Postdammer Platz, Berlin, années 30.
La tragédie de Vera
Kaplan.
Dans les nombreux débats ayant lieu en Allemagne et ailleurs sur le sort
tragique des Juifs dans la seconde guerre mondiale, il est souvent question d´une
absence d´esprit de révolte dont beaucoup ont fait montre, comme si le
cauchemar qu´ils étaient en train de vivre était le fruit du destin, comme si
rien ne pouvait effacer ou plutôt changer ce qui s´ébauchait de façon
insoutenable devant leurs yeux. Comme si c´était encore un nouvel épisode-et
malheureusement c´en était un, en fait-de l´interminable calvaire éprouvé le
long des siècles. Comme si c´était une faute à expier.
Néanmoins, il est une vérité encore plus insoutenable à telle enseigne qu´un Juif aurait du mal ne
serait-ce qu´à la chuchoter : la dénonciation d´un Juif par un autre Juif
afin de se sauver soi-même ou de sauver ses proches.
Laurent Sagalovitsch |
Cette question est au cœur du dernier roman de Laurent Sagalovitsch, Vera
Kaplan, paru en août dernier aux éditions Buchet/Chastel. C´est un court roman
(cent-cinquante pages environ) qui a reçu quelques critiques élogieuses, mais
qui n´a été couronné d´aucun grand prix littéraire, bien´il eût été finaliste
du prix des lecteurs de L´Hebdo (sages lecteurs que ceux de ce prestigieux
hebdomadaire suisse) et finaliste également du prix du Parisien Magazine. Cette
constatation ne prouve que l´indigence du choix de certains prix littéraires
(pas tous, heureusement), mais cela est une autre histoire et ce n´est pas mot
but ici de faire un quelconque procès contre les jurés de ces prix-là ou de
mener une enquête sur ce qui se cache derrière l´attribution de ces distinctions littéraires.
Pour écrire Vera Kaplan, Laurent Sagalovitsch s´est inspiré de l´histoire
de Stella Goldschlag, une Juive allemande qui a collaboré à la traque de Juifs
cachés à Berlin. Cette attitude lui a valu d´être surnommée Geifer (le
grappin). On estime entre 600 et 3000 mille le nombre de personnes capturées en
raison des renseignements apportés par Stella Goldschlag qui, à la fin de la
guerre, fut condamnée à dix ans d´ emprisonnement.
Dans Vera Kaplan, l´histoire commence dans les années quatre-vingt-dix à
Tel- Aviv. Un homme (qui vit régulièrement à Montréal) y séjourne dans
l´appartement qui avait appartenu à sa mère, décédée, victime d´un cancer à
cinquante ans. Un jour, il reçoit un
courrier en provenance d´Allemagne adressé à sa mère et signé par un
certain M.Krauss, exécuteur
testamentaire. C´est ainsi qu´il apprend l´existence de sa grand-mère dont sa
mère, adoptée dans l´enfance, ne lui avait jamais parlé. Cette grand-mère
répondait au nom de Vera Kaplan. Elle avait mis fin à ses jours et son notaire
avait l´épineuse tâche de retrouver la fille de Mme Kaplan à qui elle avait
laissé-ou, par défaut, à ses descendants légitimes- l´ensemble de ses biens. Parmi
ses affaires, il y avait un document où Vera Kaplan racontait sa vie et une
sorte de journal des années de guerre que son petit-fils va donc nous faire
connaître.
Vera Kaplan était issue d´une famille juive pleinement intégrée dans la
société allemande, son père étant journaliste au Berliner Tageblatt où il
s´occupait de la rubrique Sport. Lorsque le führer Adolf Hitler est arrivé au
pouvoir, on a senti venir le danger mais, au fond, on croyait que la barbarie n´allait
pas déferler sur l´Allemagne et sur l´Europe, que la sagesse allait prévaloir
sur l´ignominie. C´était ainsi un peu partout et de même chez Vera. Devant l´inquiétude de sa femme, le journaliste usait de l´humour pour
la rendre tranquille : «Un mois, tu entends, ma petite Klara adorée, dans
un mois on n´entendra plus parler de lui, et tu verras, ils l´enverront se
faire soigner à l´hôpital de la Charité, je te parie que sa chambre est déjà
prête, une belle petite chambre pas plus grande que notre cave où on pourra lui
rendre visite, oh, pas longtemps bien sûr, cinq minutes peut-être, juste le
temps de lui offrir une boîte de chocolats».
Toujours est-il que ce qui paraissait inconcevable s´est bel et bien
produit. Les slogans racistes se multipliaient au fil des jours et les Juifs
étaient la cible de ces attaques d´une violence inouïe: «Les pancartes
suintantes de haine indiquaient l´appartenance de telle boutique à un membre de
la communauté juive et appelaient à la boycotter. Les troupeaux de la Jeunesse
hitlérienne, fiers et arrogants, défilant en ordre impeccable dans les rues de
Berlin, entonnant des chants dédiés à la gloire de leur chef, sous le regard
admiratif d´une foule conquise qui applaudissait à tout rompre. Cette même
foule amassée sur Unten den Linden regardant passer son Chef en lançant des
hourras enthousiastes, en poussant des hurlements hystériques, en trépignant de
joie comme des gamins. Leurs regards éperdus d´admiration, la dévotion fébrile
d´un peuple qui avait cessé de penser par lui-même, qui s´en remettait à la
seule volonté d´un homme qui n´était plus un homme mais un Dieu, un Dieu terrible, sûr de lui, ivre de
puissance, mandaté pour amener son peuple à côtoyer l´olympe de l´Histoire». Et
puis, il y a eu la Nuit de Crystal, les synagogues incendiées, les humiliations
quotidiennes…
Vera et ses parents ont fini par être arrêtés. Afin d´empêcher la
déportation de ses parents dans un camp d´extermination, elle a accepté de
collaborer avec la Gestapo en dénonçant d´autres Juifs. Avec la complicité de
Karl- dont elle a fini par s´éprendre-elle parcourait la ville de Berlin, en se
faisant passer parfois pour une résistante, pour dénicher des Juifs qui se
cachaient tant bien que mal. Une flétrissure qui n´a servi à rien. Elle n´a pu
sauver ses parents. Comment pouvait-on, d´ailleurs, faire confiance à des
nazis ? On n´y pense pas quand le désespoir s´empare de soi-même…
Quand Vera Kaplan écrit en quelque sorte ses confessions, les paroles du
procureur lors de son procès résonnent encore dans son esprit. Des paroles
éclairantes à plus d´un titre puisque si elles sont tranchantes et sans
concession sur quelqu´un qui n´a pas hésité à envoyer des innocents à la mort,
il y perce quand même un peu d´indulgence ou plutôt de condescendance face aux malheurs
de la condition humaine : «Oui, et je le dis avec toute la gravité dont je puis
être capable, conscient du tragique presque insupportable de mes dires mais
restant assez lucide pour ignorer ce qu´aurait pu être ma conduite confrontée à
ce dilemme infernal, car qui ici, dans cette salle, dans cette ville, dans ce
pays où se sera tenue la plus effroyable des tragédies, qui donc peut se lever
et dire avec la certitude la plus implacable, en toute conscience, moi je sais
qu´entre une vie déchue et une mort louable, j´aurais opté pour la mort,
qui ?»
La fragilité de la condition humaine dans l´Allemagne hitlérienne s´est
traduite certes par la délation, mais aussi par l´abjection de ceux qui devant
la barbarie se sont vautrés dans le déshonneur en soutenant le totalitarisme
nazi. En épigraphe de ce magnifique roman, l´auteur a su choisir les mots
justes, celles du philosophe et musicologue français Vladimir Jankélevitch dans
L´Imprescriptible : «Qu´un peuple aussi débonnaire ait pu devenir ce
peuple de chiens enragés, voilà un sujet inépuisable de perplexité et de
stupéfaction. On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des
chiens ? Je l´avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les
chiens. Des chiens n´auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à
faire des piqûres de phénol dans le cœur des petits enfants…»
Laurent Sagalovitsch, né en 1967, à Montreuil (France) est un écrivain
franco-canadien installé depuis 2009 à Vancouver. Il fut critique littéraire à
L´Événement du Jeudi (hebdomadaire français aujourd´hui disparu), au magazine
Les Inrockuptibles et au quotidien Libération. Il anime depuis 2011 un blog sur
Slate.fr intitulé «You will never hate alone».
Il est l´auteur de cinq romans précédant Vera Kaplan, tous publiés chez
Actes Sud : Dade City (1996), La canne de Virginia (1998), Loin de
quoi ? (2006) La Métaphysique du hors-jeu (2010) et Un Juif en cavale
(2013).
Avec Vera Kaplan, Laurent Sagalovitsch s´affirme comme un des noms que l´on
ne saurait plus ignorer dans la littérature française contemporaine.
Laurent Sagalovitsch, Vera Kaplan, collection Qui Vive éditions
Buchet/Chastel, Paris, août 2016.