées à l´archiduc, ou Nikola
Barbaric grand-père de l´auteur qui a eu quatre épouses et fut
donné pour mort à plusieurs reprises. Ou encore d´autres figures
liées à Sarajevo mais qui n´étaient pas présents lors de
l´attentat tels Alexandre Wittek, architecte, poète, peintre et
maître d´échecs, qui fait construire le Conseil(Vijecnica),
édifice de l´hôtel de ville et meurt dans un hôpital
psychiatrique en 1894, et un ami de Carl Orff, Ernst Rosenbaum, qui
expliquait ses plaisirs charnels et homosexuels par les textes d´un
obscur écrivain romantique, Otto Von Loeben dit Isidorus Orientalis,
et qui, en tant qu´agent de la Gestapo, a sévi dans la ville
bosniaque pendant la seconde guerre mondiale avant d´être assassiné
.
Ces
deux romans, Ruta Tannenbaum et Sarajevo Omnibus, nous montrent que
Miljenko Jergovic et Velibor Colic sont deux admirables conteurs et
que la mémoire des événements survenus de tout temps dans la
région des Balkans ne cesse de nourrir la culture européenne.
Miljenko
Jergovic, Ruta Tannenbaum, traduit du croate par Aleksandar Grujicic
avec la collaboration d´Elisabeth Beyer, Actes Sud, Arles, 2012
Velibor
Colic, Sarajevo Omnibus, Gallimard, Paris, 2012
P.S-
Les livres précédents de Velibor Colic cités dans l´article ont été publiés chez Galilée(le premier) et chez Gaïa(les deux autres). D´autre part,sur un sujet tout autant «yougoslave» il vient de paraître aussi
le roman d´Igor Stiks, Le Serpent du destin (aux éditions Gaalade),
traduit par Jeanne Delcroix-Angelovski. Enfin, à tous ceux
qui s´intéressent à la culture des Balkans, je suggère le
portail francophone Le Courrier des Balkans (balkans.courriers.info).